PLUME DE POÉSIES
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 Henri Barbusse. (1873-1935) V L'Asile.*

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Henri Barbusse. (1873-1935) V L'Asile.* Empty
MessageSujet: Henri Barbusse. (1873-1935) V L'Asile.*   Henri Barbusse. (1873-1935) V L'Asile.* Icon_minitimeVen 13 Jan - 20:34

V L'Asile.*

La route blafarde qui monte au milieu du bois nocturne est bouchée et obstruée
d’ombres, étrangement. Il semble que, par enchantement, la forêt y déborde et y
roule, dans l’épaisseur de la ténèbre. C’est le régiment qui marche, en quête
d’un nouveau gîte.

À l’aveugle, les files pesantes d’ombres, hautement et largement chargées, se
bousculent: chaque flot, poussé par celui qui le suit, heurte celui qui le
précède. Sur les côtés, évoluent, détachés, les fantômes plus sveltes des
gradés. Une sourde rumeur, faite d’un mélange d’exclamations, de bribes de
conversations, d’ordres, de quintes de toux et de chants, monte de cette dense
cohue endiguée par les talus. Ce tumulte de voix est accompagné par le roulement
des pieds, le tintement des fourreaux de baïonnette, des quarts et des bidons
métalliques, par le grondement et le martèlement des soixante voitures du train
de combat et du train régimentaire qui suivent les deux bataillons. Et c’est une
masse telle qui piétine et s’étire sur la montée de la route que, malgré le dôme
infini de la nuit, on nage dans une odeur de cage aux lions.

Dans le rang, on ne voit rien: parfois, quand on a le nez dessus à la suite d’un
remous, on est bien forcé de discerner le fer-blanc d’une gamelle l’acier bleuté
d’un casque, l’acier noir d’un fusil. D’autres fois, au jet d’étincelles
éblouissantes qui fusse d’un briquet, ou à la flamme rouge éployée sur la hampe
lilliputienne d’une allumette, on perçoit, au-delà de proches et éclatants
reliefs de mains et de figures, la silhouette de bandes irrégulières d’épaules
casquées qui ondulent comme des vagues à l’assaut de l’obscurité massive. Puis
tout s’éteint et, pendant que les jambes font des pas, l’oeil de chaque marcheur
fixe interminablement la place présumée du dos qui vit devant.

Après plusieurs haltes où on se laisse tomber sur son sac, au pied des faisceaux
-qu’on forme, au coup de sifflet, avec une hâte fiévreuse et une lenteur
désespérante à cause de l’aveuglement, dans l’atmosphère d’encre -l’aube
s’indique, se délaie, s’empare de l’espace. Les murs de l’ombre, confusément,
croulent. Une fois de plus nous subissons le grandiose spectacle de l’ouverture
du jour sur la horde éternellement errante que nous sommes.

On sort enfin de cette nuit de marche, à travers, semble-t-il, des cycles
concentriques, d’ombre moins intense, puis de pénombre, puis de lueur morne. Les
jambes ont une raideur ligneuse, les dos sont engourdis, les épaules meutries.
Les figures demeurent grises et noires: on dirait qu’on s’arrache mal de la
nuit; on n’arrive plus jamais maintenant à s’en défaire tout à fait.

C’est dans un nouveau cantonnement que le grand troupeau régulier va, cette
fois, au repos. Quel sera ce pays où l’on doit vivre huit jours? Il s’appelle,
croit-on (mais personne n’est sûr de rien), Gauchin-l’Abbé. On en dit merveille:

-Paraît qu’c’est tout à fait à la coque!

Dans les rangs des camarades dont on commence à deviner les formes et les
traits, à spécialiser les trognes baissées et les bouches bâillantes, au fond du
crépuscule du matin, s’élèvent des voix qui renchérissent:

-Jamais on n’aura eu un cantonnement pareil. Y a la Brigade. Y a l’Conseil de
Guerre. Tu y trouves de tout chez les marchands.

-Si y a la Brigade, y a du pied.

-Tu crois qu’on trouvera une table pour manger pour l’escouade?

-Tout c’qu’on voudra, j’te dis!

Un prophète de malheur hoche la tête:

-Ce que sera c’cantonnement où on n’a jamais été, j’sais pas, dit-il. Mais c’que
j’sais, c’est qu’i’ s’ra pareil aux autres.

Mais on ne le croit pas, et, au sortir de la fièvre tumultueuse de la nuit, il
semble à tous que c’est d’une espèce de terre promise qu’on s’approche à mesure
qu’on marche du côté de l’orient, dans l’air glacé, vers le nouveau village que
va apporter la lumière.

On atteint, au petit jour, en bas d’une côte, des maisons qui dorment encore,
enveloppées dans des épaisseurs grises.

-C’est là!

Ouf! On a fait ses vingt-huit kilomètres dans la nuit. . .

Mais, quoi donc?. . . On ne s’arrête pas. On dépasse les maisons, qui se
renfoncent graduellement dans leur brume informe et le linceul de leur mystère.

-Paraît qu’faut encore marcher longtemps. C’est là-bas, là-bas!

On marche mécaniquement, les membres sont envahis d’une sorte de torpeur
pétrifiée; les articulations crient et font crier.

Le jour est tardif. Une nappe de brouillard couvre la terre. Il fait si froid
que pendant les haltes les hommes écrasés de lassitude n’osent pas s’asseoir et
vont et viennent comme des spectres dans l’humidité opaque. Un vent âpre d’hiver
flagelle la peau, balaye et disperse les paroles, les soupirs.

Enfin le soleil perce cette buée qui s’étale sur nous et dont le contact nous
trempe. C’est comme une clairière féerique qui s’ouvre au milieu des nuages
terrestres.

Le régiment s’étire, se réveille vraiment, et lève doucement ses faces dans
l’argent doré du premier rayon.

Puis, très vite, le soleil devient ardent, et alors, il fait trop chaud.

On halète dans les rangs, on sue, et on grogne plus encore que tout à l’heure,
lorsqu’on claquait des dents et que le brouillard nous passait son éponge
mouillée sur la figure et les mains.

La région que nous traversons dans la matinée torride, c’est le pays de la
craie.

-I’s empierrent avec de la pierre à chaux, ces salauds-là!

La route s’est faite aveuglante et c’est maintenant un long nuage desséché de
calcaire et de poussière qui s’étend au-dessus de notre marche et nous frotte au
passage.

