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| Henri Barbusse. (1873-1935) X Argoval.* | |
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Invité Invité
| Sujet: Henri Barbusse. (1873-1935) X Argoval.* Ven 13 Jan - 20:42 | |
| X Argoval.*
Le crépuscule du soir arrivait du côté de la campagne. Une brise douce, douce comme des paroles, l’accompagnait.
Dans les maisons posées le long de cette voie villageoise -grande route habillée sur quelques pas en grande rue -les chambres, que leurs fenêtres blafardes n’alimentaient plus de la clarté de l’espace, s’éclairaient de lampes et de chandelles, de sorte que le soir on sortait pour aller dehors, et qu’on voyait l’ombre et la lumière changer graduellement de place.
Au bord du village, vers les champs, des soldats déséquipés erraient, le nez au vent. Nous finissions la journée en paix. Nous jouissions de cette oisiveté vague dont on éprouve la bonté quand on est vraiment las. Il faisait beau; l’on était au commencement du repos, et on rêvait. Le soir semblait aggraver les figures avant de les assombrir, et les fronts réfléchissaient la sérénité des choses.
Le sergent Suilhard vint à moi et me prit par le bras. Il m’entraîna.
-Viens, me dit-il, je vais te montrer quelque chose.
Les abords du village abondaient en rangées de grands arbres calmes, qu’on longeait, et, de temps en temps, les vastes ramures, sous l’action de la brise, se décidaient à quelque lent geste majestueux.
Suilhard me précédait. Il me conduisît dans un chemin creux qui tournait, encaissé; de chaque côté, poussait une bordure d’arbustes dont les faîtes se rejoignaient étroitement. Nous marchâmes quelques instants environnés de verdure tendre. Un dernier reflet de lumière, qui prenait ce chemin en écharpe, accumulait dans les feuillages des points jaune clair ronds comme des pièces d’or.
-C’est joli, fis-je.
Il ne disait rien. Il jetait les yeux de côté. Il s’arrêta.
-Ça doit être là.
Il me fit grimper par un petit bout de chemin dans un champ entouré d’un vaste carré de grands arbres, et bondé d’une odeur de foin coupé.
-Tiens! remarquai-je en observant le sol, c’est tout piétiné par ici. Il y a eu une cérémonie.
-Viens, me dit Suilhard.
Il me conduisit dans le champ, non loin de l’entrée. Il y avait là un groupe de soldats qui parlaient à voix baissée. Mon compagnon tendit la main.
-C’est là, dit-il.
Un piquet très bas -un mètre à peine -était planté à quelques pas de la haie, faite à cet endroit de jeunes arbres.
-C’est là, dit-il, qu’on a fusillé le soldat du 204, ce matin.
» On a planté le poteau dans la nuit. On a amené le bonhomme à l’aube, et ce sont les types de son escouade qui l’ont tué. Il avait voulu couper aux tranchées; pendant la relève, il était resté en arrière, puis était rentré en douce au cantonnement. Il n’a rien fait autre chose; on a voulu, sans doute, faire un exemple. »
Nous nous approchâmes de la conversation des autres:
-Mais non, pas du tout, disait l’un. C’était pas un bandit; c’était pas un de ces durs cailloux comme tu en vois. Nous étions partis ensemble. C’était un bonhomme comme nous, ni plus, ni moins un peu flemme, c’est tout. Il était en première ligne depuis le commencement, mon vieux, et j’l’ai jamais vu saoul, moi.
-Faut tout dire: malheureusement pour lui, qu’il avait de mauvais antécédents. Ils étaient deux, tu sais, à faire le coup. L’autre a pigé deux ans de prison. Mais Cajard1 à cause d’une condamnation qu’il avait eue dans le civil, n’a pas bénéficié de circonstances atténuantes. Il avait, dans le civil, fait un coup de tête étant saoul.
-On voit un peu d’sang par terre quand on r’garde, dit un homme penché.
-Y a tout eu, reprit un autre, la cérémonie depuis A jusqu’à Z, le colonel à cheval, la dégradation; puis on l’a attaché, à c’petit poteau bas, c’poteau d’bestiaux. Il a dû être forcé de s’mettre à genoux ou de s’asseoir par terre avec un petit poteau pareil.
