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| | Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.* | |
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Invité Invité
| Sujet: Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.* Ven 13 Jan - 20:57 | |
| XX Le Feu.*
Réveillé brusquement, j’ouvre les yeux dans le noir.
-Quoi? Qu’est-ce qu’il il y a?
-C’est ton tour de garde. Il est deux heures du matin, me dit le caporal Bertrand que j’entends, sans le voir, à l’orifice du trou au fond duquel je suis étendu.
Je grogne que je viens, je me secoue, bâille dans l’étroit abri sépulcral; j’étends les bras et mes mains touchent la glaise molle et froide. Puis je rampe au milieu de l’ombre lourde qui obstrue l’abri, en fendant l’odeur épaisse, entre les corps intensément affalés des dormeurs. Après quelques accrochages et faux pas sur des équipements, des sacs, et des membres étirés dans tous les sens, je mets la main sur mon fusil et je me trouve debout à l’air libre, mal réveillé et mal équilibré, assailli par la bise aiguë et noire.
Je suis, en grelottant, le caporal qui s’enfonce entre de hauts entassements sombres dont le bas se resserre étrangement sur notre marche. Il s’arrête. C’est là. Je perçois une grosse masse se détacher à mi-hauteur de la muraille spectrale, et descendre. Cette masse hennit un bâillement. Je me hisse dans la niche qu’elle occupait.
La lune est cachée dans la brume, mais il y a, répandue sur les choses, une très confuse lueur à laquelle l’oeil s’habitue à tâtons. Cet éclairement s’éteint à cause d’un large lambeau de ténèbres qui plane et glisse là-haut. Je distingue à peine, après l’avoir touché, l’encadrement et le trou du créneau devant ma figure, et ma main avertie rencontre, dans un enfoncement aménagé, un fouillis de manches de grenades.
-Ouvre l’oeil, hein, mon vieux, me dit Bertrand à voix basse. N’oublie pas qu’il y a notre poste d’écoute, là en avant, sur la gauche. Allons, à tout à l’heure.
Son pas s’éloigne, suivi du pas ensommeillé du veilleur que je relève.
Les coups de fusil crépitent de tous côtés. Tout à coup, une balle claque net dans la terre du talus où je m’appuie. Je mets la face au créneau. Notre ligne serpente dans le haut du ravin: le terrain est en contre-bas devant moi, et on ne voit rien dans cet abîme de ténèbres où il plonge. Toutefois, les yeux finissent par discerner la file régulière des piquets de notre réseau plantés au seuil des flots d’ombre, et, çà et là, les plaies rondes d’entonnoirs d’obus, petits, moyens ou énormes; quelques-uns, tout près, peuplés d’encombrements mystérieux. La bise me souffle dans la figure. Rien ne bouge, que le vent qui passe et que l’immense humidité qui s’égoutte. Il fait froid à frissonner sans fin. Je lève les yeux: je regarde ici, là. Un deuil épouvantable écrase tout. J’ai l’impression d’être tout seul, naufragé, au milieu d’un monde bouleversé par un cataclysme.
Rapide illumination de l’air: une fusée. Le décor où je suis perdu s’ébauche et pointe autour de moi. On voit se découper la crête, déchirée, échevelée, de notre tranchée, et j’aperçois, collés sur la paroi d’avant, tous les cinq pas, comme des larves verticales, les ombres des veilleurs. Leur fusil s’indique, à côté d’eux, par quelques gouttes de lumière. La tranchée est étayée de sacs de terre; elle est élargie de partout et, en maints endroits, é ventrée par des éboulements. Les sacs de terre, aplatis les uns sur les autres et disjoints, ont l’air, à la lueur astrale de la fusée, de ces vastes dalles démantelées d’antiques monuments en ruines. Je regarde au créneau. Je distingue, dans la vaporeuse atmosphère blafarde qu’a épandue le météore, les piquets rangés et même les lignes ténues des fils de fer barbelés qui s’entrecroisent d’un piquet à l’autre. C’est, devant ma vue, comme des traits à la plume qui gribouillent et raturent le champ blême et troué. Plus bas, dans l’océan nocturne qui remplit le ravin, le silence et l’immobilité s’accumulent.
Je descends de mon observatoire et me dirige au jugé vers mon voisin de veille. De ma main tendue, je l’atteins.
-C’est toi? lui dis-je à voix basse, sans le reconnaître.
-Oui, répond-il sans savoir non plus qui je suis, aveugle comme moi.
-C’est calme, à c’t’heure, ajoute-t-il. Tout à l’heure, j’ai cru qu’ils allaient attaquer, ils ont peut-être bien essayé, sur la droite, où ils ont lancé une chiée de grenades. Il y a eu un barrage de 75, vrrran. . . vrrran. . . Mon vieux, je m’disais: « Ces 75-là, c’est possible, i’ sont payés pour tirer! S’ils sont sortis, les Boches, i’s ont dû prendre quéque chose! » Tiens, écoute, là- bas les boulettes qui r’biffent! T’entends?
Il s’arrête, débouche son bidon, boit un coup, et sa dernière phrase, toujours à voix basse, sent le vin:
-Ah! là là! tu parles d’une sale guerre! Tu crois qu’on s’rait pas mieux chez soi? Eh bien, quoi! Qu’est-ce qu’il a, c’ballot?
Un coup de feu vient de retenir à côté de nous, traçant un court et brusque trait phosphorescent. D’autres partent, ça et là, sur notre ligne: les coups de fusil sont contagieux la nuit. |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.* Ven 13 Jan - 20:57 | |
| Nous allons nous enquérir, à tâtons, dans l’ombre épaisse retombée sur nous comme un toit, auprès d’un des tireurs. Trébuchant et jetés parfois l’un sur l’autre, on arrive à l’homme, on le touche.
-Eh bien! quoi?
Il a cru voir remuer, puis, plus rien. Nous revenons, mon voisin inconnu et moi, dans l’obscurité dense et sur l’étroit chemin de boue grasse, incertains, avec effort, pliés, comme si nous portions chacun un fardeau écrasant.
À un point de l’horizon, puis à un autre, tout autour de nous, le canon tonne, et son lourd fracas se mêle aux rafales d’une fusillade qui tantôt redouble et tantôt s’éteint, et aux grappes de coups de grenades, plus sonores que les claquements du lebel et du mauser et qui ont à peu près le son des vieux coups de fusil classiques. Le vent s’est encore accru, il est si violent qu’il faut se défendre dans l’ombre contre lui: des chargements de nuages énormes passent devant la lune.
Nous sommes là, tous les deux, cet homme et moi, à nous rapprocher et nous heurter sans nous connaître, montrés puis interceptés l’un à l’autre, en brusques à-coups, par le reflet du canon; nous sommes là, pressés par l’obscurité, au centre d’un cycle immense d’incendies qui paraissent et disparaissent, dans ce paysage de sabbat.
-On est maudits, dit l’homme.
Nous nous séparons et nous allons chacun à notre créneau nous fatiguer les yeux sur l’immobilité des choses.
Quelle effroyable et lugubre tempête va éclater?
La tempête n’éclata pas, cette nuit-là. À la fin de ma longue attente, aux premières traînées du jour, il y eut même accalmie.
Tandis que l’aube s’abattait sur nous comme un soir d’orage, je vis encore une fois émerger et se recréer sous l’écharpe de suie des nuages bas, les espèces de rives abruptes, tristes et sales, infiniment sales, bossuées de débris et d’immondices, de la croulante tranchée où nous sommes.
La lividité de la nue blêmit et plombe les sacs de terre aux plans vaguement luisants et bombés, tel un long entassement de viscères et d’entrailles géantes mises à nu sur le monde.
Dans la paroi, derrière moi, se creuse une excavation, et là un entassement de choses horizontales se dresse comme un bûcher.
Des troncs d’arbres? Non: ce sont les cadavres.
À mesure que les cris d’oiseaux montent des sillons, que les champs vagues recommencent, que la lumière éclôt et fleurit en chaque brin d’herbe, je regarde le ravin. Plus bas que le champ mouvementé avec ses hautes lames de terre et ses entonnoirs brûlés, au-delà du hérissement des piquets, c’est toujours un lac d’ombre qui stagne, et, devant le versant d’en face, c’est toujours un mur de nuit qui s’érige.
