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 François-René Chateaubriand (1768-1848) Gaul

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MessageSujet: François-René Chateaubriand (1768-1848) Gaul   François-René  Chateaubriand (1768-1848) Gaul Icon_minitimeJeu 24 Mai - 11:14

Gaul


Le silence de la nuit est auguste. Le chasseur repose sur la bruyère ; à ses
côtés sommeille son chien fidèle, la tête allongée sur ses pieds légers ; dans
ses rêves, il poursuit les chevreuils ; dans la joie confuse de ses songes, il
aboie et s'éveille à moitié.

Dors en paix, fils bondissant de la montagne, Ossian ne troublera point ton
repos : il aime à errer seul ; l'obscurité de la nuit convient à la tristesse de
son âme ; l'aurore ne peut apporter la lumière à ses yeux, depuis longtemps
fermés. Retire tes rayons, ô soleil ! comme le roi de Morven a retiré les siens
; éteins ces millions de lampes que tu allumes dans les salles azurées de ton
palais, lorsque tu reposes derrière les portes de l'occident. Ces lampes se
consumeront d'elles-mêmes : elles te laisseront seul, ô soleil ! de même que les
amis d'Ossian l'ont abandonné. Roi des cieux, pourquoi cette illumination
magnifique sur les collines de Fingal, lorsque les héros ont disparu et qu'il
n'est plus d'yeux pour contempler ces flambeaux éblouissants ?

Morven, le jour de ta gloire a passé ; comme la lueur du chêne embrasé de tes
fêtes, l'éclat de tes guerriers s'est évanoui ; les palais ont croulé, Témora a
perdu ses hauts murs, Tura n'est plus qu'un monceau de ruines, et Selma est
muette. La coupe bruyante des festins est brisée. Le chant des bardes a cessé,
le son des harpes ne se fait plus entendre. Un tertre couvert de ronces,
quelques pierres cachées sous la mousse, c'est tout ce qui rappelle la demeure
de Fingal. Le marin du milieu des flots n'aperçoit plus les tours qui semblaient
marquer les bornes de l'Océan, et le voyageur qui vient du désert ne les
aperçoit plus.

Je cherche les murailles de Selma ; mes pas heurtent leurs débris : l'herbe
croît entre les pierres, et la brise frémit dans la tête du chardon.

La chouette voltige autour de mes cheveux blancs, je sens le vent de ses ailes ;
elle éveille par ses cris la biche sur son lit de fougères, mais la biche est
sans frayeur, elle a reconnu le vieil Ossian.

Biche des ruines de Selma, ta mort n'est point dans la pensée du barde ; tu te
lèves de la même couche où dormirent Fingal et Oscar ! Non, ta mort n'est point
le désir du barde ! J'étends seulement la main dans l'obscurité vers le lieu où
était suspendu au dôme du palais le bouclier de mon père, vers ces voûtes que
remplace aujourd'hui la voûte du ciel. La lance qui sert d'appui à mes pas
rencontre à terre ce bouclier ; il retentit : ce bruit de l'airain plaît encore
à mon oreille ; il réveille en moi la mémoire des anciens jours, ainsi que le
souffle du soir ranime dans la ramée des bergers la flamme expirante. Je sens
revivre mon génie, mon sein se soulève comme la vague battue de la tempête, mais
le poids des ans le fait retomber.

Retirez-vous, pensées guerrières ! souvenirs des temps évanouis, retirez-vous !
Pourquoi nourrirais-je encore l'amour des combats, quand ma main a oublié l'épée
? La lance de Témora n'est plus qu'un bâton dans la main du vieillard.

Je frappe un autre bouclier dans la poussière. Touchons-le de mes doigts
tremblants. Il ressemble au croissant de la lune : c'était ton bouclier, ô Gaul
! le bouclier du compagnon de mon Oscar ! Fils de Morni, tu as déjà reçu toute
ta gloire, mais je te veux chanter encore ; je veux pour la dernière fois
confier le nom de Gaul à la harpe de Selma. Malvina, où es-tu ? Oh ! qu'avec
joie tu m'entendrais parler de l'ami de ton Oscar !