Les figures rougeoient, se vernissent et brillent; telles faces sanguines
semblent enduites de vaseline; des joues et des fronts se plaquent d’une couche
bise qui s’agglutine et s’effrite. Les pieds perdent leur vague forme de pieds,
et semblent avoir barboté dans des auges de maçons. Le sac, le fusil se
saupoudrent de blanc, et notre foule en longueur trace à droite et à gauche un
sillage laiteux sur les herbes de bordure.

Pour comble:

-À droite! Un convoi!

On se porte sur la droite, à la hâte, non sans bousculades.

Le convoi de camions -longue chaîne d’énormes bolides carrés, enroulés dans un
infernal tintamarre -se rue sur la route. Malédiction! Il soulève à mesure, en
passant, l’épais tapis de poudre blanche qui ouate le sol, et nous le jette à la
volée sur les épaules!

Nous voici habillés d’un voile gris clair et sur nos figures se sont posés des
masques blafards, plus épais aux sourcils, aux moustaches, à la barbe et dans
les stries des rides. Nous avons l’air d’être à la fois nous-mêmes et d’étranges
vieillards.

-Quand on s’ra vioques, c’est comme ça qu’on sera laids, dit Tirette.

-Tu craches blanc, constate Biquet.

Lorsque la halte nous immobilise, on croirait voir des files de statues de
plâtre au travers desquelles transparaissent, en sale, des restes d’humanité.

On se remet en route. On se tait. On peine. Chaque pas devient dur à accomplir.
Les figures font des grimaces qui se figent et se fixent sous la lèpre pâle de
la poussière. L’interminable effort nous contracte, et nous bonde de morne
lassitude et de dégoût.

On aperçoit enfin l’oasis tant poursuivie: au-delà d’une colline, sur une autre
colline plus haute, des toits ardoisés dans des bouquets de feuillage d’un vert
frais de salade.

Le village est là; le regard l’embrasse; mais on n’y est pas. Longtemps il a
l’air de s’éloigner à mesure que le régiment rampe vers lui.

À la fin des fins, sur le coup de midi, on arrive à ce cantonnement qui
commençait à devenir invraisemblable et légendaire.

Le régiment, au pas cadencé, l’arme sur l’épaule, inonde jusqu’aux bords la rue
de Gauchin-l’Abbé. La plupart des villages du Pas-de-Calais se composent d’une
seule rue. Mais quelle rue! Elle a souvent plusieurs kilomètres de longueur.
Ici, la grande rue unique se sépare en fourche devant la mairie et forme deux
autres rues: la localité est un vaste Y irrégulièrement ourlé de façades basses.

Les cyclistes, les officiers, les ordonnances se détachent du long bloc mouvant.
Puis, par fractions, à mesure qu’on avance, des hommes s’engouffrent sous les
porches des granges, les maisons d’habitation encore disponibles étant réservées
aux officiers et aux bureaux. . . Notre peloton est d’abord conduit au bout du
village, puis -il y a eu malentendu entre les fourriers à l’autre bout, celui
par où nous sommes entrés.

Ce va-et-vient prend du temps et, dans l’escouade, ainsi traînée du nord au sud
et du sud au nord, outre l’énorme fatigue et l’énervement des pas inutiles, on
manifeste une fébrile impatience. Il est d’une importance capitale d’être
installés et lâchés le plus tôt possible si l’on veut mettre à exécution le
projet caressé depuis longtemps: trouver à louer chez un habitant un emplacement
muni d’une table où l’escouade puisse s’installer aux heures des repas. On a
beaucoup parlé de cette affaire-là et de ses doux avantages. On s’est concerté,
on s’est cotisé, et on a décidé de se lancer cette fois-ci dans cette dépense
supplémentaire.

Mais sera-ce possible? Beaucoup de locaux sont déjà accaparés. Nous ne sommes
pas les seuls à apporter ici ce rêve de confort, et ce sera la course à la
table. . . Trois compagnies arrivent après la nôtre, mais quatre sont arrivées
avant, et il y a les popotes officieuses des infirmiers, des scribes, des
conducteurs, des ordonnances et autres, les popotes officielles des sous-
officiers, de la Section, que sais-je encore?. . . Tous ces gens-là sont plus
puissants que les simples soldats des compagnies, ont plus de mobilité et de
moyens, et peuvent tirer leurs plans d’avance. Et déjà, alors que nous marchons
par quatre, vers la grange dévolue à l’escouade, on en voit de ces fantaisistes,
qui apparaissent sur des seuils conquis, et se livrent à des occupations
ménagères.

Tirette imite le bruit du beuglement et du bêlement.

-Voilà l’étable!

Une grange assez vaste. La paille, hachée, et où la marche soulève des flots de
poussière, sent les cabinets. Mais c’est à peu près clos. On prend place et on
se déséquipe.

Ceux qui rêvaient, une fois de plus, d’un paradis spécial, déchantent une fois
de plus.

-Dis donc, ça m’a l’air aussi moche qu’ailleurs.

-C’est du pareil au même.

-Hé oui, coquine de Dious.

-Naturellement. . .

Mais il ne s’agit pas de perdre son temps à parler. Il s’agit de se débrouiller
et de brûler les autres: le système D, à toute force et en vitesse. On se
précipite. Malgré les reins rompus et les pieds endoloris, on s’acharne à ce
suprême effort d’où dépendra le bien-être d’une semaine.

L’escouade se scinde en deux patrouilles qui partent au trot, l’une à droite,
l’autre à gauche, dans la rue déjà encombrée de poilus affairés et chercheurs et
tous les groupes s’observent, se surveillent. . . et se dépêchent. En certains
points, même, par suite de rencontres, il y a bousculades et invectives.

-Commençons par là-bas tout de suite; sans ça, nous s’rons grillés!. . .

J’ai l’impression d’une sorte de combat désespéré entre tous les soldats, dans
les rues du village qu’on vient d’occuper.

-Pour nous, dit Marthereau, la guerre, c’est toujours la lutte et la bataille,
toujours, toujours!

On frappe de porte en porte, on se présente timidement, on s’offre, comme une
marchandise indésirable. Une de nos voix s’élève:

-Vous n’avez pas un petit coin, Madame, pour des soldats? On paierait.

-Non, vu que j’ai des officiers -ou: des sous-officiers -ou bien: vu que c’est
ici la popote des musiciens, des secrétaires, des postiers, de ces messieurs des
Ambulances, etc.

Déboires sur déboires. Successivement, on referme toutes les portes qu’on a
entrouvertes, et on se regarde, de l’autre côté du seuil, avec une provision
diminuante d’espoir dans l’oeil.