Puis je me retourne et je contemple ces morts qui peu à peu s’exhument des ténèbres, exhibant leurs formes raidies et maculées. Ils sont quatre. Ce sont nos compagnons Lamuse, Barque, Biquet et le petit Eudore. Ils se décomposent là, tout près de nous, obstruant à moitié le large sillon tortueux et boueux que les vivants s’intéressent encore à défendre.
On les a posés tant bien que mal; ils se calent et s’écrasent, l’un sur l’autre. Celui d’en haut est enveloppé d’une toile de tente. On avait mis sur les autres figures des mouchoirs, mais en les frôlant, la nuit, sans voir, ou bien le jour, sans faire attention, on a fait tomber les mouchoirs, et nous vivons face à face avec ces morts, amoncelés là comme un bûcher vivant.
Il y a quatre nuits qu’ils ont été tués ensemble. Je me souviens mal de cette nuit, comme d’un rêve que j’ai eu. Nous étions de patrouille, eux, moi, Mesnil André, et le caporal Bertrand. Il s’agissait de reconnaître un nouveau poste d’écoute allemand signalé par les observateurs d’artillerie. Vers minuit, on est sorti de la tranchée, et on a rampé sur la descente, en ligne, à trois ou quatre pas les uns des autres, et on est descendu ainsi très bas dans le ravin, jusqu’à voir, gisant devant nos yeux, comme l’aplatissement d’une bête échouée, le talus de leur Boyau International. Après avoir constaté qu’il n’y avait pas de poste dans cette tranche de terrain, on a remonté, avec des précautions infinies; je voyais confusément mon voisin de droite et mon voisin de gauche, comme des sacs d’ombre, se traîner, glisser lentement, onduler, se rouler dans la boue, au fond des ténèbres, poussant devant eux l’aiguille de leur fusil. Des balles sifflaient au-dessus de nous, mais elles nous ignoraient, ne nous cherchaient pas. Arrivés en vue de la bosse de notre ligne, on a soufflé un instant; l’un de nous a poussé un soupir, un autre a parlé. Un autre s’est retourné, en bloc, et son fourreau de baïonnette a sonné contre une pierre. Aussitôt une fusée a jailli en rugissant du Boyau International. On s’est plaqué par terre, étroitement, éperdument, on a gardé une immobilité absolue, et on a attendu là, avec cette étoile terrible suspendue au-dessus de nous et qui nous baignait d’une clarté de jour, à vingt-cinq ou trente mètres de notre tranchée.
Alors une mitrailleuse placée de l’autre côté du ravin a balayé la zone où nous étions. Le caporal Bertrand et moi avons eu la chance de trouver devant nous, au moment où la fusée montait, rouge, avant d’éclater en lumière, un trou d’obus où un chevalet cassé tremblait dans la boue; on s’est aplatis tous les deux contre le rebord de ce trou, on s’est enfoncés dans la boue autant qu’on a pu et le pauvre squelette de bois pourri nous a cachés. Le jet de la mitrailleuse a repassé plusieurs fois. On entendait un sifflement perçant au milieu de chaque détonation, les coups secs et violents des balles dans la terre, et aussi des claquements sourds et mous suivis de geignements, d’un petit cri et, soudain, d’un gros ronflement de dormeur qui s’est élevé puis a graduellement baissé. Bertrand et moi, frôlés par la grêle horizontale des balles qui, à quelques centimètres au-dessus de nous, traçaient un réseau de mort et écorchaient parfois nos vêtements, nous écrasant de plus en plus, n’osant risquer un mouvement qui aurait haussé un peu une partie de notre corps, nous avons attendu. Enfin, la mitrailleuse s’est tue, dans un énorme silence. Un quart d’heure après, tous les deux, nous nous sommes glissés hors du trou d’obus en rampant sur les coudes et nous sommes enfin tombés, comme des paquets, dans notre poste d’écoute. Il était temps, car, en ce moment, le clair de lune a brillé. On a dû demeurer dans le fond de la tranchée jusqu’au matin, puis jusqu’au soir. Les mitrailleuses en arrosaient sans discontinuer les abords. Par les créneaux du poste, on ne voyait pas les corps étendus, à cause de la déclivité du terrain: sinon, tout à ras du champ visuel, une masse qui paraissait être le dos de l’un deux. Le soir, on a creusé une sape pour atteindre l’endroit où ils étaient tombés. Ce travail n’a pu être exécuté en une nuit; il a été repris la nuit suivante par les pionniers, car, brisés de fatigue, nous ne pouvions plus ne pas nous endormir.
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| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.* Ven 13 Jan - 20:58 | |
| En me réveillant d’un sommeil de plomb, j’ai vu les quatre cadavres que les sapeurs avaient atteints par-dessous, dans la plaine, et qu’ils avaient accrochés et halés avec des cordes dans leur sape. Chacun d’eux contenait plusieurs blessures à côté l’une de l’autre, les trous des balles distants de quelques centimètres: la mitrailleuse avait tiré serré. On n’avait pas retrouvé le corps de Mesnil André. Son frère Joseph a fait des folies pour le chercher; il est sorti tout seul dans la plaine constamment balayée, en large, en long et en travers par les tirs croisés des mitrailleuses. Le matin, se traînant comme une limace, il a montré une face noire de terre et affreusement défaite, en haut du talus.
On l’a rentré, les joues égratignées aux ronces des fils de fer, les mains sanglantes, avec de lourdes mottes de boue dans les plis de ses vêtements et puant la mort. Il répétait comme un maniaque: « Il n’est nulle part. » Il s’est enfoncé dans un coin avec son fusil, qu’il s’est mis à nettoyer, sans entendre ce qu’on lui disait, et en répétant: « Il n’est nulle part. »
Il y a quatre nuits de cette nuit-là et je vois les corps se dessiner, se montrer, dans l’aube qui vient encore une fois laver l’enfer terrestre.
Barque, raidi, semble démesuré. Ses bras sont collés le long de son corps, sa poitrine est effondrée, son ventre creusé en cuvette. La tête surélevée par un tas de boue, il regarde venir par-dessus ses pieds ceux qui arrivent par la gauche, avec sa face assombrie, souillée de la tache visqueuse des cheveux qui retombent, et où d’épaisses croûtes de sang noir sont sculptées, ses yeux ébouillantés: saignants et comme cuits. Eudore, lui, paraît au contraire tout petit, et sa petite figure est complètement blanche, si blanche qu’on dirait une face enfarinée de Pierrot, et c’est poignant de la voir faire tache comme un rond de papier blanc parmi l’enchevêtrement gris et bleuâtre des cadavres. Le Breton Biquet, trapu, carré comme une dalle, apparaît tendu dans un effort énorme: il a l’air d’essayer de soulever le brouillard; cet effort profond déborde en grimace sur sa face bossuée par les pommettes et le front saillant, la pétrit hideusement, semble hérisser par places ses cheveux terreux et desséchés, fend sa mâchoire pour un spectre de cri, écarte toutes grandes ses paupières sur ses yeux ternes et troubles, ses yeux de silex; et ses mains sont contractées d’avoir griffé le vide.
Barque et Biquet sont troués au ventre, Eudore à la gorge. En les traînant et en les transportant, on les a encore abîmés. Le gros Lamuse, vide de sang, avait une figure tuméfiée et plissée dont les yeux s’enfonçaient graduellement dans leurs trous, l’un plus que l’autre. On l’a entouré d’une toile de tente qui se trempe d’une tache noirâtre à la place du cou. Il a eu l’épaule droite hachée par plusieurs balles et le bras ne tient plus que par des lanières d’étoffe de la manche et des ficelles qu’on y a mises. La première nuit qu’on l’a placé là, ce bras pendait hors du tas des morts et sa main jaune, recroquevillée sur une poignée de terre, touchait les figures des passants. On a épinglé le bras à la capote.
