PLUME DE POÉSIES
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 Berthe De Buxy. (1863-1921) XVI

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Berthe De Buxy. (1863-1921) XVI Empty
MessageSujet: Berthe De Buxy. (1863-1921) XVI   Berthe De Buxy. (1863-1921) XVI Icon_minitimeMar 1 Mai - 16:26

XVI

Le mariage d'Aube, publiquement annoncé, devait être célébré au
printemps; Aube avait ce temps pour travailler, prier, gagner du
terrain sur elle-même. La dignité de ses fiançailles lui imposait
des devoirs qu'elle n'oubliait pas; son attachement pour Hugues
achevait de l'arracher à ses limbes: elle voulait s'élever
moralement jusqu'à Hugues autant qu'il était en elle, elle
voulait être digne de lui; il fallait qu'à chacun de ses voyages,
Hugues constatât en Aube un progrès qui le réjouît.

Mais il la trouvait parfaite ainsi, il ne souhaitait point de
changement en elle. Pour paraître plus femme, elle avait voulu
relever ses cheveux; mais leur poids excessif lui faisait mal, et
elle avait gardé sa belle natte d'enfant.

Hugues ne se plaignait jamais qu'Aube fût trop enfant, trop
jeune.

Au cours d'une visite qu'Auberte faisait à la Maison avec sa
mère, elle remarqua que Cam, Joseph et Gillette lui adressaient,
à la dérobée, des signes expressifs qui lui enjoignaient de
sortir.

Elle quitta le salon, pendant que Mme Droy et Mme de Menaudru
monopolisaient Hugues pour lui infliger le débat d'une question
de corbeille.

-Venez, venez, lui cria Cam dès qu'ils furent dehors, pendant
que Gillette lui disait: Vous allez voir... d'un ton plein de
promesse.

Ils la conduisirent dans une cour, où la plupart des enfants Droy
étaient assemblés. Ils entouraient avec admiration un véhicule
fort élevé auquel la légèreté de sa structure, les dimensions de
ses roues donnaient l'aspect d'un insecte à longues pattes.

-Le nouveau tilbury d'Hugues!... annonça Camille.

Et comme ce mot disait tout, on lassa une minute à Aube pour s'en
pénétrer. Le tilbury était attelé d'un demi-sang maigre comme une
sauterelle, et dont la tête sèche et ardente gardait une
immobilité factice. Marc, perché sur le siège, tenait les rênes
avec une orgueilleuse négligence.

-Montez! s'écria Cam dont les sentiments trop longtemps
refoulés firent explosion. On a attelé pour Hugues qui va se
promener avec Marc; mais Marc a dit que, si nous pouvions vous
extraire du salon, il vous ferait faire trois fois le tour du
jardin.

-Montez, allons, ce sera délicieux, fit Gillette avec envie.

Voulez-vous qu'on vous aide?

Mais Aube restait immobile: elle considérait tour à tour
l'équipage et ses compagnons. A la fin, elle secoua négativement
la tête.

-Vous ne voulez pas monter? Vous avez peur? s'écria Gillette.

Les autres répétèrent en choeur: Elle ne veut pas monter!

-Je n'ai pas peur, ou du moins pas assez pour que cela me
retienne. Mais je n'aimerais pas à me servir de cette voiture.

-Pourquoi? Marc conduit presque aussi bien qu'Hugues. Les
babies y étaient toutes les deux, il n'y a qu'un instant.

-Ces machines-là ne peuvent pas verser; quelquefois elles
accrochent, et alors elles se retournent les roues en l'air.

Vingt kilomètres à l'heure, on plane!... Le cheval est un agneau,
Hugues a toujours des chevaux doux comme du miel, et qui vont
comme le vent. Allons donc, Aube, quelle plaisanterie! si Hugues
était là...

Les exclamations d'encouragement, de dédain, d'impatience se
croisaient autour d'Aube. Quand force fut à ses agresseurs de
s'interrompre pour respirer, Aube dit d'un air perplexe:

-Non, je n'aimerais pas à monter, cette voiture ne me paraît
pas convenable.

-Cette voiture ne lui paraît pas convenable!... reprit le
choeur.

Il était bien rare qu'à la Maison, on contrariât ou blâmât
maintenant Auberte. Et, même dans leurs rapports mutuels, les
jeunes Droy montraient moins de tenace indépendance. Sans s'en
rendre compte, Aube avait exercé sur eux une bienfaisante
influence; mais, en ce moment, sa résistance causait un tel
scandale qu'ils ne mesurèrent plus l'expression de leur surprise.

-Pas convenable, pas convenable!...

-Pas convenable pour moi, s'empressa d'ajouter Aube. Vous avez
beau être tous contre moi, je pense ainsi, et j'essaie toujours
d'agir d'après ce que je pense.

-Mais enfin, dit Gillette, il faudra bien que plus tard vous y
montiez, vous ne pouvez condamner Hugues pour toute sa vie aux
calèches et aux berlines de Menaudru. Il vous faudra changer de
voiture comme il vous faudra voir du monde...

-Aller au bal, danser, flirter, intercala Cam.

-Chasser, monter à cheval, recevoir les femmes d'officiers,
faire des visites, luncher, papoter, gouverner vos ordonnances,
dit Edmée.

-Courir les rally-papers, tenir des comptoirs aux ventes de
charité, embobiner les gens pour leur vendre de petites
abominations, ajouta Marc.

-Si vous ne voulez pas, que deviendra le pauvre Hugues? demanda
Gillette. En attendant qu'il se retire du service, vous aurez à
être une femme d'officier comme les autres.

Aube recula, elle ne pouvait pas supporter de telles visions et
elle agitait la main pour les éloigner en disant: Oh! non, oh!
non...

-Que faites-vous? Que dites-vous?

Ils se retournèrent vers Hugues qui venait de paraître.

-Aube, que vous ont-ils fait?

Elle montra la voiture et dit d'une voix entrecoupée:

-Ils veulent me faire monter là-dessus.

-Vraiment! fit Hugues avec un sourire affectueux. Comme si
c'était fait pour vous!

-Ils m'ont dit, poursuivit Aube toute hors d'elle, des choses
dures, que je n'étais encore bonne à rien, que j'aurais des
soldats dans ma maison, qu'il me faudrait causer, manger, flirter
avec tout le monde, oui, flirter! ou que je vous rendrais
éternellement malheureux...

Son émoi était si peu en rapport avec l'incident qu'il fallait à
Hugues, -du moins ses cadets le pensèrent, -toute la
partialité d'une tendresse aveugle pour ne pas perdre patience.

Hugues était bien loin de s'impatienter, il avait passé le bras
d'Aube sous le sien et disait:

-Je ne veux pas qu'on tourmente ma petite princesse. Il lui
suffit bien d'être elle-même.

Et il regardait Aube avec une bonté indicible, un peu
compatissante.

-Ah! vous voulez dire que je ne pourrai jamais être que moi,
avec mes faiblesses et mes défauts?

-Non, non. Et pensez-vous que je me permettrai ce qui vous
serait une cause de chagrin ou d'ennui?

-Vous garderez l'ennui ou le chagrin pour vous seul... c'est
bien ce qu'ils prétendent.

-Ils ne savent ce qu'ils disent, ma petite enfant, ne vous en
occupez pas. Qui pourrait sérieusement se représenter Aube
descendue de Menaudru au milieu du tourbillon mondain, menant la
vie banale, affairée de tout le monde? Ces choses ne sont pas
faites pour vous plus que le tilbury. Et puis, je ne veux pas
qu'on tourmente ma princesse.

Il fut si affectueux, lui dit de si réconfortantes paroles
qu'elle se rasséréna. Mais elle emporta, de cette visite, une
anxiété qui l'accompagna tout le long du chemin. Elle était sûre
de trouver en Hugues une inépuisable indulgence, mais elle savait
bien qu'au fond, il souffrait de ne pas la voir plus semblable
aux autres; il ne l'appelait sa petite enfant avec tant de
tendresse que lorsqu'elle n'était pas très raisonnable. Il y
avait en lui une résolution tacite de ne pas exiger d'elle un
changement, de l'accepter telle qu'elle était.

Quelque temps après, elle descendit le parc pour aller chez Mlle
Anne et s'informer de Zoé, qui n'entrait toujours pas en
fonction.

On était en plein hiver, il faisait un froid dur, sans neige; le
domaine solitaire de Mlle Anne était dépouillé de la verdure et
des fleurs qui en paraient l'indigence, et, devant la façade de
la maisonnette, il n'y avait plus ni grandes roses trémières ni
abeilles.

Mlle Anne était assise auprès d'un tout petit feu, qu'elle raviva
en voyant Auberte.

