(Une rue, la nuit.)
MILLION
Vois-je point là dans l'ombre un homme titubant?
CROQUEFER
Quel est ce gredin triste accroupi sur un banc?
MILLION
Qui vive?
CROQUEFER
Qui va là, sans lanterne, à la brune?
MILLION
Empereur de la Chiner.
CROQUEFER
Empereur de, la luné!
Ils se reconnaissent:
MILLION
C'est toi, drôle?
CROQUEFER
C'est toi, canaille! -touche là.
Ils se serrent la main.
MILLION
Que viens-tu faire ici?
CROQUEFER
J'allais comme cela
Devant moi, trébuchant dans l'obscurité grande.
Dieu! quelle sombre nuit! Cartouche avec sa bande
A passé par ici. N'ayant pas, le coquin;
Trouvé de pauvre diable à qui prendre un sequin,
Ayant aux carrefours en vain tendu ses toiles,
Il a pillé le ciel et volé les étoiles.
-Toi, que faisais-tu là?
MILLION
-Je rêvais.
CROQUEFER
O vertus!
Sais-tu, mortel rêveur, que nous sommes vêtus
Comme d'affreux laquais payés à coups de gaules,
Et qu'on voit des haillons flotter sur nos épaules?
MILLION
Vicomte, je le sais.
CROQUEFER
Tu le sais, et c'est tout!
Et rien dans ton cerveau ne s'indigne et ne bout!
Ô vrai sage! ô poëte! ô le plus grand des hommes!
Gueux, et -tout bonnement rêveur!
MILLION
Mon cher, nous sommes
Riches. Oui, nous avons le ciel bleu, le grand air,
La forêt où l'oiseau chante, et, par Jupiter!
La fierté qu'on éprouve à marcher dans les plaines
Librement! -Nous avons l'été, les nuits sereines,
La lune se mirant dans le fleuve argenté...
CROQUEFER
J'aimerais mieux dix sous.
MILLION
Tu n'es pas dégoûté!