Un nuage de pestilence commence à se balancer sur les restes de ces créatures avec lesquelles on a si étroitement vécu, si longtemps souffert.
Quand nous les voyons, nous disons: « Ils sont morts tous les quatre. » Mais ils sont trop déformés pour que nous pensions vraiment: « Ce sont eux. » Et il faut se détourner de ces monstres immobiles pour éprouver le vide qu’ils laissent entre nous et les choses communes qui sont déchirées.
Ceux des autres compagnies ou des autres régiments, les étrangers, qui passent ici le jour -la nuit, on s’appuie inconsciemment sur tout ce qui est à portée de la main, mort ou vivant -ont un haut-le-corps devant ces cadavres plaqués l’un sur l’autre en pleine tranchée. Parfois, ils se mettent en colère:
-À quoi qu’on pense, de laisser là ces macchabs?
-C’est t’honteux.
-C’est vrai qu’on ne peut pas les ôter de là.
En attendant, ils ne sont enterrés que dans la nuit.
Le matin est venu. On découvre, en face, l’autre versant du ravin: la cote 119, une colline rasée, pelée, grattée -veinée de boyaux tremblés et striée de tranchées parallèles montrant à vif la glaise et la terre crayeuse. Rien n’y bouge et nos obus qui y déferlent çà et là, avec de larges jets d’écume comme des vagues immenses, semblent frapper leurs coups sonores contre un grand môle ruineux et abandonné.
Mon tour de veille est terminé, et les autres veilleurs, enveloppés de toiles de tente humides et coulantes, avec leurs zébrures et leurs plaquages de boue, et leurs gueules livides, se dégagent de la terre où ils sont encastrés, se meuvent et descendent. Le deuxième peloton vient occuper la banquette de tir et les créneaux. Pour nous, repos jusqu’au soir.
On bâille, on se promène. On voit passer un camarade, puis un autre. Des officiers circulent, munis de périscopes et de longues-vues. On se retrouve; on se remet à vivre. Les propos habituels se croisent et se choquent. Et n’étaient l’aspect délabré, les lignes défaites du fossé qui nous ensevelit sur la pente du ravin, et aussi la sourdine imposée aux voix, on se croirait dans des lignes d’arrière. De la lassitude pèse pourtant sur tous, les faces sont jaunies, les paupières rougies; à force de veiller, on a la tête des gens qui ont pleuré. Tous, depuis quelques jours, nous nous courbons et nous avons vieilli.
L’un après l’autre, les hommes de mon escouade ont conflué à un tournant de la tranchée. Ils se tassent à l’endroit où le sol est tout crayeux, et où, au- dessous de la croûte de terre hérissée de racines coupées, le terrassement a mis à jour des couches de pierres blanches qui étaient étendues dans les ténèbres depuis plus de cent mille ans.
C’est là, dans le passage élargi, qu’échoue l’escouade de Bertrand. Elle est bien diminuée à cette heure, puisque, sans parler des morts de l’autre nuit, nous n’avons plus Poterloo, tué dans une relève, ni Cadhilhac, blessé à la jambe par un éclat le même soir que Poterloo (comme cela paraît loin, déjà!), ni Tirloir, ni Tulacque qui ont été évacués, l’un pour dysenterie, et l’autre pour une pneumonie qui prend une vilaine tournure -écrit-il dans les cartes postales qu’il nous adresse pour se désennuyer, de l’hôpital du centre où il végète.
Je vois encore une fois se rapprocher et se grouper, salies par le contact de la terre, salies par la fumée grise de l’espace, les physionomies et les poses familières de ceux qui ne sont pas encore quittés depuis le début - fraternellement rivés et enchaînés les uns aux autres. Moins de disparate, pourtant, qu’au commencement, dans les mises des hommes des cavernes. . .
Le père Blaire présente dans sa bouche usée une rangée de dents neuves, éclatantes -si bien que, de tout son pauvre visage, on ne voit plus que cette mâchoire endimanchée. L’événement de ses dents étrangères, que peu à peu il apprivoise, et dont il se sert maintenant, parfois, pour manger, a modifié profondément son caractère et ses moeurs: il n’est presque plus barbouillé de noir, il est à peine négligé. Devenu beau, il éprouve le besoin de devenir coquet. Pour l’instant, il est morne, peut-être -ô miracle! -parce qu’il ne peut pas se laver. Renforcé dans un coin, il entrouvre un oeil atone, mâche et rumine sa moustache de grognard, naguère la seule garniture de son visage, et crache de temps en temps un poil. |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.* Ven 13 Jan - 20:58 | |
| Fouillade grelotte, enrhumé, ou bâille, déprimé, déplumé. Marthereau n’a point changé: toujours tout barbu, l’oeil bleu et rond, avec ses jambes si courtes que son pantalon semble continuellement lui lâcher la ceinture et lui tomber sur les pieds. Cocon est toujours Cocon par sa tête sèche et parcheminée, à l’intérieur de laquelle travaillent des chiffres; mais, depuis une huitaine, une recrudescence de poux, dont on voit les ravages déborder à son cou et à ses poignets, l’isole dans de longues luttes et le rend farouche quand il revient ensuite parmi nous. Paradis garde intégralement la même dose de belle couleur et de bonne humeur; il est invariable, inusable. On sourit quand il apparaît de loin, placardé sur le fond de sacs de terre comme une affiche neuve. Rien n’a modifié non plus Pépin qu’on entrevoit errer, de dos avec sa pancarte de damiers rouges et blancs en toile cirée, de face avec son visage en lame de couteau et son regard gris froid comme le reflet d’un lingue; ni Volpatte avec ses guêtrons, sa couverture sur les épaules et sa face d’Annamite tatouée de crasse, ni Tirette qui depuis quelque temps, pourtant, est excité -on ne sait par quelle source mystérieuse -des filets sanguinolents dans l’oeil. Farfadet se tient à l’écart, pensif, dans l’attente. Aux distributions de lettres, il se réveille de sa rêverie pour y aller, puis il rentre en lui-même. Ses mains de bureaucrate écrivent de multiples cartes postales, soigneusement. Il ne sait pas la fin d’Eudoxie. Lamuse n’a plus parlé à personne de la suprême et terrifiante étreinte dont il a embrassé ce corps. Lamuse -je l’ai compris -regrettait de m’avoir un soir chuchoté cette confidence à l’oreille, et jusqu’à sa mort il a caché l’horrible chose virginale en lui, avec une pudeur tenace. C’est pourquoi on voit Farfadet continuer à vivre vaguement avec la vivante image aux cheveux blonds, qu’il ne quitte que pour prendre contact avec nous par de rares monosyllabes. Autour de nous, le caporal Bertrand a toujours la même attitude martiale et sérieuse, toujours prêt à nous sourire avec tranquillité, à donner sur ce qu’on lui demande des explications claires, à aider chacun à faire son devoir.
On cause comme autrefois, comme naguère. Mais l’obligation de parler à voix contenue raréfie nos propos et y met un calme endeuillé.
Il y a un fait anormal: depuis trois mois, le séjour de chaque unité aux tranchées de première ligne était de quatre jours. Or, voilà cinq jours qu’on est ici, et on ne parle pas de relève. Quelques bruits d’attaque prochaine circulent, apportés par les hommes de liaison et la corvée qui, une nuit sur deux -sans régularité ni garantie -amène le ravitaillement. D’autres indices s’ajoutent à ces rumeurs d’offensive: la suppression des permissions, les lettres qui n’arrivent plus; les officiers qui, visiblement, ne sont plus les mêmes: sérieux et rapprochés. Mais les conversations sur ce sujet se terminent toujours par un haussement d’épaules: on n’avertit jamais le soldat de ce qu’on va faire de lui; on lui met sur les yeux un bandeau qu’on n’enlève qu’au dernier moment. Alors:
-On voira bien.
-Y a qu’à attendre!
On se détache du tragique événement pressenti. Est-ce impossibilité de le comprendre tout entier, découragement de chercher à démêler des arrêts qui sont lettre close pour nous, insouciance résignée, croyance vivace qu’on passera à côté du danger cette fois encore? Toujours est-il que, malgré les signes précurseurs, et la voix des prophéties qui semblent se réaliser, on tombe machinalement et on se cantonne dans les préoccupations immédiates: la faim, la soif, les poux dont l’écrasement ensanglante tous les ongles, et la grande fatigue par laquelle nous sommes tous minés.