" La nuit était sombre et orageuse, les ombres criaient sur la bruyère, les
torrents se précipitaient du rocher ; les tonnerres à travers les nuages
roulaient comme des monts qui s'écroulent, et l'éclair traversait rapidement les
airs. Cette nuit même nos héros s'assemblèrent dans les salles de Selma, dans
ces salles maintenant abattues : le chêne flamboyait au milieu ; à sa lueur on
voyait briller le visage riant des guerriers à demi cachés dans leur noire
chevelure. La coquille des fêtes circulait à la ronde ; les bardes chantaient,
et la main des vierges glissait sur les cordes de la harpe.

" La nuit s'envola sur les ailes de la joie : nous croyions les étoiles à peine
au milieu de leur course, et déjà le rayon du matin entrouvrait l'orient
nébuleux. Fingal frappa sur son bouclier : ah ! qu'il rendait alors un son
différent de celui qu'il a parmi ces débris ! Les guerriers l'entendirent ; ils
descendirent du bord de tous leurs ruisseaux. Gaul reconnut aussi la voix de la
guerre, mais le Strumon roulait ses flots entre lui et nous : et qui pouvait
traverser ses ondes terribles ?

" Nos vaisseaux abordent à Ifrona : nous combattons ; nous arrachons des mains
de l'ennemi les dépouilles de notre patrie. Pourquoi ne restais-tu pas au bord
de ton torrent, toi qui levais le bouclier d'azur ? Pourquoi, fils de Morni, ton
âme respirait-elle les combats ? Sur quelque champ que ce fût, Gaul voulait
moissonner. Il prépare son vaisseau dompteur des vagues, et déploie ses voiles
au premier souffle du matin pour suivre à Ifrona les pas du roi.

" Quelle est celle que j'aperçois au bord de la mer, sur le rocher battu des
flots ? Elle est triste comme le pâle brouillard de l'aube ; ses cheveux noirs
flottent en désordre, des larmes roulent dans ses yeux fixés sur le vaisseau
fugitif de Gaul. De ses bras, aussi blancs que l'écume de l'onde, elle presse
sur son sein un jeune enfant, qui lui sourit ; elle murmure à l'oreille du
nouveau-né un chant de son âge, mais un soupir entrecoupe la voix maternelle, et
la femme ne sait plus quelle était la chanson.

" Tes pensées, Evircoma, n'étaient point pour des airs folâtres : elles volaient
sur les flots avec ton amour. On n'aperçoit plus qu'à peine le vaisseau diminué
: des nues abaissées étendent maintenant entre lui et le rivage leurs fumées
onduleuses ; elles le cachent comme un écueil lointain sous une vapeur
passagère. " Que ta course soit heureuse, dompteur des vagues écumantes ! Quand
te reverrai-je, ô mon amant ? "

" Evircoma retourne aux salles de Strumon, mais ses pas sont tardifs, son visage
est triste : on dirait d'une ombre solitaire qui traverse la brume du lac.
Souvent elle se retourne pour regarder le vaste Océan. " Que ta course soit
heureuse, dompteur des vagues écumantes ! Quand te reverrai-je, ô mon amant ? "

" La nuit surprit le fils de Morni au milieu de la mer ; la lune n'était point
au ciel ; pas une étoile ne brillait dans la profondeur des nuages. La barque du
chef glissait sur les flots en silence, et nous passons sans la voir, en
retournant à Morven.

" Gaul aborde au rivage d'Ifrona. Ses pas étaient sans inquiétude : il erre çà
et là, il écoute, il n'entend point rugir la bataille ; il frappe avec sa lance
sur son bouclier, afin que ses amis se réjouissent de son arrivée : il s'étonne
du silence. " Fingal dort-il ? s'écrie Gaul en élevant la voix ; le combat
n'est-il pas commencé ? Héros de Morven, êtes-vous ici ? "

Que n'y étions-nous, fils de Morni ! cette lance t'aurait défendu, ou Ossian
serait tombé avec toi. Lance aujourd'hui sans force dans ma main, innocent appui
de ma vieillesse, jadis ferme soutien de ceux qui versaient des larmes, tu étais
la lance de Témora, tu étais le météore briseur du chêne orgueilleux. Ossian
n'était pas, comme aujourd'hui, un roseau desséché qui tremble dans un étang
solitaire ; je m'élevais comme le pin, avec tous mes rameaux verdoyants autour
de moi. Que n'étais-je auprès du chef de Strumon, quand l'orage d'Ifrona
descendit !

