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 François-René Chateaubriand (1768-1848) Chant II

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MessageSujet: François-René Chateaubriand (1768-1848) Chant II   François-René  Chateaubriand (1768-1848) Chant II Icon_minitimeJeu 24 Mai - 11:13

Chant II



L'histoire des temps qui ne sont plus est pour le barde un trait de lumière ;
c'est le rayon de soleil qui court légèrement sur les bruyères, mais rayon
bientôt effacé, car les pas de l'ombre le poursuivent ; ils le joignent sur la
montagne : le consolant rayon a disparu. Ainsi le souvenir de Dargo brille
rapidement dans mon âme, de nouveau bientôt obscurcie.

Après la bataille où tomba le vaillant Armor, Morven passa la nuit dans les
tours grisâtres d'Inisfail ; par intervalles une plainte lointaine frappait nos
oreilles. " Bardes, dit Comhal, Ullin, et vous, Salma, cherchez l'enfant des
hommes qui gémit. " Nous sortons, nous trouvons Crimoïna assise sur le tombeau
d'Armor ; elle avait suivi en secret son amant aux champs d'Inisfail. Après la
bataille, elle se fit un lit de douleur de la dernière couche de son héros :
nous l'enlevâmes de ce lieu funeste. Nos larmes descendaient en silence :
l'infortune de cette femme était grande, et nous n'avions que des soupirs. Nous
transportâmes Crimoïna dans la salle des fêtes. La tristesse, comme une obscure
vapeur, se répandit sur tous les visages. Ullin saisit sa harpe ; il en tira des
sons mélodieux : ses doigts erraient sur l'instrument ; une douce et religieuse
mélancolie semblait s'échapper des cordes tremblantes. La musique attendrit les
âmes : elle endort le chagrin dans les coeurs agités. Ils chantaient :

" Quelle ombre se penche ainsi sur sa nue vaporeuse ! La profonde blessure est
encore dans sa poitrine ; le chevreuil aérien est à ses côtés. Qui peut-elle
être, cette ombre, si ce n'est celle du beau Morglan ?

" Morglan vint avec l'ennemi de Morven. Son amante l'accompagnait, la fille de
Sora, Minona à la main blanche, à la longue chevelure. Morglan poursuivit les
daims sur la colline ; Minona demeure sous le chêne. L'épais brouillard descend
; la nuit arrive avec tous ses nuages ; le torrent rugit, les ombres crient le
long de ses rives profondes. Minona regarde autour d'elle : elle croit entrevoir
un chevreuil à travers le brouillard, et pose sur l'arc sa main de neige. La
corde est tendue, la flèche vole. Ah ! que n'a-t-elle erré loin du but. La
flèche s'est enfoncée dans le jeune sein de Morglan.

" Nous élevâmes la tombe du héros sur la colline. nous plaçâmes la flèche et le
bois d'un chevreuil dans l'étroite demeure. Là fut aussi couché le dogue de
Morglan, pour poursuivre devant l'ombre du chasseur les cerfs dans les nuages.
Minona voulait dormir auprès de son amant ; nous la transportâmes au palais de
ses pères ; longtemps elle y parut triste. Les rapides années emportent la
douleur : à présent Minona se réjouit avec les filles de Sora, bien qu'elle
soupire quelquefois encore. "

Ainsi chantait le barde. L'aube peignit de sa lumière d'albâtre les rochers
d'Inisfail : " Ullin, dit Comhal, conduis sur ton vaisseau Crimoïna à sa patrie
; qu'au milieu de ses compagnes elle puisse encore se lever comme la lune,
lorsqu'elle montre sa tête au-dessus des nuages et qu'elle sourit aux vallées
silencieuses. "

" Béni soit, dit Crimoïna, le chef de Morven, l'ami du faible dans les jours du
danger. Mais que ferait Crimoïna aux champs de ses pères, où chaque rocher,
chaque ruisseau réveillerait ses chagrins assoupis ? Les jeunes filles me
diraient : " Où est ton Armor ? " Vous pourrez le dire, ô jeunes filles ! mais
je ne vous entendrai pas. J'irai vivre dans une terre éloignée ; j'achèverai mes
jours avec les vierges de Morven : leur coeur, comme celui de leur roi, s'ouvre
aux pleurs des infortunés. "

Nous emmenâmes Crimoïna avec nous dans notre patrie. Nous joignîmes sa main à
celle de Dargo, mais la fille étrangère ne souriait plus : elle confiait souvent
des soupirs au cours d'une onde ignorée. Crimoïna, tes heures furent rapides :
les cordes de ta harpe sont humides quand le barde soupire ton histoire.