-T’as vu Joseph, ce matin? dit Volpatte. I’ n’en mène pas large, le pauvre p’tit gars.
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| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.* Ven 13 Jan - 20:58 | |
| -I’ va faire un coup de tête, c’est sûr. L’est condamné, c’garçon-là, vois-tu. À la première occase, i’ s’foutra dans une balle, comme j’te vois.
-Y a aussi d’quoi vous rendre piqué pour le restant d’tes jours! I’s étaient six frères, tu sais. Y en a eu quatre de clam’cés: deux en Alsace, un en Champagne, un en Argonne. Si André est tué, c’est l’cinquième.
-S’il avait été tué, on lui aurait trouvé son corps, on l’aurait eu vu d’l’observatoire. Y a pas à tortiller du cul et des fesses. Moi, mon idée, c’est qu’la nuit où euss i’s ont été en patrouille, il s’est égaré pour rentrer. L’a rampé d’travers, le pauv’ bougre -et l’est tombé dans les lignes boches.
-I’ s’est p’t’êt’ bien fait déglinguer sur leurs fils de fer.
-On l’aurait r’trouvé, j’te dis, s’il était crampsé, car tu penses bien que si ça était, les Boches ne l’auraient pas rentré son corps. On a cherché partout, en somme. Pisqu’i’ s’est pas vu r’trouvé, faut bien que, blessé ou pas blessé, i’ s’soye fait faire aux pattes.
Cette hypothèse, qui est si logique, s’accrédite -et maintenant qu’on sait qu’André Mesnil est prisonnier, on s’en désintéresse. Mais son frère continue à faire pitié:
-Pauv’ vieux, il est si jeune!
Et les hommes de l’escouade le regardent à la dérobée.
-J’ai la dent! dit tout d’un coup Cocon.
Comme l’heure de la soupe est passée, on la réclame. Elle est là, puisque c’est le reste de ce qui a été apporté la veille.
-À quoi que l’caporal pense de nous faire claquer du bec? Le v’là. J’vais l’agrafer. Eh! caporal, à quoi qu’tu penses d’pas nous faire croûter?
-Oui, oui, la croûte! répète le lot des éternels affamés.
-Je viens, dit Bertrand, affairé, et qui, le jour et la nuit, n’arrête pas.
-Alors quoi! fait Pépin, toujours mauvaise tête, j’m’en ressens pas pour encore becqueter des clarinettes; j’vais ouvrir une boîte de singe en moins de deux.
La comédie quotidienne de la soupe recommence, à la surface de ce drame.
-Ne touchez pas à vos vivres de réserve! dit Bertrand. Aussitôt revenu de voir le capitaine, je vais vous servir.
De retour, il apporte, il distribue et on mange la salade de pommes de terre et d’oignons, et, à mesure qu’on mâche, les traits se détendent, les yeux se calment.
Paradis a arboré pour manger un bonnet de police. Ce n’est guère le lieu ni le moment, mais ce bonnet est tout neuf et le tailleur, qui le lui a promis depuis trois mois, ne le lui a donné que le jour où on est monté. La souple coiffure biscornue de drap colorié en bleu vif, posée sur sa bonne balle florissante, lui donne l’aspect d’un gendarme en carton pâte aux joues enluminées. Cependant, tout en mangeant, Paradis me regarde fixement. Je m’approche de lui.
-Tu as une bonne tête.
-T’occupe pas, répond-il. J’voudrais t’causer. Viens voir par ici.
Il tend la main vers son quart demi-plein, posé près de son couvert et de ses affaires, hésite, puis se décide à mettre en sûreté le vin dans son gosier et le quart dans sa poche. Il s’éloigne.
Je le suis. Il prend en passant son casque qui bée sur la banquette de terre. Au bout d’une dizaine de pas, il se rapproche de moi et me dit tout bas, avec un drôle d’air, sans me regarder, comme il fait quand il est ému:
-Je sais où est Mesnil André. Veux-tu le voir? Viens.
En disant cela, il ôte son bonnet de police, le plie et l’empoche, met son casque. Il repart. Je le suis sans mot dire.
Il me conduit à une cinquantaine de mètres de là, vers l’endroit où se trouve notre guitoune commune et la passerelle de sacs sous laquelle on se glisse, avec, chaque fois, l’impression que cette arche de boue va vous tomber sur les reins. Après la passerelle, un creux se présente dans le flanc de la tranchée, avec une marche faite d’une claie engluée de glaise. Paradis monte là, et me fait signe de le suivre sur cette étroite plateforme glissante. Il y avait en ce point, naguère, un créneau de veilleur qui a été démoli. On a refait le créneau plus bas avec deux pare-balles. On est obligé de se plier pour ne pas dépasser cet agencement avec la tête.
Paradis me dit, à voix toujours très basse:
-C’est moi qui ai arrangé ces deux boucliers-là, pour voir -parce que j’avais mon idée, et j’ai voulu voir. Mets ton oeil au trou de çui-là.
-Je ne vois rien. La vue est bouchée. Qu’est-ce que c’est que ce paquet d’étoffes?
-C’est lui, dit Paradis.
Ah! c’était un cadavre, un cadavre assis dans un trou, épouvantablement proche. . . |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.* Ven 13 Jan - 20:59 | |
| Ayant aplati ma figure contre la plaque d’acier, et collé ma paupière au trou de pare-balles, je le vis tout entier. Il était accroupi, la tête pendante en avant entre les jambes, les deux bras posés sur les genoux, les mains demi-fermées, en crochets -et tout près, tout près! -reconnaissable, malgré ses yeux exorbités et opaques qui louchaient, le bloc de sa barbe vaseuse et sa bouche tordue qui montrait les dents. Il avait l’air, à la fois, de sourire et de grimacer à son fusil, embourbé, debout, devant lui. Ses mains tendues en avant étaient toutes bleues en dessus et écarlates en dessous, empourprées par un humide reflet d’enfer.
C’était lui, lavé de pluie, pétri de boue et d’une espèce d’écume, souillé et horriblement pâle, mort depuis quatre jours, tout contre notre talus, que le trou d’obus où il était terré avait entamé. On ne l’avait pas trouvé parce qu’il était trop près!
Entre ce mort abandonné dans sa solitude surhumaine, et les hommes qui habitent la guitoune, il n’y a qu’une mince cloison de terre, et je me rends compte que l’endroit où je pose la tête pour dormir correspond à celui où ce corps terrible est buté.
Je retire ma figure de l’oeilleton.
Paradis et moi nous échangeons un regard.
-Faut pas lui dire encore, souffle mon camarade.
-Non, n’est-ce pas, pas tout de suite. . .
-J’ai parlé au capitaine pour qu’on le fouille; et il a dit aussi: « Faut pas le dire tout de suite au petit. »
Un léger souffle de vent a passé.
-On sent l’odeur!
-Tu parles.
On la renifle, elle nous entre dans la pensée, nous chavire l’âme.
-Alors, comme ça, dit Paradis, Joseph reste tout seul sur six frères. Et j’vas t’dire une chose, moi: j’crois qu’i’ rest’ra pas longtemps. C’gars-là s’ménagera pas, i’ s’f’ra zigouiller. I’ faudrait qu’i’ lui tombe du ciel une bonne blessure, autrement, il est foutu. Six frères, c’est trop, ça. Tu trouves pas qu’c’est trop?
Il ajouta:
-C’est épatant c’qu’il était près de nous.
-Son bras est posé juste contre l’endroit où je mets ma tête.
-Oui, dit Paradis, son bras droit où il y a la montre au poignet.
La montre. . . Je m’arrête. . . Est-ce une idée, est-ce un rêve?. . . Il me semble, oui, il me semble bien, en ce moment, qu’avant de m’endormir, il y a trois jours, la nuit où on était si fatigués, j’ai entendu comme un tic-tac de montre et que même je me suis demandé d’ou cela sortait.