Ombres de Morven, dormiez-vous dans vos grottes aériennes, ou vous amusiez-vous
à faire voler les feuilles flétries, quand vous nous laissâtes ignorer le danger
de Gaul ? Mais non, ombres amies de nos pères, vous prîtes soin de nous avertir
: deux fois vous repoussâtes nos vaisseaux au rivage d'Ifrona, nous ne comprîmes
pas ce présage ; nous crûmes que des esprits jaloux s'opposaient à notre retour.
Fingal tira son épée, et sépara les pans de leur robe de vapeur ; à l'instant
les ombres passèrent sur nos têtes. " Allez, impuissants fantômes, leur dit le
chef ; allez chasser le duvet du chardon dans une terre lointaine, vous jouerez
avec les fils du faible. "

Les ombres amies méconnues s'envolèrent avec le vent : leurs voix ressemblaient
aux soupirs de la montagne quand l'oiseau de mer prédit la tempête. Quelques-uns
de nos guerriers crurent entendre le nom de Gaul à demi formé dans le murmure
des ombres. (...)

( Le traducteur, ou plutôt l'auteur anglais, suppose qu'il y a ici une lacune
dans le texte .)

" Je suis seul au milieu de mille guerriers : n'est-il point quelque épée pour
briller avec la mienne ? Le vent souffle vers Morven en brisant le sommet des
vagues. Gaul remontera-t-il sur son vaisseau ? ses amis ne sont point auprès de
lui. Mais que dirait Fingal, mais que diraient les bardes, si un nuage
enveloppait la réputation du fils de Morni ? Mon père, ne rougirais-tu pas si je
me retirais sans combattre ? En présence des héros de notre âge, tu cacherais
ton visage avec tes cheveux blancs, et tu abandonnerais tes soupirs au vent
solitaire de la vallée ; les ombres des faibles te verraient et diraient : "
Voilà le père de celui qui a fui dans Ifrona. "

" Non, ton fils ne fuira point, ô Morni ! son âme est un rayon de feu qui
dévore. O mon Evircoma ! ô mon Ogal !... Eloignons ces souvenirs : le calme
rayon du jour ne se mêle point à la tempête ; il attend que les cieux soient
rassérénés. Gaul ne doit respirer que la bataille. Ossian, que n'es-tu avec moi
comme dans le combat de Lathmor ! Je suis le torrent qui précipite ses ondes
dans les mille vagues de l'Océan et qui, vainqueur, s'ouvre un passage à travers
l'abîme. "

Gaul frappe sur son bouclier, alors non rongé par la rouille des âges. Ifrona
tremble, ses nombreux guerriers entourent le héros de Strumon : la lance de
Morni est dans la main de Gaul ; elle fait reculer les rangs ennemis.

Tu as vu, Malvina, la mer troublée par les bonds d'une immense baleine qui,
blessée et furieuse, se débat à la surface écumante des flots ; tu as vu une
troupe de mouettes affamées nager autour de la terrible fille de l'Océan, dont
elles n'osent encore approcher, bien qu'elle soit expirante : ainsi s'agitent et
se serrent les guerriers épouvantés d'Ifrona, hors de la portée du bras du
héros.

Mais la force du chef de Strumon commence à s'épuiser ; il s'appuie contre un
arbre ; des ruisseaux de sang errent sur son bouclier ; cent flèches ont déchiré
sa poitrine ; sa main tient sa redoutable épée, et les ennemis frémissent.