-Zoé est sortie, dit-elle en réponse à la question de la jeune
fille: elle est allée voir Nine. Vous savez que Gédéon travaille
pour M. Droy et que, si sa conduite est bonne jusqu'à
l'inauguration de la scierie, il aura une place et la jouissance
d'une maison de gardien. Alors, toute la famille descendra de la
montagne, et je crois qu'ils auront à la scierie assez d'espace,
de sapins et d'air pour ne pas être trop tentés de reprendre la
clef des champs. Tout cela m'est une grande satisfaction; ces
gens ont du bon, du très bon, même.

Auberte n'osa dire tout ce qu'elle en pensait; c'était chez ces
ignorants, ces sauvages, qu'elle avait appris à lire; elle avait
déchiffré dans le livre de leur vie des pages tachées de sang et
de larmes.

-Zoé est un petit coeur d'or, poursuivit Mlle Anne. Quand cette
enfant est là, ma maison n'est plus la même.

Le soir, à la nuit, elle s'assied près de moi, sur ce tabouret,
et il me semble alors qu'il y a moins de nuit dans ses yeux.
Avez-vous remarqué que, bien qu'ils ne soient pas noirs, ses yeux
avaient toujours l'air en deuil? Elle ferme bien notre porte,
elle voudrait qu'il neigeât pour que nous soyons mieux séparées
de ce qu'elle appelle le méchant monde; mais ce sont là de
mauvais sentiments, et quand il neigera, je lui ferai tracer un
chemin afin que le monde vienne à nous, s'il lui en prend
fantaisie. Je la forme un peu pour qu'elle vous donne moins de
peine, et puis on est lâche, peut-être que je retarde seulement
le moment où je serai seule à la nuit tombante. Elle sera bien
chez vous, elle échappera à des misères qui pourraient l'aigrir.

-Elle voudrait rester avec vous.

-Il ne le faut pas; cet isolement où je vis lui serait malsain:
une âme d'enfant est chose trop délicate et précieuse pour qu'on
l'expose à si rude discipline. J'habitue Zoé à la perspective de
notre séparation, et elle ira bientôt vous demander asile. Elle
vous est reconnaissante...

-Oui, mademoiselle Anne, mais c'est vous qu'elle aime.

L'accent de ces mots frappa Mlle Anne, leur tristesse émanait
d'une source à laquelle elle avait assez souvent trempé ses
lèvres pour en reconnaître avec douleur le goût amer.

Elle murmura: Chère enfant, qu'avez-vous?

-Rien, dit doucement Auberte.

-Vos parents, M. Hugues?...

-Sont bien; ainsi que pourrais-je avoir? fit-elle,
s'interrogeant.

-M. Hugues n'est-il pas ici?

-Oui, pour la semaine.

-Toujours bon et gai?

-Toujours. Je sens qu'il m'aime. Il m'aime bien, il va
m'épouser; ainsi qu'aurais-je? répéta-t-elle d'un air de doute
mélancolique, que pourrais-je avoir? Il m'aidera à bien faire, à
devenir plus forte. Ce n'est peut-être pas équitable que je
possède à la fois tant de bonheurs.

Elle se rappelait sans doute de quelle main légère Mlle Anne
soignait les maux d'autrui, et il lui était bon d'ouvrir son
coeur à la vieille demoiselle. Toute la personne chétive de Mlle
Anne respirait l'apaisement, la résignation, la pitié, et l'on
éprouvait, rien qu'à la contempler, l'efficacité des mots
consolateurs qu'elle ne prononçait même pas.

Aube raconta l'incident du tilbury et conclut:

-Ce n'est rien, rien qu'une bagatelle, mais en réalité c'est
lui, c'est moi, tels que nous sommes tous deux; c'est lui
indulgent, protecteur; c'est moi fastidieuse, obstinée dans mes
préventions, figée dans le passé que j'aime et dont lui n'est
pas.

Elle pleurait presque en disant:

Il a été si patient, si bon...

-De tout temps, continua Aube, les parents d'Hugues m'ont
secouée, tancée, ils espéraient quelque chose de moi, lui rien.
Oh! lui coûterai-je tant de patience...?

Elle avait failli dire: Et me coûtera-t-il tant de larmes!

Elle pleurait sans colère, sans révolte, comme brisée, et elle
baissait la tête par un mouvement de vaincue.

Puis soudain:

-Tenez, je veux vous dire ce que personne ne sait: Quand j'ai
eu cet accident à la Maison, qu'on m'a fait si mal en me
remettant l'épaule, j'ai appelé maman, et maman n'est pas venue,
elle n'a pas répondu. Je me suis sentie abandonnée, j'ai cru que
ce serait toujours ainsi... Je sais bien, c'était un enfantillage
puisque ma mère était si loin et ne pouvait pas m'entendre; mais
je n'aurais jamais pensé que si je l'appelais ainsi, elle ne
répondrait pas... et j'avais un peu de délire, je me suis dit que
si ma mère n'était pas venue, personne ne viendrait. Voyez-vous,
j'ai mes peines: autour de moi, c'est comme une désertion. Olge
d'abord que j'ai perdue... vous avez beau être bonne, vous ne
pouvez pas comprendre ce que m'était Olge. Et Laurent, mon frère,
son affection se détourne de moi. Je suis contente de l'avoir
aidé à convaincre son oncle, mais...

Un frémissement trahit qu'elle avait silencieusement souffert de
ce chagrin jaloux, dont elle avait eu honte et qu'elle n'avait
pas montré.

-Laurent ne m'appartenait pas beaucoup, mais ce qu'il avait de
coeur était à moi. Et voilà qu'il a un grand coeur tout joyeux
pour une autre: Gillette a réussi tout de suite où j'échouais
depuis des années: Laurent ne s'ennuie plus. Mes parents n'ont
jamais été bien près de moi. Olge, Laurent... et qui ensuite, qui
vais-je perdre? Maintenant, que ferais-je sans Laurent si je
n'avais pas Hugues? qui aurais-je? Je suis injuste et égoïste, et
c'est ce qui me désole. Ah! j'ai besoin de Hugues pour devenir
meilleure!

Devant cette douleur douce, intarissable, la vieille demoiselle
gardait le silence, elle laissait parler ces murs nus, son
isolement cruel, sa pauvreté.

Elle dit à la fin, tout bas:

-Enfant, moi je suis pourtant heureuse...

Ces mots empreints de renoncement, d'humble triomphe, si simples
et doux qu'ils eussent été, s'enfoncèrent en Aube comme un
brûlant reproche.

Quand elle sortit de la petite maison, elle était calme et
courageuse. Son bonheur lui paraissait plus noble, plus cher, et
elle s'était juré d'en apporter un jour une part ici, en échange
de ce qu'elle y avait trouvé.

En traversant le chemin qui séparait le parc de la maisonnette,
elle aperçut Camille qui errait autour du clos d'un air
important. L'enfant vint à elle et elles remontèrent ensemble par
le parc.

-Vous êtes donc, dit Camille, en grande intimité avec Mlle
Anne? Que je voudrais être à votre place! je lui ferais raconter
comment elle a caché le trésor. Peut-être que cela lui serait
égal de me donner une poignée de diamants et un cent de perles
pour les expériences chimiques de Jacques. On dit qu'elle se
promène, la nuit, dans son jardin, avec le lotus sur sa tête et
des pierres fines qui la couvrent comme une étole, des saphirs,
des rubis, des topazes, des béryls, larges comme des fleurs... Et
j'oublie encore les améthystes. Tout ça brille en feux de toutes
les couleurs; savez-vous comment elle les allume, l'avez-vous
vue? Moi, on ne veut pas que je l'approche, on a peur que je lui
dise des choses...

Aube pressa le pas, peut-être avec l'intention de mettre le plus
de distance possible entre Mlle Anne et la curiosité intempestive
de Cam, quoique celle-ci se vantât de ne plus articuler un mot
mal à propos, depuis que Hugues venait si souvent à la Maison.

-Vous n'avez pas de leçons, aujourd'hui? demanda Aube.

-Oh! si, des quantités; mais je ne les apprends pas. Par des
temps comme celui-ci, c'est une passion chez moi de ne rien
faire. Je ne voudrais pas même prendre l'embarras de me marier.
N'allez cependant pas vous figurer que vous succomberez à la
tâche quand vous serez Madame; vous aurez les grâces de votre
état, dit-elle, encourageante. Vous voyez encore tout en beau et
ce n'est pas moi qui, pour rien au monde, viendrais vous
détromper; mais je crois que Gillette est dans le vrai, quand
elle se décide à coiffer sainte Catherine: je ferai comme elle.

Si jamais sainte Catherine était coiffée par Cam, elle pouvait se
tenir pour certaine que l'experte demoiselle ne manquerait pas de
lui enfoncer dans la tête bon nombre d'épingles très acérées.