-C’était p’t’êt’ ben tout d’même c’te montre que t’entendais à travers la terre, dit Paradis, à qui j’ai fait part de mes réflexions. Ça continue à réfléchir et à tourner, même quand l’bonhomme s’arrête. Dame, ça vous connait pas, c’te mécanique; ça survit tout tranquillement en rond son p’tit temps.
Je demandai:
-Il a du sang aux mains; mais où a-t-il été touché?
-Je n’sais pas. Au ventre, je crois, il me semble qu’il y avait du noir au fond d’lui. Ou bien à la figure. T’as pas remarqué une petite tache sur la joue?
Je me remémore la face glauque et hirsute du mort.
-Oui, en effet, il y a quelque chose sur la joue, là. Oui, peut-être elle est entrée là. . .
-Attention! me dit précipitamment Paradis, le voilà! Il n’aurait pas fallu rester ici.
Mais nous restons quand même, irrésolus, balancés, tandis que Joseph Mesnil s’avance droit sur nous. Jamais il ne nous a paru si frêle. On voit de loin sa pâleur, ses traits serrés, forcés, il se voûte en marchant et va doucement, accablé par la fatigue infinie et l’idée fixe.
-Qu’est-ce que vous avez à la figure? me demande-t-il.
Il m’a vu montrer à Paradis la place de la balle.
Je feins de ne pas comprendre, puis je lui fais une réponse évasive quelconque.
-Ah! répond-il d’un air distrait.
À ce moment, j’ai une angoisse: l’odeur. On la sent et on ne peut pas s’y tromper: elle décèle un cadavre. Et peut-être qu’il va se figurer justement. . .
Il me semble qu’il a tout d’un coup senti le signe, le pauvre appel lamentable du mort.
Mais il ne dit rien, il va, il continue sa marche solitaire, et disparaît au tournant.
-Hier, me dit Paradis, il est venu ici même avec sa gamelle pleine de riz qu’i’ n’voulait plus manger. Comme par un fait exprès, c’couillon-là, il s’est arrêté là et zig!. . . le v’là qui fait un geste et parle de jeter le reste de son manger par-dessus le talus, juste à l’endroit où était l’autre. C’te chose-là, j’ai pas pu l’encaisser, mon vieux, j’y ai empoigné l’abattis au moment ou i’ foutait son riz en l’air et l’riz a dégouliné ici, dans la tranchée. Mon vieux, il s’est r’tourné vers moi, furieux, tout rouge: « Qu’est-ce qui t’prend, t’es pas en rupture, des fois? » qu’i’ m’dit. J’avais l’air d’un con, et j’y ai bafouillé j’sais pas quoi, que j’l’avais pas fait exprès. Il a haussé les épaules et m’a regardé comme un p’tit coq.
Il est parti en ram’nant: « Non, mais tu l’as vu, qu’il a dit à Montreuil qui était là, tu parles d’un gourdé! » Tu sais qu’i’ n’est pas patient le p’tit client, et j’avais beau grogner: « Ça va, ça va », i’ ram’nait; et j’étais pas content, tu comprends, parce que dans tout ça, j’avais tort, tout en ayant raison.
Nous remontons ensemble en silence.
Nous rentrons dans la guitoune où les autres sont réunis. C’est un ancien poste de commandement, et elle est spacieuse.
Au moment de s’y enfoncer, Paradis prête l’oreille.
-Nos batteries donnent bougrement depuis une heure, tu trouves pas, hein?
Je comprends ce qu’il veut dire, j’ai un geste vague:
-On verra, mon vieux, on verra bien!
Dans la guitoune, en face de trois auditeurs, Tirette dévide des histoires de caserne. Dans un coin, Marthereau ronfle; il est près de l’entrée, et il faut enjamber, pour descendre, ses courtes jambes qui semblent rentrées dans son torse. Un groupe de joueurs à genoux autour d’une couverture pliée joue à la manille.
-À moi d’faire!
-40, 42! -48! -49! -C’est bon!
-En a-t-il de la veine, c’gibier-là. C’est pas possible, t’es cocu trois fois! J’veux pus y faire avec toi. Tu m’pèles, c’soir, et l’autr’ jour aussi, tu m’as biglé, espèce de tarte aux frites!
-Pourquoi tu t’es pas défaussé, bec de moule?
-J’n’avais que l’roi, j’avais l’roi sec.
-L’avait l’manillon de pique.
-C’est bien rare, peau d’crachat, qu’i’ l’avait.
-Tout de même, murmure, dans un coin, un être qui mangeait. . . C’camembert, i’ coûte vingt-cinq sous, mais aussi tu parles d’une saleté: dessus c’est une couche de mastic qui pue, et dedans c’est du plâtre qui s’casse.
Cependant, Tirette raconte les avanies que lui a fait subir, pendant ses vingt et un jours, l’humeur agressive d’un certain commandant-major:
-C’gros cochon, c’était, mon vieux, tout c’qu’y a d’plus carne sur la terre. Tous qu’nous étions n’en m’nait pas large quand i’ croisait c’tas qu’i’ l’voyait au burlingue du doublard, étalé sur une chaise qu’on n’voyait pas d’ssous, avec son bide énorme et son immense képi, encerclé de galons du haut en bas, comme un tonneau. Il était dur pour le griffeton. Il s’appelait Loeb -un Boche, quoi.
-J’l’ai connu! s’écria Paradis. Quand la guerre elle s’est produit, il a été déclaré inapte au service armé, naturellement. Pendant que je faisais ma période, i’ savait déjà s’embusquer, mais c’était à tous les coins de rue pour te poisser: un jour d’prison, i’ t’collait par bouton non boutonné, et i’ t’en f’sait par-dessus le marché quinze grammes devant tout le monde si t’avais un p’tit quéqu’chose dans la mise qui bichait pas avec le règlement -et le monde rigolait: lui croyait que c’était d’toi, mais toi tu savais qu’c’était d’lui; mais t’avais beau l’savoir, t’étais bon jusqu’au trognon pour la tôle.
-Il avait une femme, reprend Tirette. C’te vieille. . . |
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| Sujet: Re: Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.* Ven 13 Jan - 20:59 | |
| -J’m’en rappelle aussi, exclama Paradis, tu parles d’un choléra!
-Y en a qui traînent un roquet, lui, i’ traînait partout c’te poison qu’était jaune, tu sais, comme y a d’ces pommes, avec des hanches de sac à brosse, et l’air mauvais. C’est elle qui excitait c’vieux noeud contre nous: sans elle, il était plus bête que méchant, mais du coup qu’elle était là, i’ d’venait plus méchant qu’bête. Alors, tu parles si ça bardait. . .
À ce moment, Marthereau qui dormait près de l’entrée se réveille dans un vague gémissement. Il se redresse, assis sur sa paille comme un prisonnier, et on voit sa silhouette barbue se profiler en ombre chinoise et son oeil rond qui roule, qui tourne, dans la pénombre. Il regarde ce qu’il vient de rêver.
Puis, il passe sa main sur ses yeux et, comme si cela avait un rapport avec son rêve, il évoque la vision de la nuit où l’on est monté aux tranchées.
-Tout de même, dit-il d’une voix embarrassée de sommeil et de songe, y en avait du vent dans les voiles cette nuit-là! Ah! quelle nuit! Toutes ces troupes, des compagnies, des régiments entiers qui hurlaient et chantaient en montant tout le long de la route! On voyait dans l’clair de l’ombre le fouillis des poilus qui montaient, qui montaient -t’aurais dit d’l’eau d’la mer -et gesticulaient à travers tous les convois d’artillerie et d’autos d’ambulance qu’on a croisés cette nuit-là. Jamais j’en avais tant vu, d’convois dans la nuit, jamais!
Puis il s’assène un coup de poing sur la poitrine, se rassoit d’aplomb, grogne, et ne dit plus rien.
La voix de Blaire s’élève, traduisant la hantise qui veille au fond des hommes:
-Il est quatre heures. C’est trop tard pour qu’il y ait aujourd’hui quelque chose de notre côté.