Enfants d'Ifrona, quelle roche essayez-vous de soulever ? est-ce pour marquer
aux siècles à venir votre renommée ou votre honte ? La gloire des braves n'est
pas à vous : vous êtes barbares, et vos coeurs sont inflexibles comme le fer. A
peine sept guerriers peuvent détacher la roche du haut de la colline ; elle
roule avec fracas, et vient heurter les pieds affaiblis de Gaul : il tombe sur
ses genoux, mais au-dessus de son bouclier roulent encore ses yeux terribles.
Les ennemis n'ont pas l'audace de se jeter sur lui ; ils le laissent languir
dans la mort, comme un aigle resté seul sur un rocher quand la foudre a brisé
ses ailes. Que ne savions-nous dans Selma ta destinée ! que nous auraient fait
alors les chansons des vierges et le son de la harpe des bardes ! La lance de
Fingal n'eût pas reposé si tranquillement contre les murs du palais ; nous
n'eussions pas été surpris, dans cette nuit funeste, de voir le roi se lever à
moitié du banquet, en disant : " J'ai cru que la lance d'une ombre avait touché
mon bouclier ; ce n'est qu'une brise passagère. " O Morni ! que ne vins-tu
réveiller Ossian, que ne vins-tu lui dire : " Hâte-toi de traverser la mer. "
Malheureux père ! tu avais volé dans Ifrona pour pleurer sur ton fils.

Le matin sourit dans la vallée de Strumon ; Evircoma sort du trouble d'un songe
; elle entend le bruit de la chasse sur les coteaux de Morven. Surprise de ne
point distinguer la voix de Gaul au milieu des cris des guerriers, elle prête,
le coeur palpitant, une oreille encore plus attentive ; mais les rochers ne
renvoient point le son d'une voix connue, les échos de Strumon ne répètent que
les plaintes d'Evircoma.

Le soir attrista la vallée de Strumon : aucun vaisseau ne parut sur la mer.
L'âme d'Evircoma était abattue : " Qui retient mon héros dans l'île d'Ifrona ?
Quoi ! mon amour, n'es-tu point revenu avec les chefs de Morven ? Ton Evircoma
sera-t-elle longtemps assise seule sur le rivage ? Les larmes descendront-elles
longtemps de ses yeux ? Gaul, as-tu oublié l'enfant de notre tendresse ? il
demande le sourire accoutumé de son père : ses pleurs coulent avec les miens,
ses soupirs répondent à mes soupirs. Si Gaul entendait son fils balbutier son
nom, il précipiterait son retour pour protéger son Ogal. Je me souviens de mon
songe ; je crains que le jour du retour ne soit passé.

" Il me sembla voir les fils de Morven poursuivant les chevreuils. Le chef de
Strumon n'était point avec eux : je l'aperçus à quelque distance, appuyé sur son
bouclier. Un pied seulement soutenait le héros, l'autre paraissait être formé
d'une vapeur grisâtre. Cette image variait au souffle de chaque brise ; je m'en
approchai ; une bouffée de vent vint du désert, le fantôme s'évanouit. Les
songes sont enfants de la crainte : chef de Strumon, je te reverrai encore, tu
élèveras encore devant moi ta belle tête, comme le sommet de la colline
religieuse de Cromla éclairée des premiers rayons de l'aurore. Le voyageur,
égaré la nuit sur la bruyère, tremble au milieu des fantômes ; mais au doux
éclat du jour les esprits de ténèbres se retirent ; le pèlerin, rassuré, reprend
son bâton et poursuit sa route. "

Evircoma crut voir un vaisseau sur les vagues lointaines ; elle crut voir un mât
blanchi semblable à l'arbre qui pendant l'hiver balance sa cime couverte d'une
neige nouvellement tombée. Ses yeux humides n'aperçoivent que des objets confus,
bien qu'elle essayât de tarir ses larmes. La nuit descendit ; Evircoma se confia
à un léger esquif pour trouver son amant dans les replis des ombres. Elle vole
sur les vagues, mais elle ne rencontre point de vaisseau : elle avait été
trompée ou par un nuage, ou par la barque aérienne : de l'ombre d'un nautonier
décédé qui poursuivait encore les plaisirs des jours de sa vie.

La nacelle d'Evircoma fuit devant la brise ; elle entre dans la baie d'Ifrona,
où la mer s'étend à l'ombre d'une épaisse forêt. Errant de nuage en nuage, la
lune se montrait entre les arbres de la rive. Par intervalles, les étoiles
jetaient un regard à travers le voile déchiré qui couvrait le ciel, et se
cachaient de nouveau sous ce voile : à leur faible lumière, Evircoma contemplait
la beauté d'Ogal. Elle donne un baiser à son enfant, le laisse couché dans la
nacelle et va chercher Gaul dans les bois.