Un jour, comme nous poursuivions les daims sur les bruyères de Morven, les
vaisseaux de Lochlin apparurent avec leurs voiles blanches et leurs mâts élevés.
Nous crûmes qu'ils venaient réclamer Crimoïna. " Je ne combattrai pas pour elle,
dit Connas, un de nos chefs, avant que je ne sache si cette étrangère aime notre
race. Perçons le sanglier ; teignons avec son sang la robe de Dargo ; nous
porterons Dargo au palais : Crimoïna déplorera-t-elle sa perte ? "

O malheur ! nous écoutons l'avis de Connas ! Nous terrassons le sanglier écumant
; Connas le frappe de son épée. Nous enveloppons Dargo dans une robe
ensanglantée, nous le portons sur nos épaules à Crimoïna. Connas marchait devant
nous avec la dépouille du sanglier : " J'ai tué le monstre, disait-il, mais
auparavant sa dent mortelle a percé ton amant, ô Crimoïna ! "

Crimoïna écouta ces paroles de mort : silencieuse et pâle, elle reste immobile
comme les colonnes de glace que l'hiver fixe au sommet du Mora. Elle demande sa
harpe ; elle la fait résonner à la louange du héros qu'elle croyait expiré.
Dargo voulait se lever ; nous l'en empêchâmes jusqu'à la fin de la chanson, car
la voix de Crimoïna était douce comme la voix du cygne blessé, lorsque ses
compagnons nagent tristement autour de lui.

" Penchez-vous, disait Crimoïna, sur le bord de vos nuages, ô vous, ancêtres de
Dargo ! et transportez votre fils au palais de votre repos.

" Et vous, filles des champs aériens de Trenmor, préparez la robe de vapeur
transparente et colorée. Dargo, pourquoi m'avais-tu fait oublier Armor ?
Pourquoi t'aimais-je tant ? Pourquoi étais-je tant aimée ? Nous étions deux
fleurs qui croissait ensemble dans les fentes du rocher ; nos têtes humides de
rosée souriaient aux rayons du soleil. Ces fleurs, avaient pris racine dans le
roc aride. Les vierges de Morven disaient : " Elles sont solitaires, mais elles
sont charmantes. " Le daim dans sa course s'élançait par-dessus ces fleurs, et
le chevreuil épargnait leurs tiges délicates.

Le soleil de Morven est couché pour moi. Il brilla pour moi, ce soleil, dans la
nuit de mes premiers malheurs, au défaut du soleil de ma patrie : mais il vient
de disparaître à son tour ; il me laisse dans une ombre éternelle.

Dargo, pourquoi t'es-tu retiré si vite ? Pourquoi ce coeur brûlant s'est-il
glacé ? Ta voix mélodieuse est-elle muette ? Ta main, qui naguère maniait la
lance à la tête des guerriers, ne peut plus rien tenir ; tes pieds légers, qui
ce matin encore devançaient ceux de tes compagnons, sont à présent immobiles
comme la terre qu'ils effleuraient.

Partout sur les mers, au sommet des collines, dans les profondes vallées, j'ai
suivi ta course. En vain mon père espéra mon retour ; en vain ma mère pleura mon
absence : leurs yeux mesurèrent souvent l'étendue des flots ; souvent les
rochers répétèrent leurs cris. Parents, amis, je fus sourde à votre voix !
toutes mes pensées étaient pour Dargo ; je l'aimais de toute la force de mes
souvenirs pour Armor. Dargo, l'autre nuit j'ai goûté le sommeil à tes côtés sur
la bruyère. N'est-il pas de place cette nuit dans ta nouvelle couche ? Ta
Crimoïna veut reposer auprès de toi, dormir pour toujours à tes côtés. "

Le chant de Crimoïna allait en s'affaiblissant à mesure qu'il approchait de sa
fin ; par degrés s'éteignait la voix de l'étrangère : l'instrument échappa aux
bras d'albâtre de la fille de Lochlin. Dargo se lève : il était trop tard !
l'âme de Crimoïna avait fui sur les sons de la harpe. Dargo creusa la tombe de
son épouse auprès de celle d'Evella, et prépara pour lui-même la pierre du
sommeil.

Dix étés ont brûlé la plaine, dix hivers ont dépouillé les bois ; durant ces
longues années, l'enfant du malheur, Dargo, a vécu dans la caverne ; il n'aime
que les accents de la tristesse. Souvent je chante au chef infortuné des airs
mélancoliques dans le calme du midi, lorsque Crimoïna se penche sur le bord de
sa nue pour écouter les soupirs du barde.
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François-René Chateaubriand (1768-1848) Chant II
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