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 Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Propagande.

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Inaya
Plume d'Eau
Inaya


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Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Propagande. Empty
MessageSujet: Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Propagande.   Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Propagande. Icon_minitimeSam 23 Juin - 15:10

Propagande.

Quand j’eus huit, neuf, dix ans, mon père songea à la politique. Né pour plaire
et pour combattre, improvisateur et conteur d’anecdotes, j’ai pensé plus tard
qu’il eût pu réussir et séduire une Chambre, comme il charmait une femme. Mais,
de même que sa générosité sans borne nous ruina tous, sa confiance enfantine
l’aveugla. Il crut à la sincérité de ses partisans, à la loyauté de son
adversaire, en l’espèce M. Merlou. C’est M. Pierre Merlou, ministre éphémère,
plus tard, qui évinça mon père du conseil général et d’une candidature à la
députation; grâces soient rendues à Sa défunte Excellence!

Une petite perception de l’Yonne ne pouvait suffire à maintenir, dans le repos
et la sagesse, un capitaine de zouaves amputé de la jambe, vif comme la poudre
et affligé de philanthropie. Dès que le mot « politique » obséda son oreille
d’un pernicieux cliquetis il songea:

« Je conquerrai le peuple en l’instruisant; j’évangéliserai la jeunesse et
l’enfance aux noms sacrés de l’histoire naturelle, de la physique et de la
chimie élémentaire, je m’en irai brandissant la lanterne à projections et
microscope, et distribuant dans les écoles des villages les instructifs et
divertissants tableaux coloriés où le charançon, grossi vingt fois, humilie le
vautour réduit à la taille d’une abeille. . . Je ferai des conférences
populaires contre l’alcoolisme d’où le Poyaudin et le Forterrat, à leur habitude
buveurs endurcis, sortiront convertis et lavés dans leurs larmes!. . . »

Il le fit comme il le disait. La victoria défraîchie et la jument noire âgée
chargèrent, les temps venus, lanterne à projections, cartes peintes,
éprouvettes, tubes coudés, le futur candidat, ses béquilles, et moi: un automne
froid et calme pâlissait le ciel sans nuages, la jument prenait le pas à chaque
côte et je sautais à terre, pour cueillir aux haies la prunelle bleue, le
bonnet-carré couleur de corail, et ramasser le champignon blanc, rosé dans sa
conque comme un coquillage. Des bois amaigris que nous longions sortait un
parfum de truffe fraîche et de feuille macérée.

Une belle vie commençait pour moi. Dans les villages, la salle d’école, vidée
l’heure d’avant, offrait aux auditeurs ses bancs usés; j’y reconnaissais le
tableau noir, les poids et mesures, et la triste odeur d’enfants sales. Une
lampe à pétrole, oscillant au bout de sa chaîne, éclairait les visages de ceux
qui y venaient, défiants et sans sourire, recueillir la bonne parole. L’effort
d’écouter plissait des fronts, entr’ouvrait des bouches de martyrs. Mais
distante, occupée sur l’estrade à de graves fonctions, je savourais l’orgueil
qui gonfle le comparse enfant chargé de présenter au jongleur les oeufs de
plâtre, le foulard de soie et les poignards à lame bleue.

Une torpeur consternée, puis des applaudissements timides, saluaient la fin de
la « causerie instructive ». Un maire chaussé de sabots félicitait mon père
comme s’il venait d’échapper à une condamnation infamante. Au seuil de la salle
vide, des enfants attendaient le passage du « monsieur qui n’a qu’une jambe ».
L’air froid et nocturne se plaquait à mon visage échauffé, comme un mouchoir
humide imbibé d’une forte odeur de labour fumant, d’étable et d’écorce de chêne.
La jument attelée, noire dans le noir, hennissait vers nous, et dans le halo
d’une des lanternes tournait l’ombre cornue de sa tête. . . Mais mon père,
magnifique, ne quittait pas ses mornes évangélisés sans offrir à boire, tout au
moins, au conseil municipal. Au « débit de boisson » le plus proche, le vin
chaud bouillait sur un feu de braise, soulevant sur sa houle empourprée des
bouées de citron et des épaves de cannelle. La capiteuse vapeur, quand j’y
pense, mouille encore mes narines. . . Mon père n’acceptait, en bon Méridional,
que de la « gazeuse », tandis que sa fille. . .

-Cette petite demoiselle va se réchauffer avec un doigt de vin chaud!

Un doigt? Le verre tendu, si le cafetier relevait trop tôt le pichet à bec, je
savais commander: « Bord à bord! » et ajouter: « À la vôtre! », trinquer et
lever le coude, et taper sur la table le fond de mon verre vide, et torcher d’un
revers de main mes moustaches de petit bourgogne sucré, et dire, en poussant mon
verre du côté du pichet: « Ça fait du bien par où ça passe! » Je connaissais les
bonnes manières.

Ma courtoisie rurale déridait les buveurs, qui entrevoyaient soudain en mon père
un homme pareil à eux -sauf la jambe coupée -et « bien causant, peut-être un peu
timbré ». . . La pénible séance finissait en rires, en tapes sur l’épaule, en
histoires énormes, hurlées par des voix comme en ont les chiens de berger qui
couchent dehors toute l’année. . . Je m’endormais, parfaitement ivre, la tête
sur la table, bercée par un tumulte bienveillant. De durs bras de laboureurs,
enfin, m’enlevaient et me déposaient au fond de la voiture, tendrement, bien
roulée dans le châle tartan rouge qui sentait l’iris et maman. . .

Dix kilomètres, parfois quinze, un vrai voyage sous les étoiles haletantes du
ciel d’hiver, au trot de la jument bourrée d’avoine. . . Y a-t-il des gens qui
restent froids, au lieu d’avoir dans la gorge le noeud d’un sanglot enfantin,
quand ils entendent, sur une route sèche de gel, le trot d’un cheval, le
glapissement d’un renard qui chasse, le rire d’une chouette blessée au passage
par le feu des lanternes?. . .

Les premières fois, au retour, ma prostration béate étonna ma mère, qui me
coucha vite, en reprochant à mon père ma fatigue. Puis elle découvrit un soir
dans mon regard une gaieté un peu bien bourguignonne, et dans mon haleine le
secret de cette goguenardise, hélas!. . .

La victoria repartit sans moi le lendemain, revint le soir et ne repartit plus.

-Tu as renoncé à tes conférences? demanda, quelque jours après, ma mère à mon
père.

Il glissa vers moi un coup d’oeil mélancolique et flatteur, leva l’épaule:

-Parbleu! Tu m’as enlevé mon meilleur agent électoral. . .


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