-Ça s’comprendrait pas, fit un troisième après un silence, s’il n’y avait pas cette chose de l’exemple que disait le sergent.
Sur le poteau, il y avait, gribouillées par les soldats, des inscriptions et des protestations. Une croix de guerre grossière, découpée en bois, y était clouée et portait: « À Cajard, mobilisé depuis août 1914, la France reconnaissante. »
En rentrant au cantonnement, je vis Volpatte, entouré, qui parlait. Il racontait quelque nouvelle anecdote de son voyage chez les heureux.
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| Sujet: Re: Henri Barbusse. (1873-1935) X Argoval.* Ven 13 Jan - 20:43 | |
| XI Le Chien.*
Il faisait un temps épouvantable. L’eau et le vent assaillaient les passants, criblaient, inondaient et soulevaient les chemins.
De retour de corvée, je regagnais notre cantonnement, à l’extrémité du village. À travers la pluie épaisse, le paysage de ce matin-là était jaune sale, le ciel tout noir -couvert d’ardoises. L’averse fouettait l’abreuvoir avec ses verges. Le long des murs, des formes se rapetissaient et filaient, pliées, honteuses, en barbotant.
Malgré la pluie, la basse température et le vent aigu, un attroupement s’agglomérait devant la poterne de la ferme où nous logions. Les hommes serrés là, dos à dos, formaient, de loin, comme une vaste éponge grouillante. Ceux qui voyaient, par-dessus les épaules et entre les têtes, écarquillaient les yeux et disaient:
-Il en a du fusil, le gars!
-Pour n’avoir pas les grolles, i’ n’a point les grolles!
Puis les curieux s’éparpillèrent, le nez rouge et la face trempée, dans l’averse qui cinglait et la bise qui pinçait, et, laissant retomber leurs mains qu’ils avaient levées au ciel d’étonnement, ils les enfonçaient dans leurs poches.
Au centre, demeura, strié de pluie, le sujet du rassemblement: Fouillade, le torse nu, qui se lavait à grande eau.
Maigre comme un insecte, agitant de longs bras minces, frénétique et tumultueux, il se savonnait et s’aspergeait la tête, le cou et la poitrine jusqu’au grillage proéminent de ses côtes. Sur sa joue creusée en entonnoir l’énergique opération avait étalé une floconneuse barbe de neige, et elle accumulait sur le sommet de son crâne une visqueuse toison que la pluie perforait de petits trous.
Le patient utilisait, en guise de baquet, trois gamelles qu’il avait remplies d’eau trouvée on ne savait où dans ce village où il n’y en avait pas, et, comme il n’existait nulle part, dans l’universel ruissellement céleste et terrestre, de place propre pour poser quoi que ce fût, il fourrait, après usage, sa serviette dans la ceinture de son pantalon, et mettait, chaque fois qu’il s’en était servi, son savon dans sa poche.
Ceux qui étaient encore là admiraient cette gesticulation épique au sein des intempéries, et répétaient en hochant la tête:
-C’est une maladie de propreté qu’il a.
-Tu sais qu’i’ va avoir une citation, qu’on dit, pour l’affaire du trou d’obus avec Volpatte.
-Ben, mon vieux cochon, les a pas volées, ses citations!
Et on mêlait, sans bien s’en rendre compte, les deux exploits, celui de la tranchée et celui-là, et on le regardait comme le héros du jour, tandis qu’il soufflait, reniflait, haletait, rauquait, crachait, essayait de s’essuyer sous la douche aérienne, par coups rapides et comme par surprise, puis, enfin, se rhabillait.
Une fois lavé, il a froid.
Il tourne sur place et se poste, debout, à l’entrée de la grange où l’on gîte. La bise glaciale tache et placarde la peau de sa longue face creuse et basanée, tire des larmes de ses yeux et les éparpille sur ses joues grillées jadis par le mistral; et son nez aussi pleure et pleuvote.
Vaincu par la morsure continue du vent qui l’attrape aux oreilles, malgré son cache-nez noué autour de sa tête, et aux mollets malgré les bandes jaunes dont ses jambes de coq sont écaillées, il rentre dans la grange, mais il en ressort aussitôt, en roulant des yeux féroces et en murmurant: « Pute de moine! » et: « Voleur! » avec l’accent qui éclôt aux gosiers à mille kilomètres d’ici, dans le coin de terre d’où la guerre l’exila.
