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 Marcel Dugas (1883-1947) À la mémoire d'Adolphe Olivier : Fantaisie

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James
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Marcel Dugas (1883-1947) À la mémoire d'Adolphe Olivier : Fantaisie Empty
MessageSujet: Marcel Dugas (1883-1947) À la mémoire d'Adolphe Olivier : Fantaisie   Marcel Dugas (1883-1947) À la mémoire d'Adolphe Olivier : Fantaisie Icon_minitimeDim 16 Déc - 14:31

Fantaisie


Le brouillard emmaillote la ville de ses langes. Elle
s'éveille mal, ou on dirait qu'elle a dormi enroulée dans un
manteau transparent et humide. Elle ne semble pas vouloir
accomplir sa besogne quotidienne de bon coeur. Elle souffre
sur ses jointures; elle est courbatue; elle a mal à la tête
comme si elle avait bu de l'alcool. Elle se retourne sur elle-
même, avec ses autobus, ses trottoirs, ses piétons, ses
monuments, églises, statues, jardins, ses habitants aux
ambitions réalisées ou déçues, sa tour Eiffel, son Trocadéro,
son Opéra, ses hôtels, le Louvre, le Panthéon et sa montagne
Sainte-Geneviève. Dans sa culotte de bronze, Monsieur
Diderot du boulevard Saint-Germain regarde avec des yeux
sans émotion les cafés qui, protégés de toiles tendues,
abritent leurs habitués, jouant à la manille et buvant des grogs
américains. La rue monte et descend, paraît glisser sur des
nuages ouateux. Un homme ivre trébuche, s'abat et pousse un
juron. Des autos ronflent; les voitures aux essieux gelés
grincent et se plaignent.
Saint-Germain dresse sa tour dans un ciel laiteux où
passent et repassent des lueurs de veilleuse que fait un soleil
rougi, semblable à un astre d'album. La nature a l'air d'un
cinéma de cinq heures du soir. Sur sa toile qui s'étire au loin,
Notre-Dame s'estompe avec ses tours gothiques, ses
chimères qui grimacent davantage dans la brume et ses
saintes qui esquissent des gestes de bénédiction.

Fantomatique, la Sainte-Chapelle perce la nue de sa flèche
effilée.
La Seine promène un flot bourbeux, grouillant d'ombres
qui se déploient en éventail et se referment avec des bruits
étouffés par la clameur plus forte de la ville. Des chalands sur
la rive rêvent de départs prochains. On dirait, vêtus de brume,
de gros oiseaux captifs sous des bâches. Le vent s'est arrêté
sur les guirlandes de lierre qui tapissent les quais où
descendent des rires figés de gouttes d'eau. Aujourd'hui pas
de ces pêcheurs-philosophes qui, durant des heures et des
jours, accroupis sur la berge, tentent de prendre des poissons
qui se font rares. Ils philosopheront à leur manière ou pas du
tout, peut-être maudiront-ils ce froid si brusque, si
déconcertant au milieu d'un automne qui, hier, nous avait
gâtés de son chaud soleil.
Plus loin, les Champs-Élysées engourdis, blessés dans
leurs feuilles, platanes, arbustes et qui geignent sous les
morsures du premier froid.
Et le Boulevard multiple, avec son peuple nombreux et
trépidant, hâve et chétif, qui virevolte, remue, se trémousse.
Le Boulevard, malgré tant d'humanités qui se heurtent, se
contredisent, ou s'applaudissent, vit sa vie de tous les jours,
mais avec un air maussade et renfrogné. Il n'aime pas à
rouler sur lui-même dans le brouillard. Les piétons
emmitouflés, bourrus, se croisent, s'agitent, viennent, disent
un mot glacé, et se quittent. Des cafés se remplissent de gens
qui s'y réfugient pour échapper un moment aux atteintes du
froid. Ces cafés sont encore sans feu. Et ces gens continuent
d'avoir froid devant des tasses de café fumant.

Mais diable! il faut bien vivre, ou avoir l'air d'agir
comme si on vivait. Et voilà que ce monde sort des
restaurants, s'engage dans des rues diverses, courant après le
plaisir, l'or, l'abondance, la misère, la peine. Comme tous les
jours, si nerveux soient-ils, ils répètent des gestes qu'une
longue habitude leur fait accomplir. Ils bâclent des affaires,
édifient des projets, écrasent des empires, en élèvent d'autres.
Les pensées, toutefois, sont paresseuses de par la faute de
ce brouillard qui engourdit. Les pensées qui s'agitent, telles
des grenouilles aux cuisses ankylosées par le froid. Un rhume
point; la toux déchire des poitrines; ce bonhomme qui hèle un
fiacre est accablé par sa goutte. Les trottins, frileux, - nuée
d'oiseaux abattus sur le boulevard - s'envolent, n'ont pas
l'air de marcher et s'engouffrent dans les remous de
l'atmosphère vaporeuse.
La bise nous donne la peur d'avoir encore plus froid.
Paris baudelairien, Paris mûr pour la glace et le givre,
Paris guetté par le knout du froid, comme tu vas gémir et
hurler, toi, le mou qui s'affale sur les oreillers du doute et de
l'amour! Ton nez, humeur de délices, qui se complaît aux
senteurs de chair, à la richesse des corruptions, il gèle, te dis-
je! Ton nez pleure de rhume. A cet hiver dont tu te plains et
qui te choque, je voudrais substituer le mien - l'hiver
canadien! celui qui t'accablerait sérieusement, n'aurait
aucune pitié pour tes mollesses. Je te vois dressé sur tes reins,
glacé jusqu'aux entrailles, fouetté de soleil et de neige, ne
gardant rien de ta pose journalière, et tout nourri de santé et
de vigueur. Je te sentirais devenir sauvage et forêt vierge.
Les images les plus froides et les plus cocasses, les plus
éloignées de ta civilisation, m'assiègent. Je m'ingénie à te

composer un hiver avec elles. Je vois ta surprise si ce paquet
d'hallucinations polaires, j'allais le lancer dans ton ciel pour
qu'elles se changent en réalités. Mais j'ai pitié de toi, cher
adorable Paris! Ton hiver douillet ne sera pas transformé en
glaces canadiennes ou quelque chose d'approchant. De
l'hiver véritable, tu ne connaîtras qu'une vague sensation, le
rêve du froid.
Avec ses autobus, ses trottoirs, ses piétons, ses
monuments, sa tour Eiffel, Notre-Dame, et l'Opéra, la ville,
saisie par les langes du brouillard, continue de se retourner
sur elle-même.

*********

_________________
J'adore les longs silences, je m'entends rêver...  
James

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