-Bon Dieu! tu vas voir qu’on va rien trouver, grogne Barque. Y a eu trop
d’choléras qui s’sont démerdés avant nous. Quels fumiers que les autres!

Le niveau de la foule monte de toutes parts. Les trois rues se noircissent
toutes, selon le principe des vases communicants. On croise des indigènes: des
vieux ou des hommes mal fichus, tordus dans leur marche ou au faciès avorté, ou
bien des êtres jeunes, sur qui planent des mystères de maladies cachées ou de
relations politiques. Dans les jupons, des vieilles femmes, et beaucoup de
jeunes filles, obèses, aux joues ouatées, et qui balancent des blancheurs
d’oies.

À un moment, entre deux maisons, dans une ruelle, j’ai une vision brève: une
femme a traversé le trou d’ombre. . . C’est Eudoxie! Eudoxie, la femme-biche que
Lamuse pourchassait là-bas, dans la campagne, comme un faune, et qui, le matin
où l’on a ramené Volpatte blessé et Fouillade, m’est apparue, penchée au bord du
bois, et reliée à Farfadet par un commun sourire.

C’est elle que je viens d’entrevoir, comme un coup de soleil, dans cette ruelle.
Puis elle s’est éclipsée derrière le pan de mur; l’endroit est retombé dans
l’ombre. . . Elle, ici, déjà! Eh quoi, elle nous a suivis dans notre longue et
pénible émigration! Elle est attirée. . .

D’ailleurs, elle a l’air attirée: si vite interceptée qu’ait été sa figure au
clair décor de cheveux, je l’ai bien vue grave, rêveuse, préoccupée.

Lamuse, qui vient sur mes talons, ne l’a point vue. Je ne lui en parle pas. Il
s’apercevra bien assez tôt de la présence de cette jolie flamme vers qui tout
son être se jette et qui l’évite comme un feu follet. Pour le moment, du reste,
nous sommes en affaires. Il faut absolument conquérir le coin convoité. On s’est
remis en chasse avec l’énergie du désespoir. Barque nous entraîne. Il a pris la
chose à coeur. Il en frémit et on voit trembler son toupet poudré de poussière.
Il nous guide, le nez au vent. Il nous propose de faire une tentative sur cette
porte jaune qu’on voit. En avant!

Près de la porte jaune, on rencontre une forme pliée: Blaire, le pied sur la
borne, dégrossit avec son couteau le bloc de son soulier, et en fait tomber des
plâtras. . . Il a l’air de faire de la sculpture.

-T’as jamais eu les pieds si blancs, goguenarde Barque.

-Fouterie à part, dit Blaire, tu saurais pas où elle est, c’t’espèce de voiture?

Il s’explique:

-Faut que j’cherche la voiture-dentiste, à cette fin qu’on m’accroche c’râtelier
et qu’i’s m’ôtent les vieux dominos qui m’restent. Oui, parait qu’a stationne
ici, c’te voiture pour la gueule.

Il replie son couteau, l’empoche et s’en va le long du mur, hanté par la
résurrection de sa mâchoire.

Une fois de plus, nous servons notre boniment de mendigots:

-Bonjour, madame, vous n’auriez pas un petit coin pour manger? On paierait, on
paierait, bien entendu. . .

-Non. . .

Un bonhomme lève, dans la lueur d’aquarium de la fenêtre basse, une figure
curieusement plate, striée de rides parallèles et semblable à une vieille page
d’écriture.

-T’as bien l’chenil, ilo.

-Y a pas d’place dans l’chenil et pisqu’on y fait la lessive du linge. . .

Barque saisit la balle au bond.

-Ça ira, p’t’êt’ ben. On pourrait voir?

-On y fait la lessive, marmonne la femme en continuant de balayer.

-Vous savez, dit Barque en souriant, d’un air engageant, nous n’sommes pas d’ces
gens pas convenables qui s’soûlent et font du foin. On pourrait voir, hé?

La bonne femme a lâché son balai. Elle est maigre et sans relief. Son caraco
pend sur ses épaules comme sur un portemanteau. Elle a une tête inexpressive,
figée, cartonnière. Elle nous regarde, hésite, puis, à contre-coeur, nous
conduit dans un local très sombre, en terre battue, encombré de linge sale.

-C’est magnifique, s’écrie Lamuse, sincère.

-Est-elle mignonne, cette tite gosse! dit Barque, et il tapote la joue ronde, en
caoutchouc peint, d’une petite fille qui nous dévisage, son petit nez sale levé
dans la pénombre. C’est à vous, madame?

-Et c’ui-là? risque Marthereau, en avisant un bébé monté en graine, à la joue
tendue comme une vessie où des traces luisantes de confiture engluent la
poussière de l’air.

Et Marthereau tend une caresse hésitante vers cette face peinturlurée et
juteuse.

La femme ne daigne pas répondre.

Nous sommes là à nous dandiner, en ricanant, comme des mendiants non encore
exaucés.

-Pourvu qu’al’ marche, c’te vieille saloperie! me souffle Lamuse, rongé
d’appréhension et de désir. C’est épatant, ici, et tu sais, ailleurs, tout est
poiré!

-Y a pas d’table, dit enfin cette femme.

-N’vous en faites pas pour la table! s’exclame Barque. Tenez, v’là, remisée dans
c’coîn, une vieille porte. Elle nous servira de table.

-Vous n’allez pas m’trimbaler et m’mettre en l’air toutes mes affaires! répond
la femme en carton, méfiante, regrettant visiblement de ne pas nous avoir
chassés tout de suite.

-N’vous en faites pas, j’vous dis. Tenez, vous allez voir. Eh, Lamuse, mon vieux
coco, aide-moi.

On dispose la vieille porte sur deux tonneaux, sous l’oeil mécontent de la
virago.

-Avec un petit nettoyage, dis-je, ce sera parfait.

-Eh oui, maman, un bon coup d’balai nous servira de nappe.

Elle ne sait trop que dire; elle nous regarde haineusement.

-Y a qu’deux escabeaux, et combien vous êtes?

-Une douzaine, à peu près.

-Une douzaine, Jésus Maria!

-Qu’est-ce que ça fait, ça ira bien, attendu qu’y a une planche ici là: c’est un
banc tout trouvé. Pas, Lamuse?. . .

-Nature! dit Lamuse.

-C’te planche-là, fait la femme, j’y tiens. Des soldats qui étaient avant vous
ont déjà essayé de m’la prendre.

-Mais nous, on n’est pas des voleurs, insinue Lamuse, avec modération pour ne
pas irriter la créature qui dispose de notre bien-être.