Et il reste debout, dehors, dépaysé plus qu’il ne le fut jamais dans ce décor septentrional. Et le vent vient, se glisse en lui, et revient, avec de brusques mouvements, secouer et malmener ses formes décharnées et légères d’épouvantail.
C’est qu’elle est quasi inhabitable -coquine de Dious! -la grange qu’on nous a assignée pour vivre pendant cette période de repos. Cet asile s’enfonce, ténébreux, suintant et étroit comme un puits. Toute une moitié en est inondée - on y voit surnager des rats -et les hommes sont massés dans l’autre moitié. Les murs, faits de lattes agglutinées par de la boue séchée, sont cassés, fendus, percés, sur tout le pourtour, et largement troués dans le haut. On a bouché tant bien que mal, la nuit où l’on est arrivé -jusqu’au matin -les lézardes qui sont à portée de la main, en y fourrant des branches feuillues et des claies. Mais les ouvertures du haut et du toit sont toujours béantes. Alors qu’un faible jour impuissant y demeure suspendu, le vent, au contraire, s’y engouffre, s’y aspire de tous côtés, de toute sa force, et l’escouade subit la poussée d’un éternel courant d’air. |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Henri Barbusse. (1873-1935) X Argoval.* Ven 13 Jan - 20:43 | |
| Et quand on est là, on demeure planté debout, dans cette pénombre bouleversée, à tâtonner, à grelotter et à geindre.
Fouillade, qui est rentré encore une fois, aiguillonné par le froid, regrette de s’être lavé. Il a mal aux reins et dans le côté. Il voudrait faire quelque chose, mais quoi?
S’asseoir? Impossible. C’est trop sale, là-dedans: la terre et les pavés sont enduits de boue, et la paille disposée pour le couchage est tout humide à cause de l’eau qui s’y infiltre et des pieds qui s’y décrottent. De plus, si l’on s’assoit, on gèle, et si on s’étend sur la paille, on est incommodé par l’odeur du fumier et égorgé par les émanations ammoniacales. . . Fouillade se contente de regarder sa place en bâillant à décrocher sa longue mâchoire qu’allonge une barbiche où l’on verrait des poils blancs si le jour était vraiment le jour.
-Les autres copains et poteaux, dit Marthereau, faut pas croire qu’i’ soyent mieux ni plus bien que nous. Après la soupe, j’ai été voir un gibier à la onzième, dans la ferme, près de l’infirmerie. Il faut enjamber de l’autre côté d’un mur par une échelle trop courte -tu parles d’un coup de ciseaux, remarque Marthereau qui est court sur pattes -et une fois qu’t’es dans c’poulailler et c’clapier, t’es bousculé et pigné par tout un chacun et tu gênes tout un chacun. Tu sais pas où mett’ tes pommes. J’suis filé de là en ripant.
-J’ai voulu, moi, dit Cocon, quand on a été quittes de becqueter, entrer chez l’forgeron pomper quelque chose de chaud, en l’achetant. Hier, i’ vendait du jus, mais des cognes sont passés là ce matin: le bonhomme a la tremblote et il a fermé sa porte à clef.
Fouillade les a vus rentrer la tête basse et venir s’échouer au pied de leur litière.
Lamuse a essayé de nettoyer son fusil. Mais on ne peut pas nettoyer son fusil ici, même en s’installant par terre, près de la porte, même en soulevant la toile de tente mouillée, dure et glacée, qui pend devant comme une stalactite: il fait trop sombre.
-Et pis, ma vieille, si tu laisses tomber une vis, tu peux t’mettre la corde pour la retrouver, surtout qu’on est bête de ses pattes quand on a froid.
-Moi, j’aurais des choses à coudre, mais, salut!
Reste une alternative: s’étendre sur la paille, en s’enveloppant la tête dans un mouchoir ou une serviette pour s’isoler de la puanteur agressive qu’exhale la fermentation de la paille, et dormir. Fouillade qui n’est, aujourd’hui, ni de corvée, ni de garde, et est maître de tout son temps, s’y décide. Il allume une bougie pour chercher dans ses affaires, dévide le boyau d’un cache-nez, et on voit ses formes étiques, découpées en noir, qui se plient et se déplient.