-Pauvre Cam! dit Aube en riant: êtes-vous si désillusionnée?

-Et ce n'est rien à côté de Stéphanie, reprit la petite fille
d'un air de funèbre jubilation. Quand je lui donne des conseils
sur son établissement, elle me regarde comme si je battais la
campagne. Mais depuis que Stéphanie est riche...

-Enfin, Cam, je n'y suis plus. Que me contez-vous?

-Vous ne savez pas que Stéphanie est riche? Qu'est-ce que
Gillette vous apprend donc? C'est votre frère Laurent qui en est
cause. Stéphanie n'a jamais voulu faire je ne sais pas quoi que
votre oncle voulait à toutes forces; cela a plu à M. de Gourville
qu'elle ait la tête si dure: il l'a dotée, lui a promis sa
propriété de Gourville et la moitié de son héritage. La voilà
riche, c'est bien fait.

Sans laisser à Aube le temps de méditer cette conclusion sévère,
elle continua:

-Stéphanie s'est querellée avec Hugues, l'autre jour; il faut
absolument que je vous le raconte pour que vous les réconciliiez.
Après cela, on dira encore que je ne suis bonne qu'à tout
brouiller! Stéphanie avait reçu la lettre décisive de son oncle
et nous l'avions félicitée; nous avions tous une peur bleue
qu'elle ne nous quitte, même on entendait les petits se moucher
dans les coins, où ils pleuraient sans en avoir l'air. Tout le
monde s'en allait et Hugues n'avait encore rien dit, il lui
fallait bien s'exécuter. J'ai fait semblant de sortir avec les
autres. Edmée s'évertuait encore à m'expliquer la règle de trois,
quand j'étais déjà revenue sur mes pas et cachée sous le grand
guéridon dont le pied me gênait beaucoup. Hugues s'est approché
de Stéphanie pendant qu'elle regardait par la fenêtre, et je me
demande ce qu'elle pouvait voir dehors, puisque nous étions tous
à la maison. Hugues lui dit:

-Cette fortune est une drôle d'aventure; j'en suis fameusement
attrapé.

Ou quelque chose d'approchant. Elle lui répond, comme si elle lui
jetait des seaux de glace sur la tête:

-Je vous remercie bien, vous me faites penser que je ne vous ai
encore rien dit de votre mariage... qui est aussi une aventure
très drôle.

-Je ne sais plus bien leurs mots, mais c'est ce qu'ils
voulaient dire.

Le scrupule de Cam était superflu, car personne n'aurait reconnu
ni Hugues, ni Stéphanie dans ce dialogue fantaisiste qui n'était
qu'une très libre traduction de leur entretien.

-Alors, poursuivit Cam, on me répète tant de ne pas causer à
tort et à travers, et que le meilleur remède serait d'écouter à
propos, que j'ai écouté de toutes mes oreilles; elles étaient
encore toutes rouges parce que Joseph venait de me les tirer, et
elles me cuisaient tellement que j'avais peur qu'elles ne
prennent feu; mais j'étais décidée à tout souffrir. Stéphanie et
Hugues se donnaient l'air empesé. Stéphanie a dit en choisissant
ses mots comme des fraises dans un grand saladier tout rempli, où
il y aurait eu aussi des chenilles:

-Je ne croyais pas que ma fortune fût un événement inattendu;
depuis plusieurs mois, M. de Gourville nous le faisait prévoir;
mais vous n'en saviez rien ou, plutôt, vous n'y croyiez pas.

-Notez, Aube, intercala Camille, que mon pauvre Hugues ne
savait que cela et qu'il s'était toujours dit: C'est bien
ennuyeux, mais Stéphanie finira par être une héritière.

-Eh bien, il ne s'est pas défendu contre cette calomnie de
Stéphanie. Elle a repris d'un ton de Mont-blanc: Je vous ai
souvent laissé voir mon estime, pourquoi ne vous montrerais-je
pas aujourd'hui...

-Que j'ai démérité, a-t-il dit.

Elle a continué en faisant sa Cléopâtre tant qu'elle pouvait:
Depuis des années, je suis la fille de vos parents et votre
soeur, je m'intéresse donc à vos actions; vous aviez décidé de ne
jamais épouser une femme plus riche que vous, mais Menaudru est
un beau château, et vous étiez bien libre de changer vos
résolutions.

Il est devenu tout vert, ou bien si c'était le rideau qui lui
collait de l'ombre verte sur la figure. Oh! la méchante
Stéphanie, la méchante... Je ne l'aurais pas mordue, mais je
l'aurais bien pincée, j'avançais déjà les doigts sous le tapis,
je me suis retenue. Ce qu'elle aurait crié de surprise! on n'en
aurait plus fini. Mais aller faire entendre en plein visage à
Hugues que c'était peut-être bien Menaudru qu'il voulait
épouser...

-Eh bien, Aube, qu'avez-vous? Je vous fatigue? Non? Hugues a
voulu répondre; mais elle lui a dit: Mon cher, que la crique vous
croque!...

Oh! qu'est-ce que je vous dis là? Elle lui a dit: Lieutenant
Droy, ne vous embarrassez pas dans des explications inutiles dont
votre dignité souffrirait. Puisque vous me forcez à vous dire mon
opinion...

Il ne la forçait guère, il aurait bien voulu, au contraire,
qu'elle se taise. Bref, Hugues et Stéphanie ne s'accordaient pas
du tout. Je ne suis pas déjà si heureuse, qu'elle a soupiré. Et
moi... a dit Hugues.

-Et moi, je suis enchanté, c'est ce qu'il voulait dire,
comprenez-vous? Elle a continué: Je vous avoue que votre mariage
ne me surprend pas moins que ma fortune ne vous confond.

-Alors, Hugues l'a regardée d'un air, oh! d'un air qui sentait
la poudre et que vous ne lui verrez jamais, Dieu merci. Le livre
que tenait Stéphanie est tombé de ses mains comme si elles
étaient gelées, et Hugues ne le lui a pas ramassé, ce qui n'était
guère poli, surtout quand on pense comme il se précipite pour
vous tirer du moindre mauvais pas. Elle a encore dit pourtant:
Personne n'apprécie Aube de Menaudru plus que moi.

-Et elle parlait très bien, comme si son coeur allait mieux
pendant qu'elle parlait de vous. Elle a poursuivi: Nous sommes
tous meilleurs depuis que nous la connaissons. Vous la trouviez
charmante et vous le montriez. Mais si vous l'admiriez comme nous
tous, vous n'ambitionniez pas d'en faire votre femme, et vous le
montriez aussi.

-Il a répondu, oh! cette fois, je suis bien sûre des termes...

-Cam! s'écria Aube, achevez, je vous en supplie...

-Suppliez, suppliez, voilà le plus beau. Ils s'entre-regardaient
comme pour dire: "Ah! mon Dieu, que c'est donc contrariant d'être
brouillés... ce n'est pas ma faute."

Je n'y ai plus tenu, j'ai crié, oui, j'ai crié: "Benêts que vous
êtes, rabibochez-vous..."

Vous me croirez si vous pouvez, Aube, ils n'ont pas même regardé
pourquoi le pied de table parlait, ça ne les a pas plus étonnés
que d'entendre sonner une pendule. Moi, je commençais à
m'attendrir sous mon tapis. Par malheur, mes larmes n'éteignaient
pas mes oreilles qui brûlaient toujours. Stéphanie disait:
"Dites-moi pourquoi vous avez choisi Auberte, pourquoi vous
l'avez demandée malgré sa fortune qui aurait dû vous séparer
d'elle?"

Pourquoi, pourquoi... Comme c'était difficile à comprendre.
Fallait-il qu'elle soit bornée pour ne pas deviner, rien qu'à la
figure de Hugues, que c'était vous qui aviez parlé la première
(moi, je m'en suis toujours doutée) et qu'il se ferait hacher
menu comme chair à pâté et tirer ensuite à quatre chevaux plutôt
que d'en convenir. Il a répondu très crânement: "C'est un grand,
un profond chagrin pour moi de me voir mal jugé par vous. Je n'ai
rien à vous dire, sinon que j'aime assez Aube de Menaudru pour
que les obstacles dont vous parlez n'existent plus à mes yeux."

Elle a demandé: "Alors, c'est par affection que vous l'épousez?"

-Oui, oui, oui! a-t-il dit trois fois.

L'irrésistible dévouement de Camille aux affaires d'autrui ne lui
valait, d'ordinaire, que la plus noire ingratitude; aussi fut-ce
une surprise pour l'officieuse enfant quand Aube, sans rien dire,
l'embrassa trois fois coup sur coup.