Trois fois elle s'éloigne avec lenteur de son fils, trois fois elle revient en
courant à lui. La colombe qui a caché ses petits dans la fente du rocher
d'Oualla veut cueillir la baie mûrie qu'elle découvre dans la bruyère au-dessous
d'elle, mais le souvenir de l'épervier la trouble ; vingt fois elle revole vers
ses petits pour les voir encore et s'assurer de leur repos. L'âme d'Evircoma est
partagée entre son époux et son enfant comme la vague que brisent tour à tour et
les vents et les rochers.

Mais quelle est cette voix que l'on entend parmi le murmure des flots ? Vient-
elle de l'arbre solitaire du rivage ?

" Je péris seul. A qui la force de mon bras fut-elle utile dans la bataille ?
Pourquoi Fingal, pourquoi Ossian ignorent-ils mon destin ? Etoiles qui me voyez,
annoncez-le dans Selma par votre lumière sanglante, lorsque les héros sortent de
la salle des fêtes pour admirer votre beauté. Ombres qui glissez sur les rayons
de la lune, si votre course se dirige à travers les bois de Morven, murmurez en
passant mon histoire. Dites au roi que j'expire aussi ; dites-lui que dans
Ifrona est ma froide demeure ; que depuis deux jours je languis blessé sans
nourriture ; qu'au lieu de la douce eau du ruisseau, je n'ai pour éteindre ma
soif que les flots amers.

" Mais, ombres compatissantes, gardez-vous d'apprendre mon sort aux murs de
Strumon ; éloignez la vérité de l'oreille d'Evircoma. Que vos tourbillons
passent loin de la couche de mon amour ; ne battez point violemment des ailes en
rasant les tours de mon père : Evircoma vous entendrait, et quelque
pressentiment s'élèverait dans son âme. Volez loin d'elle, ombres de la nuit :
que son sommeil soit paisible, le matin est encore éloigné. Dors avec ton
enfant, ô mon amour ! Puisse mon souvenir ne point troubler ton repos ! Toutes
les peines de Gaul sont légères quand les songes d'Evircoma sont légers. "

" Et penses-tu, s'écrie l'épouse du fils de Morni, qu'elle puisse reposer en
paix quand son guerrier est en péril ? Penses-tu que les songes d'Evircoma
puissent être doux lorsque son héros est absent ? Mon coeur n'est pas insensible
; je n'ai point reçu la naissance dans la terre d'Ifrona. Mais comment te
pourrais-je soulager, ô Gaul ! Evircoma trouvera-t-elle quelque nourriture dans
la terre de l'ennemi ? "

Evircoma soutenait Gaul dans ses bras ; elle rappela l'histoire de Conglas, son
père.

Lorsque Evircoma, jeune encore, était portée dans les bras maternels, Conglas
s'embarqua une nuit avec Crisollis, doux rayon de l'amour. La tempête jeta le
père, la mère et l'enfant sur un rocher : là s'élevaient seulement trois arbres
qui secouaient dans les airs leur cime sans feuillage. A leurs racines rampaient
quelques baies empourprées, Conglas les arracha et les donna à Crisollis ; il
espérait saisir le lendemain le daim de la montagne : la montagne était stérile,
et rien n'en animait le sommet. Le matin vint, et le soir suivit, et les trois
infortunés étaient encore sur le rocher. Conglas voulut tresser une nacelle avec
les branches des arbres, mais il était faible, faute de nourriture.

" Crisollis, dit-il, je m'endors ; quand la tempête s'apaisera, retourne avec
ton enfant à Idronlo : l'heure où je pourrai marcher est éloignée. "

" Jamais les collines ne me reverront sans mon amour, répliqua Crisollis.
Pourquoi ne m'as-tu pas dit que ton âme était défaillante ? nous aurions partagé
les baies de la bruyère ; mais le sein de Crisollis nourrira son amant. Penche-
toi sur moi : non, tu ne dormiras point ici. "

Conglas reprit ses forces au sein de Crisollis ; le calme revint sur les flots ;
Conglas, Crisollis et la jeune Evircoma atteignirent les rivages d'Idronlo.
Souvent le père conduisit la fille au tombeau de Crisollis, en lui racontant la
charmante histoire. " Evircoma, disait Conglas, aime de même ton époux, quand le
jour de ta beauté sera venu. "