-Aux patates, là-dedans, mes petits agneaux! brame à la porte, dans une forme encapuchonnée, une voix sonore.
C’est le sergent Henriot. Il est bonhomme et malin, et tout en plaisantant avec une grossièreté sympathique, il surveille l’évacuation du cantonnement à cette fin que personne ne tire au flanc. Dehors, dans la pluie infinie, sur la route coulante, s’égrène la deuxième section, racolée, elle aussi, et poussée au travail par l’adjudant. Les deux sections se mêlent. On grimpe la rue, on gravit le monticule de terre glaise où fume la cuisine roulante.
-Allons, mes enfants, jetons-en un coup, c’est pas long quand tout le monde s’y met. . . Allons, qu’est-ce t’as à rouspéter, encore, toi? Ça sert à rien.
Vingt minutes après, on rentre au trot. Dans la grange, on ne touche plus en tâtonnant que des choses et des formes trempées, humides et frigides, et une âcre senteur de bête mouillée s’ajoute aux exhalaisons du purin que renferment nos lits.
On se rassemble, debout, autour des madriers qui soutiennent la grange, et autour des filets d’eau qui tombent verticalement des trous du toit -vagues colonnes au vague piédestal d’éclaboussements.
-Les voilà! crie-t-on.
Deux masses, successivement, bouchent la porte, saturées d’eau et qui s’égouttent: Lamuse et Barque sont allés à la recherche d’un brasero. Ils reviennent de cette expédition, complètement bredouilles, hargneux et farouches: « Pas l’ombre d’un fourneau. D’ailleurs ni bois ni charbon, même en se ruinant pour. »
Impossible d’avoir du feu.
-La commande, elle est loupée, et là où j’ai pas réussi, personne réussira, dit Barque avec un orgueil que cent exploits justifient.
On reste immobiles, on se déplace lentement, dans le peu d’espace qu’on a, assombris par tant de misère.
-À qui c’journal?
-Ch’est à mi, dit Bécuwe.
-Qu’est-c’qui chante? Ah, zut, on peut pas lire dans c’te nuit!
-I’s disent comme cha, qu’à ch’t’heure, on a fait tout ch’qu’i’ fallait pour l’soldats, et les récaufir dans s’tranchées. I’s ont toudi ch’qu’i leur faut, et d’lainages, et d’kemises, d’fourneaux, d’brasos et d’carbon à pleins tubins. Et qu’ch’est comme cha dans l’tranchées d’première ligne.
-Ah! tonnerre de Dieu! ronchonnent quelques-uns des pauvres prisonniers de la grange, et ils montrent le poing au vide du dehors et au papier du journal.
Mais Fouillade se désintéresse de ce qu’on dit. Il a plié dans l’ombre sa grande carcasse de don Quichotte bleuâtre et tendu son cou sec tressé de cordes à violon. Quelque chose est là, par terre, qui l’attire.
C’est Labri, le chien de l’autre escouade.
Labri, vague berger mâtiné à queue coupée, est couché en rond sur une toute petite litière de poussière de paille.
Il le regarde et Labri le regarde.
Bécuwe s’approche et, avec son accent chantant des environs de Lille:
-Il minge pas s’pâtée. Il va pas, ch’tiot kien. Eh! Labri, qu’ch’qu’to as? V’là tin pain, tin viande. R’vêt’ cha. Cha est bon, deslo qu’est dans t’tubin. . . I’ s’ennuie, i’ souffre. Un d’ch’matin, on l’r’trouvera, ilo, crévé.
Labri n’est pas heureux. Le soldat à qui il est confié est dur pour lui et le malmène volontiers, et, par ailleurs, ne s’en préoccupe guère. L’animal est attaché toute la journée. Il a froid, il est mal, il est abandonné. Il ne vit pas sa vie. Il a, de temps en temps, des espoirs de sortie en voyant qu’on s’agite autour de lui, il se lève en s’étirant et ébauche un frétillement de queue. Mais c’est une illusion, et il se recouche, en regardant exprès à côté de sa gamelle presque pleine.
Il s’ennuie, il se dégoûte de l’existence. Même s’il évite la balle ou l’éclat auquel il est tout aussi exposé que nous, il finira par mourir ici.