-J’dis pas, mais vous savez, les soldats, i’s abîment tout. Ah quelle misère que
c’te guerre!

-Alors comme ça, combien ça s’ra, la location de la table et aussi pour faire
chauffer quelque chose sur le fourneau?

-Ça s’ra vingt sous par jour, articula l’hôtesse avec contrainte, comme si on
lui extorquait cette somme.

-C’est cher, dit Lamuse.

-C’est c’que donnaient les autres qui étaient ici, et même i’s étaient bien
gentils, ces messieurs, et on profitait de leur manger. J’sais bien que pour les
soldats c’est pas difficile. Si vous trouvez qu’c’est trop cher, j’suis pas en
peine d’trouver d’autres clients pour c’te chambre et c’te table et l’fourneau,
et qui seront pas douze. I’ va en v’nir tout le temps et qui paieraient même
plus cher encore si on voulait. Douze!. . .

-J’dis « c’est cher », mais enfin, ça ira, se hâta d’ajouter Lamuse, hein, vous
autres?

À cette interrogation de pure forme, nous opinons.

-On boirait bien un p’tit coup, fit Lamuse. Vous vendez du vin?

-Non, dit la bonne femme.

Elle ajouta avec un tremblotement de colère:

-Vous comprenez, l’autorité militaire force ceux qui tiennent du vin à le vendre
quinze sous. Quinze sous! Quelle misère que c’te maudite guerre! On y perd, à
quinze sous, monsieur. Alors, j’n’en vends pas d’vin. J’ai bien du vin pour
nous. J’dis pas que quéqu’fois, pour obliger, j’en cède pas à des gens qu’on
connait, des gens qui comprennent les choses, mais vous pensez bien, messieurs,
pas pour quinze sous.

Lamuse fait partie de ces gens qui comprennent les choses. Il empoigne son bidon
qui pend par habitude à son flanc.

-Donnez-m’en un litre. Ce s’ra combien?

-Ce s’ra vingt-deux sous, l’prix qu’i’ m’coûte. Mais vous savez, c’est pour vous
obliger parce que vous êtes des militaires.

Barque, à bout de patience, grommelle quelque chose à l’écart. La femme lui
jette de côté un regard hargneux et elle fait le geste de rendre le bidon à
Lamuse.

Mais Lamuse, lancé dans l’espoir de boire enfin du vin, et dont la joue rougit,
comme si le liquide y déteignait déjà doucement, s’empresse d’intervenir:

-N’ayez pas peur, c’est entre nous, la mère, on vous trahira pas.

Elle déblatère, immobile et aigre, contre le tarifage du vin. Et, vaincu par la
concupiscence, Lamuse pousse l’abaissement et la capitulation de conscience
jusqu’à lui dire:

-Que voulez-vous, madame, c’est militaire! Faut pas essayer de comprendre.

Elle nous conduit dans le cellier. Trois gros tonneaux remplissent ce réduit de
leurs rotondités imposantes.

-C’est là vot’ petite provision personnelle?

-Elle sait y faire, la vieille, ronchonne Barque.

La mégère se retourne, agressive.

-Vous ne voudrez pas qu’on se ruine à cette misère de guerre! C’est assez de
tout l’argent qu’on perd à ci et à ça.

-À quoi? insiste Barque.

-On voit que vous n’risquez pas vot’argent, vous.

-Non, nous ne risquons que not’peau.

On s’interpose, inquiets du tour dangereux pour nos intérêts immédiats que prend
ce colloque. Cependant la porte du cellier est secouée et une voix d’homme la
traverse:

-Eh, Palmyre, clame la voix.

La bonne femme s’en va clopin-clopant, en laissant prudemment la porte ouverte.

-Y a du bon! C’est j’té! nous fait Lamuse.

-Quels salauds que ces gens-là! murmure Barque, qui ne digérait pas cette
réception.

-C’est t’honteux et dégueulasse, dit Marthereau.

-On dirait qu’tu vois ça pour la première fois!

-Et toi, Dumoulard, gourmande Barque, qui y dit d’un p’tit air pour sa volerie
d’vin: « Que voulez-vous, c’est militaire! » Ben, mon vieux, t’as pas les foies!

-Quoi faire d’autre, quoi dire? Alors, il aurait fallu nous mettre la ceinture,
pour la table et pour l’aramon? Elle nous ferait payer son vin quarante sous
qu’on y prendrait tout de même, n’est-ce pas? Alors, faut s’estimer bien
heureux. J’avoue, je n’étais pas rassuré, et j’drelinguais qu’a veule pas.

-J’sais bien que c’est partout et toujours la même histoire, mais c’est égal. .
.

-I’s’ démerde l’habitant, ah! oui! J’faut bien qu’i’ y en ait qui fassent
fortune. Tout le monde ne peut pas s’faîre tuer.

-Ah! les braves populations de l’Est!

-Ben, et les braves populations du Nord!

-. . . Qui nous accueillent les bras ouverts!. . .

-La main ouverte, oui. . .

-J’te dis, répète Marthereau, que c’est un’ honte et une dégueulasserie.

-La ferme! Rev’lâ c’te vache.

On fit un tour au cantonnement pour annoncer la réussite de la chose; on alla
aux emplettes. Quand nous revînmes dans notre nouvelle salle à manger, nous
fûmes bousculés par les préparatifs du déjeuner. Barque était allé à la
distribution, et était parvenu à se faire donner directement, grâce à ses
relations personnelles avec le chef, rebelle en principe à ce fractionnement des
parts, les pommes de terre et la viande qui constituaient la portion des quinze
hommes de l’escouade.

Il avait acheté du saindoux -une petite boule pour quatorze sous -on ferait des
frites. Il avait acquis aussi des petits pois en conserve: quatre boîtes. La
boîte de veau à la gelée de Mesnil André servirait de hors-d’oeuvre.

-Tout ça, ça n’aura rien de sale! dit Lamuse, ravi.

On inspecta la cuisine. Barque circulait, avec bonheur, autour de la cuisinière
de fonte qui meublait de sa masse chaude et respirante un côté de cette pièce.

-J’ai ajouté en douce une cocotte pour la soupe, me souffla-t-il.

Il souleva le couvercle de la marmite.

-C’feu n’est pas très fort. V’là une demi-heure de temps que j’y ai fichu la
barbaque et l’eau est encore propre.