-Trois baisers d'Aube pour trois oui d'Hugues, le compte y est,
se dit Cam en regardant Aube s'en aller. Je connais Hugues et
Stéphanie, ils seront malheureux comme des perdus tant qu'on ne
les aura pas raccommodés. Cela ne vous amusera pas beaucoup, ma
princesse, de dire à Stéphanie que c'est vous qui avez demandé
Hugues; mais c'est un devoir de rétablir la paix dans les
familles.



* * *



Mme de Menaudru déjeunait à la Maison avec Laurent et Auberte.

Quand on passa dans le salon pour y prendre le café, Auberte, au
lieu de s'asseoir, suivit au jardin l'une des babies qui
s'amusait à faire voler bien haut le volant de Camille. Et Hugues
suivit Aube, emportant le collet de loutre qu'elle avait oublié.
Il avait pour elle de ces soins minutieux, de ces attentions
protectrices; il était d'une vigilance chevaleresque,
infatigable. Elle savait maintenant, grâce à Cam, pourquoi il y
avait tant de tristesse inavouée dans cette protection. Et Aube
ne voulait plus que Hugues fût triste, elle ne voulait plus que
Hugues souffrît de son malentendu avec Stéphanie.

Ils atteignirent en quelques pas l'allée où Stéphanie se
promenait en surveillant l'autre baby; celle-ci pêchait à la
ligne dans un massif de houx avec beaucoup de succès, paraît-il,
car elle ne tarissait pas en petits cris d'aise.

Aube alla à Stéphanie, prit le bras de la jeune fille en disant:

-Voulez-vous que nous nous promenions un peu?

Elles marchèrent lentement dans l'après-midi terne et douce, sous
le ciel blanc où s'accumulaient des menaces de neige; Hugues
restait derrière elles, sans se rapprocher ni les quitter.

Aube commença avec sa candeur grave, sans détour:

-Je ne vous ai pas dit encore l'histoire de mes fiançailles. Je
l'aurais dû.

Elle sentit en Stéphanie un mouvement de recul; mais elle
continua, se serrant contre sa compagne presque comme elle le
faisait avec sa mère:

-J'ai toujours eu du regret de penser que je privais, bien
malgré moi, la famille Droy du château qui aurait pu lui revenir;
je me disais que c'était dur, surtout pour Gillette qui aime tant
Menaudru, mais qu'elle se réjouirait de voir le château à son
frère. Quand j'ai songé à cela, je ne connaissais pas Hugues
depuis longtemps, mais il me semblait, fit-elle avec une
simplicité parfaite, que c'était depuis plus longtemps que ma
vie. Je sais qu'Hugues pense de même, ou du moins qu'il a lu tout
de suite jusqu'au fond de moi. Hugues, vous pouvez rester et
m'entendre. Son père m'a avoué qu'il me voudrait pour fille, mais
qu'il n'oserait pas me demander. Vous, Stéphanie, m'avez montré
qu'Hugues était trop fier pour venir à moi, mais qu'un peu de
courage et d'humilité conquiert beaucoup de bonheur. J'ai
compris, j'ai bien compris?

Elle interrogeait Stéphanie; sous l'appel de ce regard presque
inquiet, Stéphanie fit un geste vague.

-Hugues et Stéphanie, je ne me suis pas trompée? insista-t-elle.

-Ils murmurèrent: Non, emportés tous deux par la même force
souveraine.

Elle leva vers eux ses yeux sombres dans lesquels semblait être
tombée toute l'ombre de Menaudru, l'ombre séculaire et sacrée des
vieux murs, des vieux ombrages... ces yeux où la flamme voilée du
bonheur, de la vie, vacillait comme incertaine et toujours prête
à s'éteindre.

-J'ai attendu, pourtant, afin d'être bien sûre de moi et de
lui, puis j'ai fait ce que vous m'aviez dit, Stéphanie. J'ai...

Elle hésita, une honte virginale précipitait à la suffoquer le
battement de ses artères. Mais elle acheva avec le même héroïsme
d'innocence qui l'avait déjà soutenue quand elle avait parlé à
Hugues.

-J'ai fait ce que vous m'aviez dit. Oh! ne vous rappelez-vous
donc plus vos paroles de ce jour, dans le petit salon de Mme
Droy. C'est moi, oui, c'est moi qui ai demandé à Hugues d'être sa
femme. Hugues, laissez-moi dire...

L'aveu était fait. Stéphanie n'y répondit pas. La voix qui lui
parlait était si loyale, si douce, montait d'un coeur tellement
généreux et purifié, qu'elle ne sentait pas sa propre voix
capable d'y répondre.

-Oui, j'ai fait cela, c'était difficile, mais j'avais votre
encouragement. J'ai rêvé de vivre près de lui pour mieux vivre,
de trouver en lui ma conscience et mon guide, tout en faisant du
bien aux siens et en réparant l'injustice du sort; je tâcherai de
devenir une femme comme sa mère et comme vous, de n'être plus une
petite enfant pour personne... rien qu'un peu la sienne. Vous
avez raison, Stéphanie, je ne suis pas digne de lui, mais je
l'aimerai si fidèlement qu'à la fin, je pourrai peut-être...

De nouveau, elle eut un air de doute et d'angoisse:

-Me suis-je trompée? Ai-je bien fait pour notre bonheur à tous?

Stéphanie[,] toute tremblante, mais essayant de sourire, murmura:

-Le beau jour que promet cette aube...

-Maintenant que vous savez, reprit Aube, dites que vous êtes
amis, que vous vous aimez comme avant. Donnez-vous la main.

Leurs mains à tous deux étaient froides, elle frissonna un peu en
les réunissant dans les siennes, mais elle fit passer en Hugues
comme en Stéphanie l'esprit de justice et d'abnégation qui est,
plus que l'amour, "une chose d'éternelle beauté et de joie
éternelle."












XVII

La famille Droy était dans une période heureuse, car, ce même
printemps, Pascal sortit de son école d'agriculture avec des
notes de premier ordre, et Marc subit fort convenablement ses
examens.

La nouvelle de ce dernier succès fut apportée à la Maison par
Pascal qui, étant libéré depuis quelques semaines, avait pu
assister son frère dans l'épreuve. La commotion de cette joie
causa à Edmée la dernière palpitation qu'elle dût avoir de sa
vie; depuis que les séjours fréquents d'Hugues allégeaient une
part de sa tâche, elle retrouvait grand train sa santé.

L'arrivée triomphale de Marc, que Pascal n'avait précédé que de
peu, mit le comble à la joyeuse confusion. Cam traversa la
bibliothèque au pas de course en disant avec sang-froid à sa
famille:

-Attendez-moi une minute que je cherche un plus grand mouchoir,
je sens que je vais pleurer comme une fontaine.

Et, cette sage précaution prise, elle s'abandonna à son émotion.

Auberte et Laurent, qui étaient présents à cette scène, offrirent
leurs félicitations aux fortunés parents.

-Ah! on peut dire que nous avons eu de la peine, dit au premier
moment d'accalmie Cam qui, pour un peu plus, se serait épongé le
front avec son fameux mouchoir. Hugues est marié ou il ne s'en
faut guère. Gillette pourrait l'être, Marc est bachelier...

Elle les prenait tous à témoins que c'était de bonne besogne.

-Il ne nous reste plus qu'à trouver pour Pascal une place tout
à fait avantageuse et supérieure.

Elle avait mis, comme de coutume, le doigt juste sur la place
sensible, le visage des aînés de la famille prit à ces derniers
mots une expression absorbée, Mme Droy regarda avec une
complaisance un peu soucieuse le grand garçon blond à l'air
sérieux et appliqué, presque lourd pour un Droy, à qui l'on avait
mis l'outil du travail en main, et qui aurait peut-être à
attendre encore longtemps son ouvrage.

Au milieu du silence qui avait suivi l'opportune remarque de
Camille, s'éleva la voix mesurée, indifférente, de Laurent qui
disait:

-J'ai une proposition à vous faire.

C'était chose assez nouvelle pour que chacun ouvrît largement les
oreilles. Laurent reprit d'un ton délibéré:

-Notre fermier général demande sa retraite. Si cela vous agrée,
Pascal, et si vos parents vous approuvent, nous entreprendrons à
nous deux de le remplacer. J'aurais déjà brigué sa succession
s'il n'avait été un vieil homme intéressant, auquel mon père
tient par tradition. Nous administrerons mes propriétés et celles
de mes parents. Hugues nous confiera aussi celle de ma soeur.
Vous êtes encore un peu jeune et moi assez ignorant, mais j'ai
lieu de croire qu'en combinant nos facultés, nous nous en
tirerons à l'honneur de Menaudru et de la Maison.

Ce fut de nouveau grande joie; l'allégresse prit, grâce aux bons
offices de Cam et des garçons, les proportions d'un tumulte,
Laurent fut entouré, remercié, complimenté, et même embrassé par
les babies sans perdre un atome de son flegme.