Un des joueurs, dans l’autre coin, en interpelle un autre en glapissant:
-Ben quoi? Tu joues ou tu n’joues-t’i’ pas, face de ver?
Tirette continue l’histoire de son commandant:
-Voilà-t-i’ pas qu’un jour, on nous avait servi à la caserne de la soupe au suif. Mon vieux, une infestion. Alors un bonhomme demande à parler au capitaine et lui porte sa gamelle sous l’nez.
-Espèce ed’pied, exclame-t-on dans l’autre coin, très en colère, pourquoi qu’t’as pas joué atout, alors?
-« Ah, zut alors! que dit l’capiston. Ôtez-moi ça d’mon nez. Ça empeste positivement. »
-C’était pas mon jeu, chevrote une voix mécontente, mais mal assurée.
-Et l’pitaine fait un rapport au commandant. Mais v’là que l’commandant, furieux, i’ s’aboule, en s’couant le rapport dans sa patte: « De quoi, qu’i’ dit, où elle est c’te soupe qui fait cette révolte, que j’y goûte? » On y en apporte dans une gamelle propre. I’ r’nifle. « Ben quoi, qu’i’ dit, ça sent bon! On vous en foutra, d’la soupe riche comme ça!. . . »
-Pas ton jeu! Pisqu’il était maître, lui. Sabot! volaille! C’est malheureux, t’sais.
-Or, à cinq heures, à la sortie d’la caserne, mes deux phénomènes se raboulent et s’plantent devant les biffins qui sortent, en essayant de voir s’ils n’avaient pas quelque chose qui collochait pas, et i’ disait: « Ah! mes gaillards, vous avez voulu vous payer ma tête en vous plaignant d’une soupe excellente que j’m’ai régalé, et la commandante aussi, attendez voir un peu si j’vais vous rater. . . Eh! là-bas, l’homme aux cheveux longs, l’grand artiste, v’nez donc un peu ici! » Et pendant que l’rossard i’ parlait comme ça, la rossinante, droite, raide comme un piquet, faisait: oui, oui, de la tête.
-. . . Ça dépend, pisque lui n’avait pas d’manillon, cas t’à part.
-Mais, tout d’un coup, on la voit qui d’vient blanc comme linge, elle s’pose sa main sur son magasin, est secouée d’un je ne sais quoi, et, tout d’un coup, au milieu de la place et de tous les fantaboches qui l’emplissent, la v’là qui laisse tomber son parapluie, et elle se met à dégobiller!
-Eh attention! fait brusquement Paradis. V’là qu’on crie dans la tranchée. Vous entendez pas? C’est-i’ pas « alerte! » qu’on crie?
-Alerte! T’es pas fou?
À peine a-t-on dit cela qu’une ombre s’insinue dans l’entrée basse de notre guitoune et crie:
-Alerte, la 22e! En armes!
Un coup de silence. Puis, quelques exclamations.
-Je l’savais bien, murmure Paradis entre ses dents, et il se traîne sur les genoux, vers l’orifice de la taupinière où nous gisons.
Ensuite, les paroles s’arrêtent. On est devenus muets. À la hâte, on se redresse à demi. On s’agite, pliés ou agenouillés; on boucle les ceinturons; des ombres de bras se lancent de côté et d’autre; on fourre des objets dans les poches. Et on sort pêle-mêle, en tirant derrière soi les sacs par les courroies, les couvertures, les musettes.
Dehors, on est assourdis. Le vacarme de la fusillade a centuplé, et nous enveloppe, sur la gauche, sur la droite et devant nous. Nos batteries tonnent sans discontinuer.
-Tu crois qu’ils attaquent? hasarde une voix.
-Est-ce que j’sais! répond une autre voix, brièvement, avec irritation.
Les mâchoires sont serrées. On avale ses réflexions. On se dépêche, on se bouscule, on se cogne, en grognant sans parler.
Un ordre se propage:
-Sac au dos!
-Il y a contrordre. . . crie un officier qui parcourt la tranchée à grandes enjambées, en jouant des coudes.
Le reste de sa phrase disparaît avec lui. |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.* Ven 13 Jan - 20:59 | |
| Contrordre! Un frisson visible a parcouru les files, un choc au coeur fait relever les têtes, arrête tout le monde dans une attente extraordinaire.
Mais non: c’est contrordre seulement pour les sacs. Pas de sac; la couverture roulée autour du corps, l’outil à la ceinture.
On déboucle les couvertures, on les arrache, on les roule. Toujours pas de paroles, chacun a l’oeil fixe, la bouche comme impétueusement fermée.
Les caporaux et les sergents, un peu fébriles, vont çà et là, bousculant la hâte muette où les hommes se penchent:
-Allons, dépêchez-vous! Allons, allons, qu’est-ce que vous foutez! Voulez-vous vous dépêcher, oui ou non?
Un détachement de soldats portant comme insigne des haches croisées sur la manche, se frayent passage et, rapidement, creusent des trous dans la paroi de la tranchée. On les regarde de côté en achevant de s’équiper.
-Qu’est-ce qu’ils font, ceux-là?
-C’est pour monter.
On est prêt. Les hommes se rangent, toujours en silence, avec leur couverture en sautoir, la jugulaire du casque au menton, appuyés sur leurs fusils. Je regarde leurs faces crispées, pâlies, profondes.
Ce ne sont pas des soldats: ce sont des hommes. Ce ne sont pas des aventuriers, des guerriers, faits pour la boucherie humaine -bouchers ou bétail. Ce sont des laboureurs et des ouvriers qu’on reconnaît dans leurs uniformes. Ce sont des civils déracinés. Ils sont prêts. Ils attendent le signal de la mort et du meurtre; mais on voit, en contemplant leurs figures entre les rayons verticaux des baïonnettes, que ce sont simplement des hommes.
Chacun sait qu’il va apporter sa tête, sa poitrine, son ventre, son corps tout entier, tout nu, aux fusils braqués d’avance, aux obus, aux grenades accumulées et prêtes, et surtout à la méthodique et presque infaillible mitrailleuse -à tout ce qui attend et se tait effroyablement là-bas -avant de trouver les autres soldats qu’il faudra tuer. Ils ne sont pas insouciants de leur vie comme des bandits, aveuglés de colère comme des sauvages. Malgré la propagande dont on les travaille, ils ne sont pas excités. Ils sont au-dessus de tout emportement instinctif. Ils ne sont pas ivres, ni matériellement, ni moralement. C’est en pleine conscience, comme en pleine force et en pleine santé, qu’ils se massent là, pour se jeter une fois de plus dans cette espèce de rôle de fou imposé à tout homme par la folie du genre humain. On voit ce qu’il y a de songe et de peur, et d’adieu dans leur silence, leur immobilité, dans le masque de calme qui leur étreint surhumainement le visage. Ce ne sont pas le genre de héros qu’on croit, mais leur sacrifice a plus de valeur que ceux qui ne les ont pas vus ne seront jamais capables de le comprendre.
Ils attendent. L’attente s’allonge, s’éternise. De temps en temps, l’un ou l’autre, dans la rangée, tressaille un peu lorsqu’une balle, tirée d’en face, frôlant le talus d’avant qui nous protège, vient s’enfoncer dans la chair flasque du talus d’arrière.
La fin du jour répand une sombre lumière grandiose sur cette masse forte et intacte de vivants dont une partie seulement vivra jusqu’à la nuit. Il pleut - toujours de la pluie qui se colle dans mes souvenirs à toutes les tragédies de la grande guerre. Le soir se prépare, ainsi qu’une vague menace glacée; il va tendre devant les hommes son piège grand comme le monde.
De nouveaux ordres se colportent de bouche en bouche. On distribue des grenades enfilées dans des cercles de fil de fer. « Que chaque homme prenne deux grenades! » Le commandant passe. Il est sobre de gestes, en petite tenue, sanglé, simplifié. On l’entend qui dit:
-Y a du bon, mes enfants. Les Boches foutent le camp. Vous allez bien marcher, hein?
Des nouvelles passent à travers nous, comme du vent:
-Il y a les Marocains et la 21e Compagnie devant nous. L’attaque est déclenchée à notre droite.