L’instant d’après, on l’entendit qui discutait avec l’hôtesse. C’était à cause
de cette marmite supplémentaire: elle n’avait plus assez de place sur son
fourneau; on lui avait dit qu’on n’avait besoin que d’une casserole; et elle
l’avait cru; si elle avait su qu’on lui ferait des difficultés, elle n’aurait
pas loué cette chambre. Barque répondit, plaisanta et, bon enfant, parvînt à
calmer ce monstre.

Les autres, un à un, arrivèrent. Ils clignaient de l’oeil, se frottaient les
mains, pleins de rêves succulents, comme les invités d’un repas de noces.

En s’arrachant de l’éblouissement du dehors, et en pénétrant dans ce cube de
noir, ils ont les yeux crevés et restent là quelques minutes, perdus, comme des
hiboux.

-C’est pas très clarteux, dit Mesnil Joseph.

-Ben, mon vieux, qu’est-ce qu’il te faut!

Les autres s’exclament en choeur:

-On est bougrement bien, ici.

Et on voit les têtes remuer et faire oui, dans ce crépuscule de cave.

Un incident: Farfadet s’étant frotté par inadvertance au mur mou et sale, le mur
a déteint sur son épaule en une large tache si noire qu’elle se voit, même ici.
Farfadet, soigneux de sa personne, grognonne et, pour éviter une seconde fois le
contact du mur, il heurte la table et fait tomber sa cuiller par terre. Il se
baisse et tâtonne sur le sol raboteux où durant des années la poussière et les
toiles d’araignée sont retombées en silence. Quand il retrouve l’ustensile,
celui-ci est tout charbonneux et des filaments en pendent. Évidemment, laisser
tomber quelque chose par terre est une catastrophe. Il faut vivre ici avec
précaution.

Lamuse pose entre deux couverts sa main grasse comme de la charcuterie.

-Allons, à table!

On mange. Le repas est abondant et de fine qualité. Le bruit des conversations
se mélange à celui des bouteilles qui se vident et des mâchoires qui
s’emplissent. Pendant qu’on savoure la joie de le savourer assis, une lueur
filtre par le soupirail et enveloppe d’une aube poussiéreuse un pan d’atmosphère
et un carré de la table, allume d’un reflet un couvert, une visière, un oeil. Je
regarde à la dérobée cette petite fête lugubre, où la gaieté déborde.

Biquet raconte ses tribulations suppliantes pour trouver une blanchisseuse qui
consente à lui rendre le service d’laver du linge, mais « c’était chérot,
foutre! » Tulacque décrit la queue qu’on fait devant l’épicier: on n’a pas le
droit d’entrer; on est parqué dehors comme des moutons.

-Et malgré qu’tu soyes dehors, si tu n’es pas content et qu’tu l’ouvres trop, on
t’expulse de là.

Quelles nouvelles encore? Le rapport édicte des sanctions sévères contre les
déprédations chez l’habitant et contient déjà une liste de punitions. -Volpatte
est évacué. -Les hommes de la classe 93 vont aller à l’arrière: Pépère en est.

Barque, en apportant les frites, annonce que notre hôtesse a des soldats à sa
table: les infirmiers des mitrailleurs. I’s ont cru prend’ le mieux, mais c’est
nous qui sommes les mieux, dit Fouillade avec conviction en se carrant dans
l’ombre de ce local étroit et infect -où l’on est aussi obscurément entassés que
dans une guitoune (mais qui songerait à faire ce rapprochement?).

-Vous savez pas, dit Pépin, les gars de la 9e, ils sont vernis! Une vieille les
reçoit pour rien, rapport à c’que son vieux, qu’est mort y a cinquante ans, a
été voltigeur dans l’temps. Parait même qu’elle leur y a donné, pour rien, un
bossu qu’i’s sont en train de becqueter en civet.

-Y a du bon monde partout. Mais les gars de la 9e ont eu une rude chance d’être,
dans tout l’village, tombés juste sur la piaule où c’qu’y avait l’bon monde!

Palmyre vient apporter le café, qu’elle fournit. Elle s’apprivoise, nous écoute
et même nous pose des interrogations d’un ton rogue:

-Pourquoi que vous appelez l’adjudant: le juteux?

Barque répond sentencieusement:

-Toujours ça a été.

Quand elle a disparu, on juge son café:

-Tu parles d’une clarté! On voit l’suc’ qui s’balade au fond du verre.

-Elle vend ça dix sous.

-C’est d’l’eau filtrée.

La porte s’entrouvre et fait une raie blanche; la figure d’un petit garçon s’y
dessine. On l’attire comme un petit chat, et on lui présente un morceau de
chocolat.

-J’m’appelle Charlot, gazouille alors l’enfant. Chez nous, c’est à côté. On a
des soldats aussi. On en a toujours, nous. On leur z’y vend tout ce qu’i’
veulent. Seulement, voilà, des fois, i’s sont saouls.

-Dis donc, petit, viens un peu ici, dit Cocon, en prenant le bambin entre ses
genoux. Écoute bien. Ton papa i’ dit, n’est-ce pas: « Pourvu que la guerre
continue! » hé?

-Pour sûr, dit l’enfant en hochant la tête, parce qu’on devient riche. Il a dit
qu’à la fin d’mai on aura gagné cinquante mille francs.

-Cinquante mille francs! C’est pas vrai!

-Si, si! trépigne l’enfant. Il a dit ça avec maman. Papa voudrait qu’ça soit
toujours comme ça. Maman, des fois, elle ne sait pas, parce que mon frère
Adolphe est au front. Mais on va le faire mettre à l’arrière et, comme ça, la
guerre pourra continuer.
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Henri Barbusse. (1873-1935) V L'Asile.* Empty
MessageSujet: Re: Henri Barbusse. (1873-1935) V L'Asile.*   Henri Barbusse. (1873-1935) V L'Asile.* Icon_minitimeVen 13 Jan - 20:35

Des cris aigus, venus des appartements de nos hôtes, interrompent ces
confidences. Le mobile Biquet va s’enquérir.

-C’est rien, dit-il en revenant. C’est l’bonhomme qui engueule la bonne femme
parce qu’elle ne sait pas y faire, qu’i’ dit, parce qu’elle a mis la moutarde
dans un verre à pied, et on n’a pas idée de ça, qu’i’ dit.

On se lève. On quitte la pesante odeur de pipe, de vin et de café stagnant dans
notre souterrain. Dès qu’on a passé le seuil, une chaleur lourde nous souffle à
la face, aggravée par le relent de friture qui habite la cuisine, et en sort
chaque fois qu’on ouvre la porte.

On traverse des multitudes de mouches qui, accumulées sur les murs par couches
noires, s’éploient en nappes bruissantes lorsqu’on passe.