Les chères babies témoignaient d'un ravissement bien
désintéressé, si l'on considère qu'elles ne voyaient que du feu
dans tout ce qui se passait; elles se trémoussaient avec autant
de bonne foi que si elles avaient eu en même temps le
baccalauréat de Marc, la liberté reconquise d'Edmée, la place
inespérée de Pascal et la fiancée incomparable d'Hugues.

Après avoir reçu la poignée de main chaleureuse et les
remerciements plus discrets de Mme Droy et du Patriarche, et
échangé quelques mots avec eux, Laurent se recula vers sa soeur;
il y avait toujours autour d'Aube une atmosphère de paix radieuse
que tous les Droy réunis ne pouvaient troubler.

Laurent tomba, par hasard sans doute, sur Gillette qui, si l'on
avait pu associer son nom à pareille image, aurait paru
violemment intimidée.

Bien qu'elle eût une robe toute simple et ses cheveux pâles noués
comme de coutume, Gillette, par un autre hasard qui se
reproduisait tous les jours, était délicieusement mise et
coiffée; il était évident que si Gillette voulait coiffer sainte
Catherine, ainsi que l'assurait Cam, elle entendait la coiffer
droit.

Elle sourit à Laurent d'un petit sourire un peu tremblant, et
dit:

-Je vous fais amende honorable, je vous ai calomnié; mais
j'avais cette excuse que je ne pensais pas le premier mot de mes
calomnies.

-Alors, demanda-t-il, nous sommes alliés?

-Mon Dieu... fit-elle avec une hésitation rieuse, je crois bien
que, si l'on me donnait le choix aujourd'hui, j'aimerais mieux
être votre soeur que...

-Que de mourir... mais, dit-il avec infiniment de sérieux,
c'est que moi, j'aimerais mieux mourir que d'être votre frère...

Gillette pâlit, le rose nacré et frais de son visage disparut,
elle devint toute blanche.

Il continua:

-Vous m'avez demandé souvent pour quoi et pour qui je vivrais.
Eh bien!...

Laurent avait comme Aube de grands yeux bleu foncé, doux et
graves. Ses yeux plus que ses lèvres achevèrent:

-Ce sera pour vous, si vous le voulez bien.

Et, pour la première fois de sa vie, Gillette Droy resta bouche
close.

..... Et dans cette joie universelle, se fit le mariage d'Aube
avec Hugues Droy.

Ils furent unis devant la loi à Menaudru, dans le grand salon
Empire où Hugues avait appris que le Comte ne lui refusait pas sa
fille. C'était la première occasion où tous les Droy se
trouvaient assemblés à Menaudru; du Patriarche aux babies, ils
étaient tous là. Les enfants avaient revendiqué le privilège de
voir marier Hugues. Ce fut une invasion respectueuse, mais ce fut
l'invasion du château par la Maison.

La tribu, en costume de cérémonie, se rangea dans le plus bel
ordre autour de son patriarche; Stéphanie, Gillette, Edmée
étaient vêtues de vert pâle et toutes trois semblablement parées
comme des soeurs; mais la même toilette, les mêmes perles, les
mêmes fleurs ne les faisaient point soeurs cependant.

Aube portait une robe toute droite, toute unie, d'une somptueuse
rigidité, une robe de velours bleu éteint, délicatement brochée
d'argent, qui devait sortir en droite ligne des coffres oubliés à
Menaudru par quelque jeune princesse burgonde. De très hautes et
vieilles dentelles ivoire encadraient son cou mince. Elle était
assise dans un raide fauteuil à haut dossier sombre, sculpté
comme un pan de chapelle gothique. Et elle avait, dans ce cadre
lourd, archaïque, la grâce et la fierté d'un lis.

Hugues, très grave aussi dans son uniforme, se tint debout près
d'elle pendant la lecture du contrat. Puis on ouvrit toutes les
portes et ils furent mariés.

Le regard d'Aube demanda ce qu'on lui faisait signer, puisqu'elle
venait de répondre oui, et ce qu'un trait de plume ajouterait à
sa parole. Elle se trompa et signa Auberte de Menaudru, on ne vit
l'erreur que plus tard.

L'assistance se sépara pour deux jours. Le Curé de Mirieux, un
vieil et cher ami d'Auberte, appelé inopinément dans sa famille,
ne pourrait revenir que le surlendemain célébrer le mariage
religieux.

Le château retomba dans une paix profonde; les invités
n'arrivaient pas aujourd'hui: Hugues retournait pour ce soir à
Besançon, le reste de sa famille vaquait aux derniers
préparatifs, car la Maison attendait aussi ses invités.

Aube était séparée jusqu'au surlendemain d'Hugues et de sa
famille, leur dernière séparation avant que l'Eglise bénît leur
mariage. Tout à l'heure, le Comte avait repris du geste un jeune
homme qui appelait Aube Madame: Mais le premier pas était
franchi, on avait scellé le premier anneau de l'indestructible
chaîne, et Dieu le savait comme Auberte.

Elle sentait encore la douceur tendre, le respect aimant des
lèvres qu'Hugues venait de poser sur ses doigts.

Quoiqu'elle dût passer ces heures dans la solitude, elle garda sa
robe d'apparat.

Le Comte s'était trouvé plus souffrant, Mme de Menaudru ne
pouvait le quitter. Aube, livrée à elle-même, désira refaire un
chemin qu'elle avait souvent suivi. Elle prit la clef de la porte
qui faisait communiquer le parc avec le cimetière, et elle ne dit
rien de son projet puisqu'elle ne devait pas sortir de Menaudru.
Mais se serait-on opposé au voeu rêveur de la petite fiancée? Il
y avait en elle quelque chose de si pur, de si sacré, que plus
que jamais, on avait un grand besoin de lui complaire, une
frayeur de froisser cette fleur frêle de joie confiante qui était
devenue son lot.

Aube entra dans l'église qui était déserte, et c'était une
charmante vieille petite église avec sa voûte très basse, ses
bancs austères, sa sainte pauvreté. L'allée centrale était dallée
de pierres usées, fendues, inégales, qui étaient encore des
tombes de Menaudru. Les fenêtres avaient de petites vitres
maillées de plomb, contre lesquelles venaient frapper les
branches d'arbustes du cimetière, et ce cimetière étroit, qui
servait d'enclos, envoyait ici un reflet léger, flottant, du vert
profond et humide de son feuillage et de ses herbes.

Aube frôla au passage la corde qui tombait du clocher. Dès
demain, cette corde mettrait en branle les cloches pour annoncer
à toute la contrée les noces d'une fille de Menaudru.

Stéphanie, Edmée et Gillette s'étaient levées avant l'aurore pour
commencer la décoration de l'église. Stéphanie montrait à Aube
une affection muette.

Elles avaient disposé le long des murs des branches de saule, de
sapin et de roses; et dehors, dans le cimetière, Aube retrouva
des roses, des sapins et des saules.

Elle alla vers les tombes de sa famille. Il y avait un an qu'elle
s'était assise sur l'une de ces pierres, cachant de sa main un
mot pour que le nom gravé là fût tout semblable au sien. Si elle
mourait après-demain, on aurait un autre nom à inscrire.

Elle avait bien changé depuis ce temps: elle n'était plus cette
Auberte bercée par sa chimère qui s'en allait pleine de sérénité
mélancolique, oublieuse de la vie réelle. Mais voilà qu'un peu de
cette mélancolie pensive vint la ressaisir, tandis qu'elle
mesurait le chemin parcouru depuis qu'elle s'était assise à cette
place.

Elle y faisait une nouvelle station, qu'y aurait-il ensuite pour
Aube? quelle serait sa prochaine étape?

Elle était si éprise du présent, si peu curieuse de l'avenir
matériel, qu'elle connaissait à peine les plans arrêtés par
Hugues et le Comte. Quand le congé d'Hugues aurait pris fin, elle
habiterait encore un peu Menaudru où son mari passerait tous ses
jours disponibles. Il n'était que vaguement question de son
installation à Besançon, dans un vieil hôtel espagnol délabré et
superbe qu'y possédait son père; mais cette demeure future lui
semblait si lointaine qu'elle n'y croyait guère.

Si de tels soins ne l'effleuraient pas, Aube voyait clairement
pour elle un lot de responsabilités et de devoirs. Elle
remerciait Dieu de le lui accorder. En cette minute, elle pensait
surtout et avec une conviction intense, presque surnaturelle,
qu'elle avait confessé la veille toutes les fautes de sa vie et
qu'elle ne voulait plus pécher.

Cette nuit, le vent souffla et gémit, tournoyant à grand bruit
furieux ou plaintif autour de la chambre élevée d'Auberte.

Et Auberte rêva qu'elle s'en allait à la recherche du trésor de
Menaudru.