" Oui, je l'aime ainsi, dit à Gaul Evircoma ; presse cette nuit pour te ranimer
ce sein gonflé du lait qui nourrit ton fils, demain nous serons heureux dans les
salles de Strumon. "

" Fille la plus aimable de ta race, dit Gaul, retire-toi ; que les rayons du
soleil ne te trouvent point dans Ifrona. Rentre dans ta nacelle avec Ogal.
Pourquoi tomberait-il comme une fleur dont le guerrier indifférent enlève la
tête avec son épée ? Laisse-moi ici. Ma force, telle que la chaleur de l'été,
s'est évanouie, je me fane comme le gazon sous la main de l'hiver, et je ne
renaîtrai point au printemps. Dis aux guerriers de Morven de me transporter dans
leur vallée. Mais non, car l'éclat de ma gloire est couvert d'un nuage : qu'ils
élèvent seulement ma tombe sous cet arbre. L'étranger la découvrira en passant
sur la mer, et il dira : Voilà tout ce qui reste du héros. "

" Et tout ce qui reste de la fille de Strumon, répondit Evircoma, car je
reposerai auprès de mon amant. Notre lit sera encore le même ; nos ombres
voleront unies sur le même nuage. Voyageurs des ondes, vous verserez la double
larme, car avec son bien-aimé dormira la mère d'Ogal. "

Les cris de l'enfant se firent entendre, Le coeur d'Evircoma bat à coups
redoublés dans sa poitrine, et semble vouloir s'ouvrir un passage dans son
étroite prison. Un soupir échappe aussi du sein de Gaul. Il a reconnu la voix de
son fils. " Guerrier, dit Evircoma, laisse-moi essayer de te porter à la barque
où j'ai déposé notre enfant ; ton poids sera léger pour moi ; donne-moi cette
lance, elle soutiendra mes pas. "

La fille de Crisollis parvint à conduire son époux dans la nacelle. Le reste de
la nuit, elle lutta contre les vagues. Les dernières étoiles virent ses forces
s'éteindre ; elles s'évanouirent au lever de l'aurore, comme la vapeur des
prairies se dissipe au lever du soleil.

Cette nuit même, il m'en souvient, Ossian dormait sur la bruyère du chasseur ;
Morni, le père de Gaul, paraît tout à coup dans mes songes ; il s'arrête devant
moi, appuyé sur son bâton tremblant : le vieillard était triste ; les rides
profondes que le temps avait creusées dans ses joues étaient remplies des larmes
qui descendaient de ses yeux ; il regarda la mer, et avec un profond soupir : "
Est-ce là, murmura-t-il faiblement, le temps du sommeil pour l'ami de Gaul ? "
Une bouffée de vent agite les arbres ; le coq de bruyère se réveille sous la
racine du buisson, relève précipitamment la tête qu'il tenait cachée sous son
aile, et pousse un cri plaintif. Ce cri m'arrache à mes songes, j'ouvre les yeux
; je vois Morni emporté par le tourbillon. Je suis la route qu'il me trace ; je
fends la mer avec mon vaisseau, je rencontre la nacelle d'Evircoma ; elle était
arrêtée au rivage d'une île déserte : sur l'un des bords de la nacelle la tête
de Gaul était inclinée. Je déliai le casque du héros ; ses blonds cheveux,
trempés de la sueur des combats, flottèrent sur son front pâli. Aux accents de
ma douleur, il essaya de soulever ses paupières ; mais ses paupières étaient
trop pesantes ; la mort vint sur le visage de Gaul comme la nuit sur la face du
soleil. O Gaul ! tu ne reverras jamais le père de ton ami Oscar.

Près du fils de Morni repose la beauté expirante, Evircoma ; son enfant était
dans ses bras, et l'innocente créature promenait en se jouant sa faible main sur
le fer de la lance de Gaul. Les paroles d'Evircoma furent courtes : elle se
pencha sur la tête d'Ogal, et son dernier regard perça mon coeur. " Adieu,
pauvre orphelin ! Ogal, Ossian te servira de père. " Elle expire.

O mes amis ! qu'êtes-vous devenus ? Votre souvenir est plein de douceur, et
pourtant il fait couler mes larmes.