Fouillade étend sa maigre main sur la tête du chien; celui-ci le dévisage à nouveau. Leurs deux regards sont pareils, avec cette différence que l’un vient d’en haut et l’autre d’en bas.
Fouillade s’est assis tout de même -tant pis! -dans un coin, les mains protégées par les plis de sa capote, ses longues jambes refermées comme un lit pliant.
Il songe, les yeux clos sous ses paupières bleutées. Il revoit. C’est un de ces moments où le pays dont on est séparé prend, dans le lointain, des douceurs de créature. L’Hérault parfumé et coloré, les rues de Cette. Il voit si bien, de si près, qu’il entend le bruit des péniches du canal du Midi et des déchargements des docks, et que ces bruits familiers l’appellent distinctement.
En haut du chemin qui sent le thym et l’immortelle si fort que cette odeur vient dans la bouche et est presque un goût, au milieu du soleil, dans une bonne brise toute parfumée et chauffée, qui n’est que le coup d’aile des rayons, sur le mont Saint-Clair, fleurit et verdoie la baraquette des siens. De là, on voit en même temps, se rejoignant, l’étang de Thau, qui est vert bouteille, et la mer Méditerranée, qui est bleu ciel, et on aperçoit aussi quelquefois, au fond du ciel indigo, le fantôme découpé des Pyrénées.
C’est là qu’il est né, qu’il a grandi, heureux, libre. Il jouait, sur la terre dorée et rousse, et même il jouait au soldat. L’ardeur de manier un sabre de bois animait ses joues rondes qui sont maintenant ravinées et comme cicatrisées. . . Il ouvre les yeux, regarde autour de lui, hoche la tête, et s’adonne au regret du temps où il avait un sentiment pur, exalté, ensoleillé de la guerre et de la gloire.
L’homme met sa main devant ses yeux, pour retenir la vision intérieure.
Maintenant, c’est autre chose.
C’est là-haut au même endroit, que, plus tard, il a connu Clémence. La première fois, elle passait, luxueuse de soleil. Elle portait dans ses bras une javelle de paille et elle lui est apparue si blonde qu’à côté de sa tête la paille avait l’air châtain. La seconde fois, elle était accompagnée d’une amie. Elles s’étaient arrêtées toutes les deux pour l’observer. Il les entendit chuchoter et se tourna vers elles. Se voyant découvertes, les deux jeunes filles se sauvèrent en froufroutant, avec un rire de perdrix.
Et c’est là aussi qu’ils ont, tous les deux, ensuite, établi leur maison. Sur le devant court une vigne qu’il soigne en chapeau de paille, quelle que soit la saison. À l’entrée du jardin se tient le rosier qu’il connaît bien et qui ne se sert de ses épines que pour essayer de le retenir un peu quand il passe.
Retournera-t-il près de tout cela? Ah! il a vu trop loin au fond du passé, pour ne pas voir l’avenir dans son épouvantable précision. Il songe au régiment décimé à chaque relève, aux grands coups durs qu’il y a eu et qu’il y aura, et aussi à la maladie, et aussi à l’usure. . .
Il se lève, s’ébroue, pour se débarrasser de ce qui fut et de ce qui sera. Il retombe au milieu de l’ombre glacée et balayée par le vent, au milieu des hommes épars et décontenancés qui, à l’aveugle, attendent le soir; il retombe dans le présent, et continue à frissonner.
Deux pas de ses longues jambes le font buter sur un groupe où, pour se distraire et se consoler, à mi-voix on parle mangeaille.
-Chez moi, dit quelqu’un, on fait des pains immenses, des pains ronds, grands comme des roues de voiture, tu parles!
Et l’homme se donne la joie d’écarquiller les yeux tout grands, pour voir les pains de chez lui.
-Chez nous, intervient le pauvre Méridional, les repas de fêtes sont si longs, que le pain, frais au commencement, est rassis à la fin!
-Y a un p’tit vin. . . I’ n’a l’air de rien, ce p’tit vin d’chez nous, eh bien, mon vieux, s’i n’a pas quinze degrés, il n’en a pa’ un!
Fouillade parle alors d’un rouge presque violet, qui supporte bien le coupage, comme s’il avait été mis au monde pour ça.