Il fallait qu'elle trouvât le lotus pour la réhabilitation de
Mlle Anne. Elle vit soudain Mlle Anne devant elle; les lèvres
pâles de la vieille demoiselle s'agitaient faiblement, mais elles
ne formulaient pas une prière, elles racontaient une légende, la
légende du trésor de Menaudru qu'une âme toute blanche retrouvera
un jour en y perdant son bonheur. Aube l'écoutait à peine, elle
avait tant de bonheur dans sa part, qu'elle en pouvait bien
risquer un peu. Elle ne croyait pas à la menace, elle voyait le
vieux sapin qui l'appelait de son murmure; cette fois, elle
comprenait bien son langage, il disait: Ici, ici le trésor... Il
faisait signe à Aube, il étendait l'une des ses branches comme un
bras pour montrer une place, et l'ombre de sa verdure traçait à
terre ses signes compliqués qu'Aube essayait en vain de lire.

Aube s'éveilla et se leva aussitôt. Il était de grand matin, mais
elle s'habilla pour sortir. Et, pour ne pas éveiller Jeanne en
entrant dans sa chambre, elle remit la robe qu'elle avait portée
la veille, la belle, la lourde robe de velours fleurie d'argent.
Elle sortit par son petit escalier tournant, et se trouva sur
l'étroite esplanade de gazon qui bordait Menaudru sous ses
fenêtres, du côté des contreforts. Elle regarda l'horizon de
montagnes, les alvéoles inégales, déchiquetées, les cirques, le
grand amphithéâtre de Menaudru, l'immense gouffre d'ombre qu'elle
avait vu tant de fois le soleil emplir d'une brume verte, rousse
ou dorée.

Le vent s'était apaisé sans pluie, il faisait une aurore chaude
et éclatante; mais elle pouvait distinguer les traces de
l'ouragan de cette nuit. Là-bas, sur la route qu'elle suivrait
demain tout de blanc vêtue pour aller à l'église, un grand
peuplier à demi abattu s'inclinait en arc de triomphe; le vent
avait travaillé pour Aube, il avait tendu cette magistrale
guirlande pour la fêter.

Elle revint dans le jardin et se dirigea vers la chapelle.
Peut-être voulait-elle revoir les ruines qui allaient disparaître
aujourd'hui même, le répit qu'elle avait obtenu était à son
terme. Peut-être voulait-elle s'assurer que son sapin n'avait pas
souffert de la tourmente; le sapin était toujours debout et
immuable dans sa sombre gloire.

Aube constata de loin que, si le château dormait, la Maison était
en pleine activité. Elle entra avec précaution dans les ruines;
c'était bien une visite d'adieu. Les travaux allaient s'achever,
on devait abattre les dernières pierres, condamner la crypte,
aplanir la surface de l'ancienne chapelle dont les démolitions
combleraient la petite cour; on avait apporté des montagnes de
sable et de terre pour servir au nivellement définitif. Aube
descendit dans la crypte. Elle n'avait plus de craintes
superstitieuses; ses croyances enfantines à moitié volontaires,
ces ombres puériles et aimées qui avaient peuplé la torpeur
enchantée de son adolescence, s'effaçaient comme s'effacent et
meurent les nuées quand le soleil se lève.

Elle avait atteint l'extrémité de la crypte; mais, au moment de
retourner sur ses pas, elle s'arrêta et tressaillit. L'ombre du
sapin, glissant par le soupirail brisé, s'allongeait sur le sol
comme dans le rêve d'Auberte: et, comme dans son rêve, il lui
faisait signe et lui montrait un chemin. Aube poussa la porte
qu'elle avait découverte cet hiver et réussit, cette fois, à
l'ouvrir; elle entra dans la petite cour encaissée, encombrée
d'herbes folles et que jonchaient les débris de la chapelle. Le
soleil qui frappait fortement dans cet espace restreint, y créait
une température de serre. Des essaims de mouches d'or bruni
bourdonnaient dans l'air vibrant et limpide, et les lézards
couraient sous l'herbe chaude.

Aube suivit le sentier noir que lui traçait l'ombre du sapin, et
arriva en quelques pas au pied de l'arbre; elle caressa l'énorme
tronc résineux, puis, cédant à un attrait, elle l'entoura de ses
bras et appuya son front contre lui. Un souffle froid comme une
respiration glacée lui fit tourner la tête; autour d'elle, tout
était chaleur, bruissements de vie et de lumière, d'où venait cet
air humide qui avait passé et qu'elle ne sentait déjà plus? Elle
le sentit de nouveau et plus fort. En se penchant sur un
amoncellement de ronces vigoureuses comme des lianes, dans
l'angle formé par les restes de la chapelle et le mur des Droy,
elle aspira une odeur de terre fraîchement remuée et une odeur de
cave.

Elle vit que les racines du sapin plongeaient sous ces ronces
comme pour s'en aller bien loin fouiller le sol. Sans souci des
épines qui égratignaient ses mains, qui s'accrochaient, méchantes
et tenaces, à ses cheveux, elle travailla à faire une trouée dans
ce rideau de végétation exubérante; elle rencontra des pierres
récemment éboulées, puis le vide noir et froid d'une cavité peu
profonde qui se creusait sous la terrasse des Droy et paraissait
sans communication avec la crypte ou la chapelle. Les racines du
sapin, en cherchant la bonne terre, avaient désagrégé un pan de
maçonnerie invisible sous l'épais enchevêtrement de broussailles.
Aube s'attacha des mains à une branche et se laissa glisser en
fermant les yeux. Un bruit de pierres roulantes lui rappela que
la chapelle était ébranlée par les récents travaux; si Aube
allait être ensevelie et murée là toute seule, pendant qu'au
château et à la Maison, on préparait ses noces?

Mon Dieu! qu'il faisait froid ici! Après l'atmosphère ensoleillée
du dehors, c'était une nuit funèbre, un froid de tombe. Par les
interstices de la verdure qu'elle venait d'écarter, filtra un
rayon de soleil, mince et fugitif, qui fit jaillir un éclair
devant Aube et lui montra à ses pieds le lotus de Menaudru.

Oui, il était là, à ses pieds. Dans le bref flamboiement du
soleil, elle en avait reconnu la barbare magnificence, les
pierres bleues transparentes qui formaient ses pétales et ses
longs pistils de diamant, clairs et lumineux comme des
étincelles. Le rayon déplacé par un balancement du feuillage
était déjà envolé, la phosphorescence bleue s'était éteinte. Aube
ramassa à tâtons la sauvage amulette. Mais, dans le réduit
ténébreux, une autre clarté entra, puis partit; puis il en revint
une autre et une autre encore, toutes éphémères, incertaines, et
allumant partout où elles avaient passé de courtes flammes rouges
et blanches, des scintillements de pierres précieuses. Aube pensa
qu'elle avait trouvé le trésor. Sous le vol rapide, espacé, de
ces clartés indécises, elle voyait tout l'amoncellement de joyaux
enterrés là depuis un siècle. Opales, diamants, topazes, rubis
étaient jetés autour d'elle pêle-mêle, à l'aventure. Aube avait
retrouvé le trésor de Menaudru.

Cela ne l'étonnait pas outre mesure; sans bien s'en rendre
compte, elle s'y était toujours un peu attendue, elle n'était
qu'à demi surprise d'étreindre une portion miraculeuse de son
vieux rêve. Seulement ses jambes défaillirent; elle s'assit sur
une pierre et posa le lotus sur ses genoux. En attendant qu'elle
pût le contempler au grand jour, elle l'attacha à une chaînette
rentrée dans son corsage.

Son regard se tourna vers l'ouverture où la houle de feuilles,
agitées par son passage, laissait encore glisser un peu de
lumière, elle vit une voûte noircie de fumée. Et elle crut
revivre toute la scène: le château assailli au moment où Mme de
Mareux s'échappait avec son intendant, la fuite éperdue de la
dame pendant que le vieillard, avant de se faire tuer, jetait en
désordre dans ce caveau les bijoux qu'il ne pouvait plus sauver.
Il avait essayé de faire sauter la chapelle et peut-être le
château, en allumant la poudre dont les traces noircissaient
encore la voûte, et n'avait réussi qu'à faire écrouler un mur qui
avait obstrué l'accès de la cachette. Sur l'éboulement de terre
ainsi provoqué, les premiers maîtres de la Maison avaient appuyé
leur terrasse, et les choses seraient restées toujours ainsi si
le vieux sapin n'avait, à la longue, déplacé les pierres de ses
racines altérées et fait un passage pour Auberte.

Aube considéra d'un oeil de reproche la fumée de cette poudre
sacrilège qui avait voulu détruire Menaudru.