-Ça va recommencer comme l’année dernière!. . . Les mouches à l’extérieur, les
poux à l’intérieur. . .

-Et les microbes encore plus à l’intérieur.

Dans un coin de cette sale petite maison encombrée de vieilleries, de débris
poussiéreux de l’autre saison, emplie par la cendre de tant de soleils éteints,
il y a, à côté des meubles et des ustensiles, quelque chose qui remue: un vieux
bonhomme, muni d’un long cou pelé, raboteux et rose qui fait penser au cou d’une
volaille déplumée par la maladie. Il a également un profil de poule: pas de
menton et un long nez; une plaque grise de barbe feutre sa joue rentrée, et on
voit monter et descendre de grosses paupières rondes et cornées, comme des
couvercles sur la verroterie dépolie de ses yeux.

Barque l’a déjà observe:

-Vise-le: i’ cherche un trésor. Il dit qu’y en a un quéqu’part dans c’te
cambuse, dont il est l’beau-père. Tu l’voîs tout d’un coup s’mett’ à quat’
pattes et pointer son quart de brie dans tous les coins. Tiens, vise-le. Le
vieux procédait, à l’aide de son bâton, à un sondage méthodique. Il toquait sur
le bas des murs et sur les briques du dallage. Il était bousculé par les allées
et venues des habitants de la maison, des arrivants, et par le passage du balai
de Palmyre qui le laissait faire sans rien dire, en pensant sans doute par
devers elle que, plus que des cassettes aléatoires, l’exploitation du malheur
public est un trésor.

Deux commères, debout, échangeaient des paroles confidentielles à voix basse,
dans une embrasure, près d’une vieille carte de Russie peuplée de mouches.

-Oui, mais c’est avec le Picon, marmottait l’une, qu’il faut faire attention. Si
vous n’avez pas la main légère, vous ne trouverez pas vos seize doses par
bouteille, et alors, vous manquez trop à gagner. Je ne dis pas qu’on y est de
son porte-monnaie, non tout de même, mais on manque à gagner. Pour parer à ça,
il faudrait s’entendre entre débitants, mais l’entente est si difficile, même
dans l’intérêt général!

Dehors, rayonnement torride, criblé de mouches. Les bestioles, rares il y avait
quelques jours encore, multipliaient partout les murmures de leurs minuscules et
innombrables moteurs. Je sors accompagné de Lamuse. On va flâner. Aujourd’hui,
on sera tranquille: c’est repos complet, à cause de la marche de cette nuit. On
pourrait dormir, mais il est bien plus avantageux de profiter de ce repos pour
se promener librement: demain on sera repris par l’exercice et les corvées. . .

Il y en a de moins chanceux que nous, qui d’ores et déjà sont impliqués dans
l’engrenage des corvées.

À Lamuse qui lui demande de venir flânocher avec nous, Corvisart répond en
tripotant sur sa face oblongue son petit nez rond planté horizontalement comme
un bouchon:

-J’peux pas. J’suis d’colombins!

Il montre la pelle et le balai à l’aide desquels il accomplit le long des murs,
penché dans une atmosphère malade, sa tâche de boueux et de vidangeur.

Nous marchons à pas alanguis. L’après-midi pèse sur la campagne assoupie, et
écrase les estomacs garnis et ornés richement de victuailles. On échange de
rares propos.

Là-bas, on entend des cris: Barque est en proie à une ménagerie de ménagères. .
. Et la scène est épiée par une fillette pâle, aux cheveux réunis par-derrière
en un pinceau de filasse, à la bouche brodée de boutons de fièvre, et par des
femmes qui, installées devant leur porte, dans un peu d’ombre, travaillent à
quelque fade ouvrage de lingerie.

Six hommes passent, conduits par un caporal-fourrier. Ils sont porteurs de piles
de capotes neuves, et de ballots de chaussures.

Lamuse considère ses pieds boursouflés, racornis:

-Y a pas d’erreur. I’ m’faut des péniches, un peu plus tu verrais mes panards à
travers celles-ci. . . J’peux pourtant pas marcher sur la peau d’mes pinceaux,
hein?

Un aéroplane ronfle. On suit ses évolutions, la face en l’air, le cou tordu, les
yeux larmoyants de l’éclat aigu du ciel. Quand nos regards sont retombés ici-
bas, Lamuse me déclare:

-Ces machines-là, jamais ça ne deviendra pratique, jamais.

-Comment peux-tu dire ça! On a fait tellement de progrès, si vite. . .

-Oui, mais on s’arrêtera là. On ne fera jamais mieux, jamais.

Je ne discute pas, cette fois-ci, ce dur refus buté que l’ignorance oppose,
toutes les fois qu’elle peut, aux promesses du progrès, et je laisse mon gros
camarade s’imaginer opiniâtrement que l’extraordinaire effort de la science et
de l’industrie s’est, tout à coup, arrêté à lui.

Ayant commencé à me dévoiler sa pensée profonde, il continue, et, rapprochant et
baissant la tête, il me dit:

-Tu sais qu’elle est ici, l’Eudoxie.

-Ah! fis-je.

-Oui, mon vieux. Tu n’remarques jamais rien, toi, j’ai r’marqué (et Lamuse me
sourit avec indulgence). Alors, tu saisis: si elle est venue c’est qu’on
l’intéresse, pas? Elle nous a suivis pour quelqu’un de nous, y a pas d’erreur.

Il reprend:

-Mon vieux, veux-tu que je te dise? Elle est venue pour moi.

-En est-tu sûr, mon pauvre vieux?

-Oui, dit sourdement l’homme-boeuf. D’abord, j’la veux. Et puis, à deux fois,
mon vieux, j’lai trouvée sur mon passage, juste sur mon passage, à moi,
t’entends bien? Tu m’diras qu’elle s’est sauvée; c’est qu’elle est timide, ça,
oui. . .

Il se figea au milieu de la rue et me regarda en face. Sa figure épaisse, aux
joues et au nez humides de graisse, était grave. Il porta son poing globuleux à
sa moustache jaune sombre soigneusement roulée, et la lissa avec tendresse. Puis
il continua à me montrer son coeur.

-J’la veux, mais, tu sais, j’la marierai bien, moi. Elle s’appelle Eudoxie
Dumail. Avant j’pensais pas à l’épouser. Mais depuis que j’connaîs son nom de
famille, i’ m’semble que c’est changé, et j’marcherais bien. Ah! nom de Dieu,
elle est si jolie, c’te femme. Et c’est pas tant encore qu’elle soit jolie. . .
Ah!. . .