-Nous, dit un Béarnais, y a l’jurançon; mais l’vrai, pas c’qu’on t’vend pour jurançon et qui vient d’Paris. Moi, j’connais un des propriétaires justement.
-Si tu vas par là, dit Fouillade, j’ai chez moi les muscats de tout genre, de toutes les couleurs de la gamme, tu croirais des échantillons d’étoffes de soie. Tu viendrais chez moi un mois d’temps que j’t’en f’rais goûter chaque jour du pas pareil, mon pitchoun.
-Tu parles d’une noce! dit le soldat reconnaissant.
Et il arrive que Fouillade s’émotionne à ces souvenirs de vin où il se plonge et qui lui rappellent aussi la lumineuse odeur d’ail de sa table lointaine. Les émanations du gros bleu et des vins de liqueur délicatement nuancés lui montent à la tête, parmi la lente et triste tempête qui sévit dans la grange.
Il se remémore brusquement qu’établi dans le village où l’on cantonne est un cabaretier originaire de Béziers. Magnac lui a dit: « Viens donc me voir, mon camarade, un de ces quatre matins, on boira du vin de là-bas, macarelle! J’en ai quelques bouteilles que tu m’en diras des nouvelles. »
Cette perspective, tout d’un coup, éblouit Fouillade. Il est parcouru dans toute sa longueur d’un tressaillement de plaisir, comme s’il avait trouvé sa voie. . . Boire du vin du Midi et même de son Midi spécial, en boire beaucoup. . . Ce serait si bon de revoir la vie en rose, ne serait-ce qu’un jour! Hé oui, il a besoin de vin, et il rêve de se griser.
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| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Henri Barbusse. (1873-1935) X Argoval.* Ven 13 Jan - 20:44 | |
| Incontinent, il quitte les parleurs pour aller de ce pas s’attabler chez Magnac.
Mais il se cogne à la sortie, à l’entrée -contre le caporal Broyer, qui va galopant dans la rue comme un camelot en criant à chaque ouverture:
-Au rapport!
La compagnie se rassemble et se forme en carré, sur la butte glaiseuse où la cuisine roulante envoie de la suie à la pluie.
-J’irai boire après le rapport, se dît Fouillade.
Et il écoute, distraitement, tout à son idée, la lecture du rapport. Mais si distraitement qu’il écoute, il entend le chef qui lit: « Défense absolue de sortir des cantonnements avant dix-sept heures, et après vingt heures », et le capitaine qui, sans relever le murmure circulaire des poilus, commente cet ordre supérieur:
-C’est ici le Quartier Général de la Division. Tant que vous y serez, ne vous montrez pas. Cachez-vous. Si le Général de Division vous voit dans la rue, il vous fera immédiatement mettre de corvée. Il ne veut pas voir un soldat. Restez cachés toute la journée au fond de vos cantonnements. Faites ce que vous voudrez, à condition qu’on ne vous voie pas, personne!
Et l’on rentre dans la grange.
Il est deux heures. Ce n’est que dans trois heures, quand il fera tout à fait nuit, que l’on pourra se risquer dehors sans être puni.
Dormir en attendant? Fouillade n’a plus sommeil; son espoir de vin l’a secoué. Et puis, s’il dort le jour, il ne dormira pas la nuit. Ça non! Rester les yeux ouverts, la nuit, c’est pire que le cauchemar.
Le temps s’assombrit encore. La pluie et le vent redoublent, dehors et dedans. . .
Alors quoi? si on ne peut ni rester immobile, ni s’asseoir, ni se coucher, ni se balader, ni travailler, quoi?
Une détresse grandissante tombe sur ce groupe de soldats fatigués et transis, qui souffrent dans leur chair et ne savent vraiment pas quoi faire de leur corps.
-Nom de Dieu, c’qu’on est mal!
Ces abandonnés crient cela comme une lamentation, un appel au secours.
Puis, instinctivement, ils se livrent à la seule occupation possible ici-bas pour eux: faire les cent pas sur place pour échapper à l’ankylose et au froid.