On appelle les caporaux chez le capitaine. Ils reviennent avec des brassées de ferraille. Bertrand me palpe. Il accroche quelque chose à un bouton de ma capote. C’est un couteau de cuisine.
-Je mets ça à ta capote, me dit-il.
Il me regarde, puis s’en va, cherchant d’autres hommes.
-Moi! dit Pépin.
-Non, dit Bertrand. C’est défendu de prendre des volontaires pour ça.
-Va t’faire fout’! grommelle Pépin.
On attend, au fond de l’espace pluvieux, martelé de coups, et sans bornes autres que la lointaine canonnade immense. Bertrand a achevé sa distribution et revient. Quelques soldats se sont assis, et il en est qui bâillent.
Le cycliste Billette se faufile devant nous, en portant sur son bras le caoutchouc d’un officier, et détournant visiblement la tête.
-Ben quoi, tu marches pas, toi? lui crie Cocon.
-Non, j’marche pas, dit l’autre. J’suis de la 17e. L’cinquième Bâton n’attaque pas!
-Ah! Il est toujours verni, l’5e Bâton. Jamais i’ n’donne comme nous!
Billette est déjà loin, et les figures grimacent un peu en le regardant disparaître.
Un homme arrive en courant et parle à Bertrand. Bertrand se tourne alors vers nous.
-Allons-y, dit-il, c’est à nous.
Tous s’ébranlent à la fois. On pose le pied sur les degrés préparés par les sapeurs et, coude à coude, on s’élève hors de l’abri de la tranchée et on monte sur le parapet.
Bertrand est debout sur le champ en pente. D’un coup d’oeil rapide, il nous embrasse. Quand nous sommes tous là, il dit: |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.* Ven 13 Jan - 21:00 | |
| -Allons, en avant!
Les voix ont une drôle de résonance. Ce départ s’est passé très vite, inopinément, on dirait, comme dans un songe. Pas de sifflements dans l’air. Parmi l’énorme rumeur du canon, on distingue très bien ce silence extraordinaire des balles autour de nous. . .
On descend sur le terrain glissant et inégal, avec des gestes automatiques, en s’aidant parfois du fusil agrandi de la baïonnette. L’oeil s’accroche machinalement à quelque détail de la pente, à ses terres détruites qui gisent, à ses rares piquets décharnés qui pointent, à ses épaves dans des trous. C’est incroyable de se trouver debout en plein jour sur cette descente où quelques survivants se rappellent s’être coulés dans l’ombre avec tant de précautions, où les autres n’ont hasardé que des coups d’oeil furtifs à travers les créneaux. Non. . . il n’y a pas de fusillade contre nous. La large sortie du bataillon hors de la terre a l’air de passer inaperçue! Cette trêve est pleine d’une menace grandissante, grandissante. La clarté pâle nous éblouit.
Le talus, de tous côtés, s’est couvert d’hommes qui se mettent à dévaler en même temps que nous. À droite se dessine la silhouette d’une compagnie qui gagne le ravin par le boyau 97, un ancien ouvrage allemand en ruines.
Nous traversons nos fils de fer par les passages. On ne tire encore pas sur nous. Des maladroits font des faux pas et se relèvent. On se reforme de l’autre côté du réseau, puis on se met à dégringoler la pente un peu plus vite: une accélération instinctive s’est produite dans le mouvement. Quelques balles arrivent alors entre nous. Bertrand nous crie d’économiser nos grenades, d’attendre au dernier moment.
Mais le son de sa voix est emporté: brusquement, devant nous, sur toute la largeur de la descente, de sombres flammes s’élancent en frappant l’air de détonations épouvantables. En ligne, de gauche à droite, des fusants sortent du ciel, des explosifs sortent de la terre. C’est un effroyable rideau qui nous sépare du monde, nous sépare du passé et de l’avenir. On s’arrête, plantés au sol, stupéfiés par la nuée soudaine qui tonne de toutes parts; puis un effort simultané soulève notre masse et la rejette en avant, très vite. On trébuche, on se retient les uns aux autres, dans de grands flots de fumée. On voit, avec de stridents fracas et des cyclones de terre pulvérisée, vers le fond, où nous nous précipitons pêle-mêle, s’ouvrir des cratères, çà et là, à côté les uns des autres, les uns dans les autres. Puis on ne sait plus où tombent les décharges. Des rafales se déchaînent si monstrueusement retentissantes qu’on se sent annihilé par le seul bruit de ces averses de tonnerre, de ces grandes étoiles de débris qui se forment en l’air. On voit, on sent passer près de sa tête des éclats avec leur cri de fer rouge dans l’eau. À un coup, je lâche mon fusil, tellement le souffle d’une explosion m’a brûlé les mains. Je le ramasse en chancelant et repars tête baissée dans la tempête à lueurs fauves, dans la pluie écrasante des laves, cinglé par des jets de poussier et de suie. Les stridences des éclats qui passent vous font mal aux oreilles, vous frappent sur la nuque, vous traversent les tempes, et on ne peut retenir un cri lorsqu’on les subit. On a le coeur soulevé, tordu par l’odeur soufrée. Les souffles de la mort nous poussent, nous soulèvent, nous balancent. On bondit; on ne sait pas où on marche. Les yeux clignent, s’aveuglent et pleurent. Devant nous, la vue est obstruée par une avalanche fulgurante, qui tient toute la place.
C’est le barrage. Il faut passer dans ce tourbillon de flammes et ces horribles nuées verticales. On passe. On est passé, au hasard; j’ai vu, çà et là, des formes tournoyer, s’enlever et se coucher, éclairées d’un brusque reflet d’au- delà. J’ai entrevu des faces étranges qui poussaient des espèces de cris, qu’on apercevait sans les entendre dans l’anéantissement du vacarme. Un brasier avec d’immenses et furieuses masses rouges et noires tombait autour de moi, creusant la terre, l’ôtant de dessous mes pieds, et me jetant de côté comme un jouet rebondissant. Je me rappelle avoir enjambé un cadavre qui brûlait, tout noir, avec une nappe de sang vermeil qui grésillait sur lui, et je me souviens aussi que les pans de la capote qui se déplaçait près de moi avaient pris feu et laissaient un sillon de fumée. À notre droite, tout au long du boyau 97, on avait le regard attiré et ébloui par une file d’illuminations affreuses, serrées l’une contre l’autre comme des hommes.
-En avant!
Maintenant, on court presque. On en voit qui tombent tout d’une pièce, la face en avant, d’autres qui échouent, humblement, comme s’ils s’asseyaient par terre. On fait de brusques écarts pour éviter les morts allongés, sages et raides, ou bien cabrés, et aussi, pièges plus dangereux, les blessés qui se débattent et qui s’accrochent.
Le Boyau International!
On y est. Les fils de fer ont été déterrés avec leurs longues racines en vrille, jetés ailleurs et enroulés, balayés, poussés en vastes monceaux par le canon. Entre ces grands buissons de fer humides de pluie, la terre est ouverte, libre.
Le boyau n’est pas défendu. Les Allemands l’ont abandonné, ou bien une première vague est déjà passée. . . L’intérieur est hérissé de fusils posés le long du talus. Au fond, des cadavres éparpillés. Du fouillis de la longue fosse émergent des mains tendues hors de manches grises à parements rouges et des jambes bottées. Par places, le talus est renversé, la boiserie hachée; tout le flanc de la tranchée crevé, submergé d’un indescriptible mélange. En d’autres endroits, béent des puits ronds. J’ai gardé surtout de ce moment-là la vision d’une tranchée bizarrement en guenilles, recouverte de loques multicolores: pour confectionner leurs sacs de terre, les Allemands s’étaient servis de draps, de cotonnades, de lainages à dessins bariolés, pillés dans quelque magasin de tissus d’ameublement. Tout ce méli-mélo de lambeaux de couleurs, déchiquetés, effilochés, pend, claque, flotte et danse aux yeux.
On s’est répandu dans le boyau. Le lieutenant, qui a sauté de l’autre côté, se penche et nous appelle en criant et en faisant des signes:
-Ne restons pas là. En avant! Toujours en avant!
