L'AUTRE CHAISE D'IVOIRE
Les scribes, les docteurs, les prêtres en grand nombre,
Entourent, précédés d'un lévite crieur,
Dans la cour du prétoire un porche extérieur
Qui sous son dôme abrite une chaise d'ivoire.
Cette chaise a l'aspect farouche de la gloire;
Et l'on y sent le droit que donne au conquérant
Le peuple qu'on massacre et la ville qu'on prend.
A cette chaise monte un escalier de bronze.
Ils sont tous là, les Cent, les Dix-Neuf et les Onze.
Derrière eux, et tombant parfois sur le genou,
Vient Jésus qu'un soldat traîne par un licou
Comme un muletier tire une bête de somme.
L'avertisseur public, un avocat de Rome,
Le vieux Némurion Plancus, grammairien
De la loi, que plus tard fit changer Adrien,
Parle et dit ce qu'il faut qu'on évite ou qu'on suive :
Un homme est arrêté par les juifs; la loi juive
Le condamne; les juifs peuvent le lapider;
C'est leur droit; cela dit, qu'ont-ils à demander?
La lapidation leur paraît trop rapide;
Ils veulent qu'on le cloue et non qu'on le lapide;
Ils viennent supplier qu'on mène l'homme en croix.
Or ceci touche Rome, et César, et ses droits.
Doit-on crucifier l'homme? voilà l'affaire.
D'où vient que pour ce juif le sanhédrin préfère
A leur supplice hébreu le supplice romain?
Est-il rebelle? est-il voleur de grand chemin?
Cela n'est point prouvé par les juifs : c'est leur culte
Qui semble avoir souffert de l'homme quelque insulte;
Or jamais un dieu juif ne recevra d'affront
Dont César sentira la rougeur à son front.
Un blasphémateur juif est-il un parricide?
Ce sanhédrin le dit; que le préteur décide.
Ces peuples, après tout, respectent le tribun;
S'ils tiennent à la mort honteuse de quelqu'un,
César clément leur peut accorder cette grâce.
Pendant que Plancus parle, un murmure s'amasse
Dans l'auditoire plein de gestes et de voix;
Tous les prêtres hagards éclatent à la fois :
- Préteur! c'est ton devoir de crucifier l'homme!
Il s'est dit Roi des Juifs; il est rebelle à Rome;
Notre dogme est ici d'accord avec ta loi;
Et c'est nier César que de s'affirmer roi.
Un licteur sous le porche écoute sans colère.
Derrière le licteur est l'homme consulaire,
Ponce Pilate, assis, distrait, calme, indolent.
Son pied chaussé de pourpre est sur du marbre blanc;
Ce marbre, qui l'exhausse au fond de la coupole,
Pour les romains l'honore et pour les juifs l'isole;
Et nul autre que lui ne touche du talon
Cette dalle que fit placer là Corbulon,
Proconsul en l'an deux du consulat d'Octave.
Pilate, ancien préfet dans le pays batave,
Fut si fidèle au temps de la rébellion
Qu'Auguste lui donna sa villa de Lyon.
Il est procurateur, lieutenant consulaire.
Le port de Tyr lui paie un talent par galère;
Il possède à Cythère en Grèce, un revenu
Que lui doivent, le droit de César retenu,
Les chercheurs de corail et les pêcheurs d'éponges.
Sa femme Procula sait le secret des songes.
C'est un homme d'esprit prudent, d'âge moyen.
Le peuple juif méprise en tremblant ce payen.
Pilate autour du front porte trois bandelettes
Dont une est écarlate et deux sont violettes;
Sa laticlave blanche à bandes rouges pend
Sur un nain familier entre ses pieds rampant;
Dans son ombre un greffier écrit sur une table;
Quand on parle trop haut, le licteur redoutable
Fait un signe, le bruit des voix contrariant
Le préteur assoupi comme un roi d'orient.
Et, sculptée au dossier de sa chaise curule,
Pendant que de ces coeurs, où tant de haine brûle,
Sort le gibet infâme entrevu vaguement,
Au-dessus des avis, des voix, du jugement,
Au-dessus de ce tas de scribes et de prêtres,
Sur tous ces noirs complots, sur tous ces regards traîtres,
Sur tous ces vils orgueils, l'âpre louve d'airain
Dresse son bâillement sinistre et souverain.