Le gros garçon débordait d’une sentimentalité et d’une émotion qu’il cherchait à
me prouver par des paroles.

-Ah! mon vieux!. . . Y a des fois qu’i’ faudrait me r’tenir avec un crochet,
martela-t-il avec un sombre accent, tandis que le sang affluait aux quartiers de
chair de son encolure et de ses joues. Elle est si belle, elle est. . . Et moi,
j’suis. . . Elle est si pas pareille t’as remarqué, j’suis sûr, toi qui
r’marques. C’est une paysanne, oui, eh bien, elle a je n’sais quoi qu’elle a
qu’est pire qu’une Parisienne, même une Parisienne chic et endimanchée, pas?
Elle. . . Moi, j’. . .

Il fronça ses sourcils roux. Il aurait voulu m’expliquer la splendeur de ce
qu’il pensait. Mais il ignorait l’art de s’exprimer, et il se tut; il restait
seul avec son émotion inavouable, toujours seul malgré lui.

. . . Nous nous avançâmes à côté l’un de l’autre le long des maisons. On voyait
se ranger devant les portes des haquets chargés de barriques. On voyait les
fenêtres donnant sur la rue se fleurir de massifs multicolores de boîtes de
conserves, de faisceaux de mèches d’amadou -de tout ce que le soldat est forcé
d’acheter. Presque tous les paysans cultivaient l’épicerie. Le commerce local
avait été long à se déclencher; maintenant l’élan était donné; chacun se jetait
dans le trafic, pris par la fièvre des chiffres, ébloui par les multiplications.

Les cloches sonnèrent. Un cortège déboucha. C’était un enterrement militaire.
Une fourragère, conduite par un tringlot, portait un cercueil enveloppé dans un
drapeau. À la suite, un piquet d’hommes, un adjudant, un aumônier et un civil.

-L’pauvre petit enterrement à queue coupée! dit Lamuse.

-L’ambulance n’est pas loin, murmura-t-il. À s’vide, que veux-tu! Ah! ceux qui
sont morts sont bien heureux. Mais des fois seulement, pas toujours. . . Voilà!

Nous avons dépassé les dernières maisons. Dans la campagne, au bout de la rue,
le train régimentaire et le train de combat se sont installés: Les cuisines
roulantes et les voitures tintinnabulantes qui les suivent avec leur bric-à-brac
de matériel, les voitures à croix rouge, les camions, les fourragères, le
cabriolet du vaguemestre.

Les tentes des conducteurs et des gardiens essaiment autour des voitures. Dans
des espaces, des chevaux, les pieds sur la terre vide, regardent le trou du ciel
avec leurs yeux minéraux. Quatre poilus plantent une table. La forge en plein
air fume. Cette cité hétéroclite et grouillante, posée sur le champ défoncé dont
les ornières parallèles et tournantes se pétrifient dans la chaleur, est frangée
déjà largement d’ordures et de débris.

Au bord du camp, une grande voiture peinte en blanc tranche sur les autres par
sa propreté et sa netteté. On dirait, au milieu d’une foire, la roulotte de luxe
où l’on paye plus cher que dans les autres.

C’est la fameuse voiture stomatologique que cherchait Blaire.

Justement, Blaire est là, devant, qui la contemple. Il y a longtemps, sans
doute, qu’il tourne autour, les yeux attachés sur elle. L’infirmier Sambremeuse,
de la Division, revient de courses, et gravit l’escalier volant de bois peint,
qui mène à la porte de la voiture. Il tient dans ses bras une boîte de biscuits,
de grande dimension, un pain de fantaisie et une bouteille de champagne.

Blaire l’interpelle:

-Dis donc, Du Fessier, c’te bagnole-là, c’est les dentistes?

-C’est écrit dessus, répond Sambremeuse, un petit replet, propre, rasé, au
menton blanc et empesé. Si tu ne le vois pas, c’est pas l’dentiste qu’il faut
demander pour te soigner les piloches, c’est le vétérinaire pour te torcher la
vue.

Blaire, s’étant approché, examine l’installation.

-C’est barloque, dit-il.

Il s’approche encore, s’éloigne, hésite à engager sa mâchoire dans cette
voiture. Il se décide enfin, met un pied sur l’escalier, et disparaît dans la
roulotte.

Nous poursuivons la promenade. . . On tourne dans un sentier dont les hauts
buissons sont poivrés de poussière. Les bruits s’apaisent. La lumière éclate
partout, chauffe et cuit le creux du chemin, y étale d’aveuglantes et brûlantes
blancheurs çà et là, et vibre dans le ciel parfaitement bleu.

Au premier tournant, à peine entendons-nous un crissement léger de pas, et nous
nous trouvons face à face avec Eudoxie!

Lamuse pousse une exclamation sourde. Peut-être s’imagine-t-il, encore une fois,
qu’elle le cherchait, croit-il à quelque don du destin. . . Il va à elle, de
toute sa masse.

Elle le regarde, s’arrête, encadrée par de l’aubépine. Sa figure étrangement
maigre et pâle s’inquiète, ses paupières battent sur ses yeux magnifiques. Elle
est nu-tête; son corsage de toile est échancré sur le cou, à l’aurore de sa
chair. Si proche, elle est vraiment tentante dans le soleil, cette femme
couronnée d’or. La blancheur lunaire de sa peau appelle et étonne le regard. Ses
yeux scintillent; ses dents, aussi, étincellent dans la vive blessure de sa
bouche entrouverte, rouge comme le coeur.

-Dites-moi. . . J’vais vous dire. . . halète Lamuse. Vous me plaisez tant. . .

Il avance le bras vers la précieuse passante immobile.

Elle a un haut-le-corps, et lui répond:

-Laissez-moi tranquille, vous me dégoûtez!

La main de l’homme se jette sur une des petites mains. Elle essaie de la retirer
et la secoue pour se dégager.

Ses cheveux d’une intense blondeur se défont, et remuent comme des flammes. Il
l’attire à lui. Il tend le cou vers elle, et ses lèvres aussi se tendent en
avant. Il veut l’embrasser. Il le veut de toute sa force, de toute sa vie. Il
mourrait pour la toucher avec sa bouche.

Mais elle se débat, elle jette un cri étouffé; on voit palpiter son cou, sa
jolie figure s’enlaidir haineusement.

Je m’approche et mets la main sur l’épaule de mon compagnon, mais mon
intervention est inutile: il recule et gronde vaincu.