J'aborde au pied des tours de Strumon : le silence régnait sur le rivage ;
aucune fumée ne s'élevait en colonne d'azur du faîte du palais ; aucun chant ne
se faisait entendre. Le vent sifflait à travers les portes ouvertes et jonchait
le seuil de feuilles séchées ; l'aigle déjà perché sur le comble des tours
semblait dire : " Ici je bâtirai mon aire. " Le faon de la biche se cache sous
les boucliers sans maîtres ; le compagnon des chasses de Gaul, le rapide Codula,
croit reconnaître les pas du fils de Morni : dans sa joie, il se lève d'un seul
bond ; mais lorsqu'il a reconnu son erreur, il retourne se coucher sur la froide
pierre, en poussant de longs hurlements.

Qui racontera la douleur des héros de Morven ? Ils vinrent silencieux de leurs
ondoyantes vallées ; ils s'avancèrent lentement comme un sombre brouillard.
Gaul, Evircoma et Ogal lui-même n'étaient plus. Fingal se place sous un pin ;
les guerriers l'environnent. Penché sur le front de Gaul, les cheveux gris de
Fingal nous dérobent ses larmes ; mais le vent les décèle, en les chassant de sa
barbe argentée.

" Es-tu tombé, dit-il enfin, es-tu tombé, ô le premier de mes héros ?
N'entendrai-je plus ta voix dans mes fêtes, le son de ton bouclier dans mes
combats ? Ton épée n'éclairera-t-elle plus les sombres replis de la bataille ?
Ta lance ne renversera-t-elle plus les rangs entiers de mes ennemis ? Ton noir
vaisseau surmontait hardiment la tempête, tandis que tes joyeux rameurs
répétaient leurs chansons entre les montagnes humides. Les enfants de Morven
m'arrachaient à mes pensées en criant : Voyez le vaisseau de Gaul. La harpe des
vierges et la voix des bardes annonçaient ton arrivée ; tes bannières flottaient
sur la bruyère. Je reconnaissais le sifflement de ta flèche et le bruit de tes
pas.

" Force des guerriers, qu'es-tu ? Aujourd'hui tu chasses les vaillants devant
toi, comme des nuages de poussière ; la mort marque ton passage, comme la
feuille séchée indique la course des fantômes : demain le court songe de la
valeur est dissipé ; la terreur des armées s'est évanouie ; l'insecte ailé
bourdonne sa victoire sur le corps du héros.

" Fils du faible, pourquoi désirais-tu la force du chef de Strumon, quand tu le
voyais resplendissant sous ses armes ? Ne savais-tu pas que la force du guerrier
s'évanouit ? Quand le chasseur regagne sa demeure, il contemple un nuage
brillant que traversent les couleurs de l'arc-en-ciel ; mais les moments fuient
sur leurs ailes d'aigle, le soleil ferme ses yeux de lumière, un tourbillon
brouille les nues : une noire vapeur est tout ce qui reste de l'arc étincelant.
O Gaul ! les ténèbres ont succédé à ta clarté, mais ta mémoire vivra ; il ne
soufflera pas un seul vent sur Morven qui ne parle de ta renommée.

" Bardes, élevez la tombe du père, de la mère et du fils. La pierre moussue
apprendra à l'étranger le lieu de leur repos ; le chêne leur prêtera son ombre.
Les brises visiteront cet arbre de la mort ; sous les fraîches ondées du
printemps, il se couvrira de feuilles, longtemps avant que les autres arbres
aient repris leur parure, longtemps avant que la bruyère se soit ranimée à ses
pieds. Les oiseaux de passage s'arrêteront sur la cime du chêne solitaire : ils
y chanteront la gloire de Gaul, tandis que les vierges des temps à venir
rediront la beauté d'Evircoma ; et que les mères pleureront Ogal.

" Mais, ô pierre ! quand tu seras réduite en poudre ; ô chêne ! quand les vers
t'auront rongé ; ô torrent ! lorsque tu cesseras de couler, et que la source de
la montagne ne fournira plus son onde à ta course ; lorsque vos chansons, ô
bardes ! seront oubliées, lorsque votre mémoire et celle des héros par vous
célébrés auront disparu dans le gouffre des âges, alors, et seulement alors, la
gloire de Gaul périra, l'étranger pourra demander quel était le fils de Morni,
quel était le chef de Strumon. "
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