Le rideau de verdure avait fini par s'immobiliser; entraîné par
son poids, il était retombé, interceptant le jour, cloîtrant
Auberte. La jeune fille fit un mouvement pour se lever, toucher
du doigt les richesses fantastiques qu'elle n'avait fait que
deviner et entrevoir.

-Prenez garde! dit la voix de Mme Droy tout près d'elle.

Mais Mme Droy n'était pas avec Aube, non plus que les enfants qui
lui répondirent:

-Oh! le mur est très solide et nous ne tomberons pas.

Aube entendit sur sa tête des pas si rapprochés qu'elle percevait
le froissement des feuilles sèches foulées par les promeneurs.
Elle entendit des cris et des ébats d'enfants qui s'éloignaient
ou se rapprochaient, sans doute au hasard du jeu.

Stéphanie et Mme Droy marchaient sur la terrasse, pendant que les
enfants s'amusaient autour d'elles et cueillaient des fleurs pour
la fête. Elles se parlaient sur un ton d'affection et de
tristesse.

Stéphanie disait:

-Je n'ai jamais été injuste pour Auberte. Vous avez eu raison
de vous attacher à elle. Je l'aime moi-même. Elle est droite et
bonne comme une petite sainte.

La mère répéta avec douceur:

-Oui, notre petite sainte, notre petite enfant... Que Dieu nous
la conserve!

-Pardonnez-moi si je vous ai mal jugés tous, reprit Stéphanie
avec effort. J'ai cru que Menaudru vous tentait. Mais j'ai
compris que vous n'aviez pu agir autrement pour le bonheur
d'Auberte.

Il y eut une pause pendant laquelle la nuit complète se fit dans
le réduit où Aube écoutait sans trembler, le coeur même immobile.
Les lueurs fuyantes, dans lesquelles elle avait vu des
pierreries, disparurent comme si les paroles qu'on prononçait
là-haut les avaient éteintes.

Stéphanie continua:

-J'ai compris que, par le concours fatal de quelques
circonstances, Aube avait lieu de se croire aimée d'Hugues; elle
le croyait fermement, passionnément. Hugues était libre; quand il
m'avait demandée jadis, j'étais pauvre, je l'avais repoussé pour
ne pas entraver son avenir. Aube s'était attachée à Hugues dans
sa confiance d'enfant: il ne pouvait lui répondre non sans
l'outrager, la frapper d'un coup irrémédiable, exposer peut-être
cette fragile vie. Et elle lui était chère aussi, n'est-ce pas?
Alors, il a triomphé de son orgueil pour qu'elle fût heureuse,
elle qui avait mis son bonheur en lui.

Mme Droy n'eut pas un mot pour protester, et Stéphanie murmura
avec une sorte de ferveur:

-Vous êtes si bons, je suis fière de vous!

-Et moi, Stéphanie, je vous aurais voulue pour ma fille.

Les mots lui avaient échappé. Mais, dans sa fidélité à l'absente,
la mère dit aussitôt d'un ton mélancolique et résolu:

-Nous aimons Auberte.

Elles s'étaient éloignées depuis longtemps; la terrasse était
solitaire, les enfants continuaient plus loin leurs jeux, et Aube
restait à la même place.

Elle y resta longtemps, et ce froid de cave qui régnait ici
s'abattit comme une lourde chape de glace sur ses épaules.

Le temps passa, le matin devait s'avancer; elle ne s'en aperçut
point, pas plus que du froid qui la pénétrait, incisif et
perfide, jusqu'aux moelles.

Elle fut éveillée à la fin par un bruit persistant, le choc des
outils que maniaient dans la chapelle plusieurs ouvriers arrivés
tardivement à l'ouvrage. Elle se leva.

Avant de quitter ce lieu où elle venait de subir son agonie, elle
essuya d'un geste machinal sa joue rigide, puis elle regarda sa
main comme si elle s'attendait à y voir du sang; mais elle
n'avait même pas pleuré des larmes.

Le soleil était plus haut, l'air brûlant dans la petite cour;
mais pour elle, dorénavant, il faisait partout aussi froid que
dans le caveau qu'elle venait de quitter. Elle n'était même pas
effleurée par toute cette ardeur de vie et elle reconnut, tout à
coup, sur ses lèvres, le goût de mort que le contact des lèvres
de Zoé y avait mis un jour.

Elle était restée trop longtemps immobile dans cette humidité, le
froid l'avait pénétrée. Elle leva les yeux vers le sapin; elle
s'était trompée en interprétant son langage, il avait dit sans
trêve: Ici, ici, tu entendras le mot funèbre de ton énigme...
Ici, ici, tu perdras ton bonheur.

Elle avait bien voulu donner un peu de ce bonheur aux autres;
mais pas cela... oh! Dieu savait bien qu'elle ne pouvait donner
cela. Elle défaillait devant le renoncement définitif, tout son
être se refusait au sacrifice suprême.

Il n'y avait personne dans la crypte, les hommes occupés dehors
ne devinèrent point Auberte dans cette pâle apparition. Elle ne
les vit ni ne les entendit: elle ne pensa point à la besogne
qu'ils allaient achever en comblant la cour et l'entrée du
caveau. Elle remonta dans sa chambre et, frissonnante, s'étendit
sur son lit.

Là, Aube fit avec une sorte d'âpreté son examen de conscience.
Elle se rappela les incidents qu'elle avait, jusqu'ici,
volontairement laissés dans l'ombre, les larmes qu'elle avait vu
verser à Stéphanie le premier jour de leur connaissance. Elle
avait voulu les oublier, n'en point chercher la vraie cause, ne
pas remarquer que Stéphanie, qui pleurait secrètement après un
départ d'Hugues, devenait rayonnante quand Hugues était là.

Et Hugues... Oh! pour lui, pour ce qui le concernait, il n'y
avait même pas à réfléchir; le silence de sa mère tout à l'heure,
autant que le cri qu'on lui avait, à la fin, arraché était le
plus formel aveu.

Et comme Auberte était brave, que le sang des vieux Menaudru
coulait intact dans ses veines délicates, elle pouvait être dure
envers elle-même quand l'honneur l'exigeait; elle se dit qu'elle
avait voulu épouser Hugues sans savoir si elle ne prenait pas le
bien d'une autre. C'était une faute à laquelle on ne pouvait plus
rien, puisque, légalement, Aube était la femme d'Hugues et que la
plus héroïque abnégation ne pourrait entamer leur engagement, que
Dieu n'avait pourtant pas consacré. Mais, devant le malheur
d'Hugues, elle oubliait son amère honte pour flétrir ce qui avait
été sa faute et l'erreur aveugle de son coeur.

Elle s'était affaissée toute vêtue sur son lit, le manteau de
glace était toujours sur elle, l'enveloppant, plus lourd, plus
accablant, appesantissant son esprit lui-même. Elle fit un faible
effort pour réagir, pour penser, elle se sentit plus mal et
songea qu'elle allait peut-être mourir.

Elle avait pris mortellement froid en cherchant le lotus de
Menaudru; et ce froid, oui, elle en était sûre, plus rien ne le
dissiperait. Le vide se faisait autour d'elle. Les autres,
Stéphanie, Laurent, Gillette, même sa mère et Hugues, reculaient
très loin, lui devenaient comme étrangers; elle n'avait déjà plus
rien de commun avec eux, elle était déjà seule avec Dieu sur une
rive; tout ce qu'elle avait aimé en ce monde restait sur l'autre.

Et là était pourtant le dénouement, l'infaillible remède. Tout
lui avait paru si affreusement dur, si désespérément perdu, et
voilà que sa mort pouvait tout réparer, tout aplanir. Dieu venait
à son aide en la rappelant à lui.

Deux heures s'étaient encore écoulées, mais on croyait Aube
endormie et l'on évitait l'approche de sa chambre pour mieux
respecter ce repos.

Quand on entra, à la fin, Aube n'avait plus bien ses sens; elle
s'aperçut cependant qu'on l'entourait, il y avait dans sa chambre
des chuchotements, des allées et venues de figures consternées
dont elle reconnaissait à peine les traits, et qui lui
paraissaient d'un monde auquel elle n'appartenait plus.

Il y eut aussi une longue visite du docteur qui ne lui recommanda
même pas de ne point se pâmer, jugeant sans doute la chose au-delà
de son pouvoir.

On parlait tout bas de congestion pulmonaire, mais on ne pouvait
s'empêcher de croire qu'il y avait eu en elle une détente de ses
forces, une soudaine et invincible lassitude de vivre.

On murmurait aussi le mot de foudroyant: la foudre était peut-être
tombée; en tout cas, l'orage était fini et Aube entrait en
pleine paix.