Et les voilà qui se mettent à déambuler très vite, de long en large, dans ce local exigu qu’on a parcouru en trois enjambées, qui tournent en rond, se croisant, se frôlant, penchés en avant, les mains dans les poches, en tapant la semelle par terre. Ces êtres que cingle la bise jusque sur leur paille, semblent un assemblage de miséreux déchus des villes qui attendent, sous un ciel bas d’hiver, que s’ouvre la porte de quelque institution charitable. Mais la porte ne s’ouvrira pas pour ceux-là, sinon dans quatre jours, à la fin du repos, un soir, pour remonter aux tranchées.
Seul dans un coin, Cocon est accroupi. Il est dévoré de poux, mais, affaibli par le froid et l’humidité, il n’a pas le courage de changer de linge, et il reste là, sombre, immobile et mangé. . .
À mesure qu’on approche, malgré tout, de cinq heures du soir, Fouillade recommence à s’enivrer de son rêve de vin, et il attend, avec cette lueur à l’âme.
-Quelle heure est-il?. . . Cinq heures moins un quart. . . Cinq heures moins cinq. . . Allons!
Il est dehors dans la nuit noire. Par grands sautillements clapotants, il se dirige vers l’établissement de Magnac, le généreux et loquace Biterrois. Il a grand-peine à trouver la porte dans le noir et la pluie d’encre. Bou Diou, elle n’est pas éclairée! Bou Diou d’bou Diou, elle est fermée! La lueur d’une allumette, qu’abrite sa grande main maigre comme un abat-jour, lui montre la pancarte fatidique: « Etablissement consigné à la troupe. » Magnac, coupable de quelque infraction, a été exilé dans l’ombre et l’inaction!
Et Fouillade tourne le dos à l’estaminet devenu la prison du cabaretier solitaire. Il ne renonce pas à son rêve. Il ira ailleurs, ce sera du vin ordinaire, et il paiera, voilà tout.
Il met la main dans sa poche pour tâter son porte-monnaie. Il est là.
Il doit avoir trente-sept sous. Ce n’est pas le Pérou, mais. . .
Mais subitement, il sursaute et s’arrête net en s’envoyant une claque sur le front. Son interminable figure fait une affreuse grimace, masquée par l’ombre.
Non, il n’a plus trente-sept sous! Hé, couillon qu’il est! Il avait oublié la boîte de sardines qu’il a achetée la veille, tellement les macaroni gris de l’ordinaire le dégoûtaient, et les chopes qu’il a payées aux cordonniers qui lui ont remis des clous à ses brodequins.
Misère! Il ne doit plus avoir que treize sous!
Pour arriver à s’exciter comme il convient et à se venger de la vie présente, il lui faudrait bien un litre et demi, foutre! Ici, le litre de rouge coûte vingt et un sous. Il est loin de compte.
Il promène ses yeux dans les ténèbres autour de lui. Il cherche quelqu’un. Il existe peut-être un camarade qui lui prêterait de l’argent, ou bien qui lui paierait un litre.
Mais, qui, qui? Pas Bécuwe, qui n’a qu’une marraine pour lui envoyer, tous les quinze jours, du tabac et du papier à lettres. Pas Barque, qui ne marcherait pas; pas Blaire, qui, avare, ne comprendrait pas. Pas Biquet, qui a l’air de lui en vouloir, pas Pépin qui mendigote lui-même et ne paie jamais, même quand il invite. Ah! si Volpatte était avec eux!. . . Il y a bien Mesnil André, mais il est justement en dette avec lui pour plusieurs tournées. Le caporal Bertrand? Il l’a envoyé coucher brutalement à la suite d’une observation, et ils se regardent de travers. Farfadet? Il ne lui adresse guère la parole d’ordinaire. . . Non, il sent bien qu’il ne peut pas demander ça à Farfadet. Et puis, mille dious! à quoi bon chercher des messies dans son imagination? Où sont-ils, tous ces gens, à cette heure?
Lent, il revient en arrière, vers le gîte. Puis, machinalement il se retourne et repart en avant, à pas hésitants. Il va essayer tout de même. Peut-être, sur place, des camarades attablés. . . Il aborde la partie centrale du village à l’heure où la nuit vient d’enterrer la terre.
