PLUME DE POÉSIES
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 Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Le Rire.

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Inaya
Plume d'Eau
Inaya


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Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Le Rire. Empty
MessageSujet: Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Le Rire.   Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Le Rire. Icon_minitimeSam 23 Juin - 15:23

Le Rire.

Elle riait volontiers, d’un rire jeune et aigu qui mouillait ses yeux de larmes,
et qu’elle se reprochait après comme un manquement à la dignité d’une mère
chargée de quatre enfants et de soucis d’argent. Elle maîtrisait les cascades de
son rire, se gourmandait sévèrement: « Allons! voyons!. . . » puis cédait à une
rechute de rire qui faisait trembler son pince-nez.

Nous nous montrions jaloux de déchaîner son rire, surtout quand nous prîmes
assez d’âge pour voir grandir d’année en année, sur son visage, le souci du
lendemain, une sorte de détresse qui l’assombrissait, lorsqu’elle songeait à
notre destin d’enfants sans fortune, à sa santé menacée, à la vieillesse qui
ralentissait les pas -une seule jambe et deux béquilles -de son compagnon chéri.
Muette, ma mère ressemblait à toutes les mères épouvantées devant la pauvreté et
la mort. Mais la parole rallumait sur son visage une jeunesse invincible. Elle
put maigrir de chagrin et ne parla jamais tristement. Elle échappait, comme d’un
bond, à une rêverie tragique, en s’écriant, l’aiguille à tricot dardée vers son
mari:

-Oui? Eh bien, essaye de mourir avant moi, et tu verras!

-Je l’essaierai, ma chère âme, répondait-il.

Elle le regardait aussi férocement que s’il eût, par distraction, écrasé une
bouture de pélargonium ou cassé la petite théière chinoise niellée d’or:

-Je te reconnais bien là! Tout l’égoïsme des Funel et des Colette est en toi!
Ah! pourquoi t’ai-je épousé?

-Ma chère âme, parce que je t’ai menacée, si tu t’y refusais, d’une balle dans
la tête.

-C’est vrai. Déjà à cette époque-là, tu vois? tu ne pensais qu’à toi. Et
maintenant, tu ne parles de rien moins que de mourir avant moi. Va, va, essaye
seulement!. . .

Il essaya, et réussit du premier coup. Il mourut dans sa soixante-quatorzième
année, tenant les mains de sa bien-aimée et rivant à des yeux en pleurs un
regard qui perdait sa couleur, devenait d’un bleu vague et laiteux, pâlissait
comme un ciel envahi par la brume. Il eut les plus belles funérailles dans un
cimetière villageois, un cercueil de bois jaune, nu sous une vieille tunique
percée de blessures -sa tunique de capitaine au 1er zouaves -, et ma mère
l’accompagna sans chanceler au bord de la tombe, toute petite et résolue sous
ses voiles, et murmurant tout bas, pour lui seul, des paroles d’amour.

Nous la ramenâmes à la maison, où elle s’emporta contre son deuil neuf, son
crêpe encombrant qu’elle accrochait à toutes les clefs de tiroirs et de portes,
sa robe de cachemire qui l’étouffait. Elle se reposa dans le salon, près du
grand fauteuil vert où mon père ne s’assoirait plus et que le chien déjà
envahissait avec délices. Elle était fiévreuse, rouge de teint, et disait, sans
pleurs:

-Ah! quelle chaleur! Dieu, que ce noir tient chaud! Tu ne crois pas que
maintenant je puis remettre ma robe de satinette bleue?

-Mais. . .

-Quoi? c’est à cause de mon deuil? J’ai horreur de ce noir! D’abord c’est
triste. Pourquoi veux-tu que j’offre à ceux que je rencontre un spectacle triste
et déplaisant? Quel rapport y a-t-il entre ce cachemire et ce crêpe et mes
propres sentiments? Que je te voie jamais porter mon deuil! Tu sais très bien
que je n’aime pour toi que le rose, et certains bleus. . .

Elle se leva brusquement, fit quelques pas vers une chambre vide et s’arrêta:

-Ah!. . . c’est vrai. . .

Elle revint s’asseoir, avouant, d’un geste humble et simple, qu’elle venait,
pour la première fois de la journée, d’oublier qu’il était mort.

-Veux-tu que je te donne à boire, maman? Tu ne voudrais pas te coucher?

-Eh non! Pourquoi? Je ne suis pas malade!

Elle se rassit, et commença d’apprendre la patience, en regardant sur le
parquet, de la porte du salon à la porte de la chambre vide, un chemin poudreux
marqué par de gros souliers pesants.

Un petit chat entra, circonspect et naïf, un ordinaire et irrésistible chaton de
quatre à cinq mois. Il se jouait à lui-même une comédie majestueuse, mesurait
son pas et portait la queue en cierge, à l’imitation des seigneurs matous. Mais
un saut périlleux en avant, que rien n’annonçait, le jeta séant par-dessus tête
à nos pieds, où il prit peur de sa propre extravagance, se roula en turban, se
mit debout sur ses pattes de derrière, dansa de biais, enfla le dos, se changea
en toupie. . .

-Regarde-le, regarde-le, Minet-Chéri! Mon Dieu, qu’il est drôle!

Et elle riait, ma mère en deuil, elle riait de son rire aigu de jeune fille, et
frappait dans ses mains devant le petit chat. . . Le souvenir fulgurant tarit
cette cascade brillante, sécha dans les yeux de ma mère les larmes du rire.
Pourtant, elle ne s’excusa pas d’avoir ri, ni ce jour-là, ni ceux qui suivirent,
car elle nous fit cette grâce, ayant perdu celui qu’elle aimait d’amour, de
demeurer parmi nous toute pareille à elle-même, acceptant sa douleur ainsi
qu’elle eût accepté l’avènement d’une saison lugubre et longue, mais recevant de
toutes parts la bénédiction passagère de la joie, -elle vécut balayée d’ombre et
de lumière, courbée sous des tourmentes, résignée, changeante et généreuse,
parée d’enfants, de fleurs et d’animaux comme un domaine nourricier.



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