Elle allait donc vraiment mourir et elle en était heureuse:
c'était un dénouement facile en regard de la crainte qui l'avait
hantée. Depuis que son coeur s'était tourné tout entier vers
Dieu, elle le sentait pour la première fois rempli. Une quiétude
sereine descendait sur elle; elle n'était pas heureuse d'un
bonheur forcé, fait d'anéantissement moral et d'orgueil, mais
elle avait une grande joie, parfaite et solennelle, joie du repos
conquis, de la bataille gagnée, de la tâche achevée avant la
chaleur du jour.

Dieu ne lui avait jamais destiné une longue vie, c'était pour
cela que chacun s'était appliqué à la lui rendre douce. Et elle
pensait qu'il lui était bon de laisser du bonheur derrière elle,
de le léguer aux autres sans compter, à pleines mains.

Quand ses proches, ses amis vinrent lui dire adieu, elle ne put
que balbutier peu de mots; elle les regarda de ses yeux tendres
qui avaient vu le lotus de Menaudru et en gardaient le mystère.
Elle demanda que tout ce qu'elle possédait allât à son frère et
qu'il eût le château tout de suite pour le partager avec
Gillette.

-Tout de suite, tout de suite, dit-elle de son air triste et
aimant: il ne faut pas attendre pour être heureux.

Et Gillette pensa, dans la désolation brûlante de ses larmes, que
c'était là sa punition d'avoir envié le château d'Auberte.

Oui, Laurent et Gillette à Menaudru, Hugues et Stéphanie à
Gourville un peu plus tard, quand ils pourraient penser à elle
comme à une chère petite soeur qu'ils auraient perdue et
regrettée ensemble. Oh! que leur bonheur futur lui était doux et
précieux, qu'elle était donc heureuse pour eux et pour elle... De
même que, dans son grand coeur, dans son angélique charité, Aube
avait eu le courage d'échapper à son rêve, d'entrer résolument
dans la vie réelle, de se donner en donnant ce qui lui
appartenait, elle put encore, à cette heure, renoncer à son
bonheur humain dans un élan volontaire.

Elle voyait son château non pas fermé, condamné, désert, mourant
de sa mort à elle comme elle l'avait naguère souhaité, mais
embelli, ressuscité, plein de jeunesse et de joie.

Elle reconnut Mlle Anne qu'elle avait réclamée et qui s'était
rendue à son appel. Elle lui dit seulement: Moi aussi, je suis
heureuse...

Elle put encore dire aux autres que Mlle Anne était son amie et
qu'elle demandait qu'on l'aimât et qu'on l'entourât toujours en
souvenir d'elle.

Aube voulut dire: le lotus est retrouvé... mais la voix lui
manqua. Elle chercha le lotus pour le leur tendre, mais elle ne
le trouva point: elle n'avait plus sa fleur mystique, lumineuse.
La monture, dévorée de rouille, avait-elle cédé et, sous les
doigts inconscients d'Aube, les saphirs s'étaient-ils égrenés,
les pétales de pierreries s'effeuillant comme la corolle fanée
d'une vraie fleur? Ou bien Aube s'était-elle abusée,
l'ensorcelant rayon de soleil lui avait-il fait voir ce qui
n'existait pas? Alors, quel caillou brillant, quelle feuille
morte, quel fragment de branche sèche ou de vitraux brisés
avait-elle pris pour l'antique joyau royal?

Aube se rappela vaguement qu'elle avait quelque chose à révéler,
mais ne définit point que c'était la place du trésor. Et tout
cela lui paraissait si indifférent, si lointain. Elle reçut une
nouvelle absolution de ses fautes, le vieux curé, qu'on avait
rappelé en hâte, sanctionna tout en larmes son mariage au nom de
Dieu et de l'Eglise.

Puis ses amis, son mari, sa mère, la laissant un peu, se
retirèrent dans le petit salon qui touchait à sa chambre; ils la
voyaient encore par la porte ouverte, mais ils savaient qu'elle
ne les voyait plus.

Mme de Menaudru disait, dans une sorte de calme délire:

-Elle vivait, la voilà morte. Qu'est-ce qui l'a tuée?

Elle les regardait tous avidement, interrogeant leur visage pour
y lire qui avait tué Aube, qui avait fait entrer le fer dans son
âme. Mais personne ne savait, personne n'était coupable, Hugues
Droy moins que les autres.

Elle se mourait, la petite princesse de Menaudru, sous ses vieux
arbres à l'ombre étouffante, sous son vieux toit écrasant, et,
comme elle n'avait jamais eu qu'une parcelle de vie, elle mourait
sans secousse, comme elle avait vécu, très douce et silencieuse,
très digne: elle retournait au sommeil enchanté d'où elle était
si peu sortie.

Les siens voyaient décliner cette jeune Aube délicieuse, un peu
mélancolique et languissante, qui les avait réjouis dans sa
pâleur et que ne devait point suivre le jour.

L'histoire terrestre d'Auberte allait se clore, une histoire
féconde; si courte qu'elle eût été, elle laisserait une semence
impérissable. Aube avait accompli sa tâche, tenu sa place, son
oeuvre serait durable parce qu'elle avait voulu le bien
par-dessus tout et, de toutes ses forces, l'avait accompli. L'on ne
pourrait méconnaître les leçons de l'être bon et tendre qui avait
cherché sa voie dans l'amour et le sacrifice.

Vers le soir, il y eut à Menaudru un ébranlement dont le
contre-coup arriva jusqu'à la chambre d'Auberte. Les hommes, qu'on
n'avait pas décommandés dans le funèbre désarroi du château,
avaient poursuivi leur ouvrage dans la chapelle; sous l'attaque
des pics et des pioches, les restes branlants du petit édifice
s'étaient brusquement écroulés, déracinant et entraînant le grand
sapin qui gémit, oscilla et s'abattit, brisé. Les démolitions
comblèrent d'elles-mêmes la petite cour, murant ainsi pour
jusqu'à la consommation des siècles, le caveau et le trésor, s'il
existait, si les yeux éblouis d'Auberte ne l'avaient pas déçue -
ou jusqu'à ce qu'une autre Auberte eût le coeur assez pur, les
yeux assez pleins d'innocence pour retrouver le trésor au prix de
son bonheur.

Dans le tronc du vieux sapin, on allait tailler à coups de hache
la dernière demeure d'Auberte. Il saignerait sa résine, il
pleurerait sa sève... Dans le coeur encore vivant du vieux sapin,
parmi ses branches fraîches et odorantes, on coucherait Auberte
pour son grand sommeil. C'est ainsi qu'elle passerait sous l'arc
de triomphe que lui avaient fait les peupliers et que, portée par
Gédéon et ses fils, elle s'en irait à l'église parée de saules,
de sapins et de roses.

Sous les roses, les sapins et les saules, elle reposerait à la
place où elle s'était souvent assise pour rêver, pendant que,
là-haut, Menaudru s'épanouirait d'une nouvelle vie; que Mlle Anne,
chérie par Zoé, vieillirait entourée ainsi qu'Aube l'avait voulu;
pendant que M. et Mme de Menaudru poursuivraient à travers le
monde une course lente, errante, à la recherche de la santé et de
l'oubli, le Comte toujours impénétrable, Mme de Menaudru le coeur
arraché, l'âme absente, engourdie et ne souffrant plus à force
d'avoir souffert, mais les yeux tournés vers le but céleste
qu'Aube avait atteint, suivant avec une foi sans borne le chemin
tracé par deux petits pieds las, qui n'avaient pas marché
longtemps et qui avaient saigné sur la route.

... Ceux qui s'étaient réjouis de sonner tout ce jour pour le
mariage d'Aube, sonnèrent pour sa mort; ils se relayèrent pour
qu'elle sût au moins qu'on pensait à elle.

La voix des cloches était la voix confondue de tous ceux qu'elle
avait assistés, et elle l'entendit peut-être encore quand elle
n'entendait plus rien. D'heure en heure, ces vibrations qu'elle
avait aimées lui envoyèrent de loin un salut et un adieu. Et si
rapide avait été le malheur, que bien des gens prirent pour un
salut à l'épouse ce qui était l'adieu à la jeune morte.

Cependant, Aube s'en allait comme sur une eau infinie et
majestueuse, sans remous et sans lames; son âme errait peut-être
dans ces paysages de rêve qu'elle avait peints, puis déchirés,
elle parcourait des routes imprécises, bordées de corolles
géantes, baignées d'ombre verte et de jour couleur de miel.

Toute cette nuit scintillante, presque blanche d'étoiles, dans sa
chambre aérienne qui dominait le grand gouffre bleuâtre, vaporeux
des vallées, elle mourut peu à peu, s'endormit bercée par la
douceur de son ancien rêve qui devenait pour elle une vérité
éternelle et bienheureuse.

Elle mourut à l'heure du matin où l'aube s'évanouit dans la
grande lumière du jour.
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Berthe De Buxy. (1863-1921) XVI
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