-Vous n’êtes pas malade, des fois! lui crie Eudoxie.

-Non!. . . gémit le malheureux, déconcerté, atterré, affolé.

-N’y revenez pas, vous savez! dit-elle.

Et elle s’en va, toute pantelante, et il ne la regarde même pas s’en aller: il
reste les bras ballants, béant devant la place où elle était, martyrisé, dans sa
chair, réveillé d’elle et ne sachant plus de prière.

Je l’entraîne. Il me suit, muet, tumultueux, en reniflant, essoufflé comme s’il
avait fui pendant longtemps.

Il baisse le bloc de sa grosse tête. Dans la clarté impitoyable de l’éternel
printemps, il est pareil au pauvre cyclope, qui rôdait sur les antiques rivages
de Sicile, bafoué et dompté par la force lumineuse d’une enfant, tel un jouet
monstrueux, au commencement des âges.

Le marchand de vin ambulant, poussant sa brouette bossuée d’un tonneau, a vendu
quelques litres aux hommes de garde. Il disparaît au tournant de la route, avec
sa face jaune et plate comme le camembert, ses rares cheveux légers, effilochés
en flocons de poussière, si maigre dans son pantalon flottant qu’on dirait que
ses pieds sont rattachés à son torse par des ficelles.

Et entre les poilus désoeuvrés du corps de garde, au bout du pays, sous l’aile
de la plaque indicatrice, ballottante et grinçante qui sert d’enseigne au
village, il s’établit une conversation à propos de ce polichinelle errant.

-Il a une sale bougie, dit Bigornot. Et pis, veux-tu que je te dise? On ne
devrait pas laisser tant de civelots se baguenauder sur le front, en douce poil-
poil, surtout des mecs dont on ne connaît pas bien l’originalité.

-Tu abîmes, pou volant, répond Cornet.

-T’occupe pas, face de semelle, insiste Bigornot, on s’méfie pas assez. J’sais
c’que j’dis quand je l’ouvre.

-Tu sais pas, dit Canard, Pépère va à l’arrière.

-Les femmes ici, murmura La Mollette, a sont laides, c’est des r’mèdes.

Les autres hommes de garde, promenant leurs regards braqués dans l’espace,
contemplent deux avions ennemis et l’écheveau embrouillé de leurs lacis. Autour
des oiseaux mécaniques et rigides, qui suivent le jeu des rayons, apparaissent
dans les hauteurs, tantôt noirs comme des corbeaux, tantôt blancs comme des
mouettes -des multitudes d’éclatements de shrapnells pointillent l’azur et
semblent une longue volée de flocons de neige dans le beau temps.

On rentre. Deux promeneurs s’avancent. Ce sont Carassus et Cheyssier. Ils
annoncent que le cuisinier Pépère s’en va s’en aller à l’arrière, cueilli par la
loi Dalbiez et expédié dans un régiment territorial.

-V’là un filon pour Blaire, dit Carassus, qui a au milieu de la figure un drôle
de grand nez qui ne lui va pas.

Dans le village, des bandes de poilus passent, ou des couples, liés par les
liens entrecroisés du dialogue. On voit des isolés se joindre deux à deux, se
quitter, puis, pleins encore de conversations, se rejoindre à nouveau, attirés
l’un vers l’autre comme par un aimant.

Une cohue acharnée: au milieu, des blancheurs de papier ondoient. C’est le
marchand de journaux qui vend, pour deux sous, les journaux à un sou. Fouillade
est arrêté au milieu du chemin, maigre comme la patte d’un lièvre. À l’angle
d’une maison, Paradis présente dans le soleil sa face rose comme le jambon.

Biquet nous rejoint, en petite tenue: veste et bonnet de police. Il se lèche les
babines.

-J’ai rencontré des copains. On a bu un coup. Tu comprends; demain, va falloir
se remettre à gratter; et, d’abord, nettoyer ses frusques et son lance-pierres.
Rien qu’ma capote, ça va être quéqu’chose, à tirer au clair! C’est pus une
capote, c’est une doublure d’une manière de cuirasse.

Montreuil, employé au bureau, surgit, et hèle Biquet:

-Eh, l’chiard! Une lettre. V’là une heure qu’on t’cherche après! T’es jamais là,
oeuf!

-J’peux pas être ici z’et là, gros sac. Donne voir.

Il examine, soupèse, et annonce en déchirant l’enveloppe:

-C’est d’ma vieille.

On ralentit le pas. Il lit en suivant les lignes avec son doigt, en hochant la
tête d’un air convaincu, et en remuant les lèvres comme une dévote.

À mesure qu’on gagne le centre du village, l’affluence augmente. On salue le
commandant, et l’aumônier noir qui marche à côté, comme une promeneuse. On est
interpellé par Pigeon, Guenon, le jeune Escutenaire, le chasseur Clodore. Lamuse
semble être aveugle et sourd, et ne plus savoir que marcher.

Bizouarne, Chanrion, Roquette, arrivent en tumulte, annonçant une grande
nouvelle:

-Tu sais, Pépère va s’en aller à l’arrière.

-C’est drôle, c’qu’on s’gourre! dit Biquet en levant le nez hors de sa lettre.
La vieille s’en fait pour moi!

Il me montre un passage de la missive maternelle:

« Quand tu recevras ma lettre, épelle-t-il, tu seras sans doute dans la boue et
le froid, a n’avoir rien, privé de tout, mon pauvre Eugène. . . »

Il rit.

-Y a dix jours qu’elle a marqué ça. Elle n’y est pas du tout! On n’a pas froid,
puisqu’i’ fait beau depuis c’matin. On n’est pas malheureux, pisqu’on a une
chambre où boulotter. On a eu des misères, mais on est bien maintenant.

Nous regagnons le chenil dont nous sommes locataires, en méditant cette phrase.
Sa touchante simplicité m’émeut et me montre une âme, des multitudes d’âmes.
Parce que le soleil s’est montré, parce qu’on a senti un rayon et un semblant de
confort, le passé de souffrance n’existe plus, et l’avenir terrible n’existe pas
non plus. . . « On est bien maintenant. » Tout est fini.

Biquet s’installe à la table, comme un monsieur, pour répondre. Il dispose avec
soin et vérifie le papier, l’encre, la plume, puis promène bien régulièrement,
en souriant, sa grosse écriture le long de la petite page.

-Tu rigolerais, me dit-il, si tu savais c’que j’y écris, à la vieille.

Il relit sa lettre, s’en caresse, se sourit.





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Henri Barbusse. (1873-1935) V L'Asile.*
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