Les portes et les fenêtres éclairées des estaminets se reflètent dans la boue de la rue principale. Il y en a tous les vingt pas. On entrevoit les spectres lourds des soldats, la plupart en bandes, qui descendent la rue. Quand une automobile arrive, on se range, et on la laisse passer, ébloui par les phares et éclaboussé par la vase liquide que les roues projettent sur toute la largeur du chemin.
Les estaminets sont pleins. Par les vitres embuées, on les voit bondés d’un nuage compact d’hommes casqués.
Fouillade entre dans l’un d’eux, au hasard. Dès le seuil, l’haleine tiède du caboulot, la lumière, l’odeur et le brouhaha l’attendrissent. Cet attablement est tout de même un morceau du passé dans le présent.
Il regarde, de table en table, s’avance en dérangeant les installations pour vérifier tous les convives de cette salle. Aïe! Il ne connaît personne.
Autre part, c’est pareil. Il n’a pas de chance. Il a beau tendre le cou et quêter éperdument de l’oeil une tête de connaissance parmi ces uniformes qui, par masses ou par couples, boivent en conversant, ou, solitaires, écrivent. Il a l’air d’un mendiant et personne n’y fait attention.
Ne trouvant nulle âme pour venir à son aide, il se décide à dépenser au moins ce qu’il a dans sa poche. Il se glisse jusqu’au comptoir. . .
-Une chopine de ving et du bonn. . .
-Du blanc?
-Eh oui!
-Vous, mon garçon, vous êtes du Midi, dit la patronne en lui remettant une petite bouteille pleine et un verre et en encaissant ses douze sous.
Il s’installe sur le coin d’une table déjà encombrée par quatre buveurs qu’une manille attache les uns aux autres; il remplit la chope à ras et la vide, puis la remplit de nouveau. -Eh, à ta santé, n’casse pas le verre! lui glapit dans le nez un arrivant en bourgeron bleu charbonneux, porteur d’une épaisse barre de sourcils au milieu de sa face blême, d’une tête conique et d’une demi-livre d’oreilles. C’est Harlingue, l’armurier. |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Henri Barbusse. (1873-1935) X Argoval.* Ven 13 Jan - 20:44 | |
| Il n’est pas très glorieux d’être installé seul devant une chopine en présence d’un camarade qui donne les signes de la soif. Mais Fouillade fait semblant de ne pas comprendre le desideratum du sire qui se dandine devant lui avec un sourire engageant, et il vide précipitamment son verre. L’autre tourne le dos, non sans grommeler qu’ils sont « pas beaucoup partageux et plutôt goulafes, ceuss du Midi ».
Fouillade a posé son menton sur ses poings et regarde sans le voir un angle de l’estaminet où les poilus s’entassent, se coudoient, se pressent et se bousculent pour passer.
C’était assez bon, évidemment, ce petit blanc, mais que peuvent ces quelques gouttes dans le désert de Fouillade? Le cafard n’a pas beaucoup reculé, et il est revenu.
Le Méridional se lève, s’en va, avec ses deux verres de vin dans le ventre et un sou dans son porte-monnaie. Il a le courage de visiter encore un estaminet, de le sonder des yeux et de quitter l’endroit en marmottant pour s’excuser: « Hildepute! I’ n’est jamais là, c’t’animau-là! »
Puis il rentre au cantonnement. Celui-ci est toujours aussi bruissant de rafales et de gouttes. Fouillade allume sa chandelle, et, à la lueur de la flamme qui s’agite désespérément comme si elle voulait s’envoler, il va voir Labri.
Il s’accroupit, le lumignon à la main devant le pauvre chien qui mourra peut- être avant lui. Labri dort, mais faiblement, car il ouvre aussitôt un oeil et remue la queue.
Le Cettois le caresse et lui dit tout bas:
-Y a rienn à faire. Rienn. . .
Il ne veut pas en dire davantage à Labri pour ne pas l’attrister; mais le chien approuve en hochant la tête avant de refermer les yeux.
Fouillade se lève un peu péniblement à cause de ses articulations rouillées, et va se coucher. Il n’espère plus qu’une chose maintenant: dormir, pour que meure ce jour lugubre, ce jour de néant, ce jour comme il y en aura encore tant à subir héroïquement, à franchir, avant d’arriver au dernier de la guerre ou de sa vie.
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| | | | Henri Barbusse. (1873-1935) X Argoval.* | |
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