On escalade le talus du boyau en s’aidant des sacs, des armes, des dos qui y sont entassés. Dans le fond du ravin, le sol est labouré de coups, comblé d’épaves, fourmillant de corps couchés. Les uns ont l’immobilité des choses; les autres sont agités de remuements doux ou convulsifs. Le tir de barrage continue à accumuler ses infernales décharges en arrière de nous, à l’endroit où nous l’avons franchi. Mais là où nous sommes, au pied de la butte, c’est un point mort pour l’artillerie.
Vague et brève accalmie. On cesse un peu d’être sourds. On se regarde. Il y a de la fièvre aux yeux, du sang aux pommettes. Les souffles ronflent et les coeurs tapent dans les poitrines.
On se reconnaît confusément, à la hâte, comme si dans un cauchemar on se retrouvait un jour face à face, au fond des rivages de la mort. On se jette, dans cette éclaircie d’enfer, quelques paroles précipitées:
-C’est toi!
-Oh! là la! qu’est-ce qu’on prend!
-Où est Cocon?
-J’sais pas.
-T’as vu l’capitaine?
-Non. . .
-ça va?
-Oui. . .
Le fond du ravin est traversé. L’autre versant se dresse. On l’escalade à la file indienne, par un escalier ébauché dans la terre.
-Attention!
C’est un soldat qui, arrivé à la moitié de l’escalier, frappé aux reins par un éclat d’obus venu de là-bas, tombe, comme un nageur, décoiffé, les deux bras en avant. On distingue la silhouette informe de cette masse qui plonge dans le gouffre; j’entrevois le détail de ses cheveux épars au-dessus du profil noir de sa figure.
On débouche sur la hauteur. |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.* Ven 13 Jan - 21:00 | |
| Un grand vide incolore s’étend devant nous. On ne voit rien d’abord qu’une steppe crayeuse et pierreuse, jaune et grise à perte de vue. Aucun flot humain ne précède le nôtre; en avant de nous, personne de vivant, mais le sol est peuplé de morts: des cadavres récents qui imitent encore la souffrance ou le sommeil, des débris anciens déjà décolorés et dispersés au vent, presque digérés par la terre.
Dès que notre file lancée, cahotée, émerge, je sens que deux hommes près de moi sont frappés, deux ombres sont précipitées à terre, roulent sous nos pieds, l’une avec un cri aigu, l’autre en silence comme un boeuf. Un autre disparaît dans un geste de fou, comme s’il avait été emporté. On se resserre instinctivement en se bousculant en avant, toujours en avant; la plaie, dans notre foule, se referme toute seule. L’adjudant s’arrête, lève son sabre, le lâche, et s’agenouille; son corps agenouillé se penche en arrière par saccades, son casque lui tombe sur les talons, et il reste là, la tête nue, face au ciel. La file s’est fendue précipitamment dans son élan, pour respecter cette immobilité.
Mais on ne voit plus le lieutenant. Plus de chefs, alors. . . Une hésitation retient la vague humaine qui bat le commencement du plateau. On entend dans le piétinement le souffle rauque des poumons.
-En avant! crie un soldat quelconque.
Alors tous reprennent en avant, avec une hâte croissante, la course à l’abîme.
-Où est Bertrand? gémit péniblement une des voix qui courent en avant.
-Là! Ici. . .
Il s’était, en passant, penché sur un blessé, mais il quitte rapidement cet homme qui lui tend les bras et a l’air de sangloter.
C’est au moment où il nous rejoint qu’on entend devant nous, sortant d’une espèce de bosse, le tac-tac de la mitrailleuse. C’est un moment angoissant, plus grave encore que celui où nous avons traversé le tremblement de terre incendié du barrage. Cette voix bien connue nous parle nettement et effroyablement dans l’espace. Mais on ne s’arrête plus.
-Avancez! Avancez!
L’essoufflement se traduit en gémissements rauques et on continue à se jeter sur l’horizon.
-Les Boches! J’les vois! dit tout à coup un homme.
-Oui. . . Leurs têtes, là, au-dessus de la tranchée. . .
-C’est là qu’est la tranchée, c’te ligne. C’est tout près. Ah! les vaches!
On distingue en effet de petites calottes grises qui montent puis s’interceptent au ras du sol, à une cinquantaine de mètres, au-delà d’une bande de terre noire sillonnée et bossuée.
Un sursaut soulève ceux qui forment à présent le groupe où je suis. Si près du but, indemnes jusque-là, n’y arrivera-t-on pas? Si, on y arrivera! On fait de grandes enjambées. On n’entend plus rien. Chacun se lance devant soi, attiré par le fossé terrible, raidi en avant, presque incapable de tourner la tête à droite ou à gauche.
On a la notion que beaucoup perdent pied et s’affaissent à terre. Je fais un saut de côté pour éviter la baïonnette brusquement érigée d’un fusil qui dégringole. Tout près de moi, Farfadet, la figure en sang, se dresse, me bouscule, se jette sur Volpatte qui est à côté de moi et se cramponne à lui; Volpatte plie et, continuant son élan, le traîne quelques pas avec lui, puis il le secoue et s’en débarrasse, sans le regarder, sans savoir qui il est, en lui jetant d’une voix entrecoupée, presque asphyxiée par l’effort:
-Lâche-moi, lâche-moi, nom de Dieu!. . . Tout à l’heure, on t’ramassera. T’en fais pas.
L’autre s’effondre, et sa figure enduite d’un masque vermillon, d’où toute expression a été arrachée, se tourne de côté et d’autre -tandis que Volpatte, déjà loin, répète machinalement entre ses dents: « T’en fais pas », l’oeil fixé en avant, sur la ligne.
Une nuée de balles gicle autour de moi, multipliant les arrêts subits, les chutes retardées, révoltées, gesticulantes, les plongeons faits d’un bloc avec tout le fardeau du corps, les cris, les exclamations sourdes, rageuses, désespérées ou bien les « han! » terribles et creux où la vie entière s’exhale d’un coup. Et nous qui ne sommes pas encore atteints, nous regardons en avant, nous marchons, nous courons, parmi les jeux de la mort qui frappe au hasard dans toute notre chair.
Les fils de fer. Il y en a une zone intacte. On la tourne. Elle est éventrée d’un large passage profond: c’est un colossal entonnoir formé d’entonnoirs juxtaposés, une fantastique bouche de volcan creusée là par la canon.
Le spectacle de ce bouleversement est stupéfiant. Il semble vraiment que cela est venu du centre de la terre. L’apparition d’une pareille déchirure des couches du sol aiguillonne notre ardeur d’assaillants, et d’aucuns ne peuvent s’empêcher de s’écrier, avec un sombre hochement de tête, en ce moment où les paroles s’arrachent difficilement des gorges:
-Ah! zut alors, qu’est-ce qu’on leur a foutu là! ah! zut!
Poussés comme par le vent, on monte et on descend, au gré des vallonnements et des monceaux terreux, dans cette brèche démesurée du sol qui fut souillé, noirci, cautérisé par les flammes acharnées. La glèbe se colle aux pieds. On s’en arrache avec rage. Les équipements, les étoffes qui tapissent le sol mou, le linge qui s’y est répandu hors des musettes éventrées, empêchent qu’on ne s’embourbe et on a soin de jeter le pied sur ces dépouilles quand on saute dans les trous ou qu’on escalade les monticules.
Derrière nous, des voix nous poussent:
-En avant, les gars, en avant! Nom de Dieu!
-Tout le régiment est derrière nous, crie-t-on.
On ne se retourne pas pour voir, mais cette assurance électrise encore notre ruée.
Il n’y a plus de casquettes visibles derrière les talus de la tranchée dont on approche. Des cadavres d’Allemands s’égrènent devant -entassés comme des points ou étendus comme des lignes. On arrive. Le talus se précise avec ses formes sournoises, ses détails: les créneaux. . . On en est prodigieusement, incroyablement près. . .
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| | | | Henri Barbusse. (1873-1935) XX Le Feu.* | |
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