PLUME DE POÉSIES
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 Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Le Veilleur.

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Inaya
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Inaya


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Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Le Veilleur. Empty
MessageSujet: Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Le Veilleur.   Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Le Veilleur. Icon_minitimeSam 23 Juin - 15:29

Le Veilleur.

DIMANCHE. -Les enfants ont, ce matin, une drôle de figure. Je leur ai déjà vu
cette figure-là, au moment où ils organisaient, dans le grenier, une
représentation, avec costumes, masques, linceuls et chaînes traînantes, de leur
drame, le Revenant de la Commanderie, élucubration à laquelle ils ont dû une
semaine de fièvres, peurs nocturnes et langue crayeuse, intoxiqués qu’ils
étaient de leurs propres fantômes. Mais c’est une vieille histoire. Bertrand a
maintenant dix-huit ans, et projette de réformer, comme il sied à son âge, le
régime financier de l’Europe; Renaud, qui passe quatorze ans, ne songe qu’à
monter et démonter des moteurs, et Bel-Gazou me pose cette année des questions
d’une banalité désolante: « Est-ce qu’à Paris je pourrai bientôt porter des bas?
Est-ce qu’à Paris je pourrai avoir un chapeau? Est-ce qu’à Paris tu me feras
friser le dimanche? »

N’importe, je les trouve tous trois singuliers et disposés à parler bas dans les
coins.

LUNDI. -Les enfants n’ont pas bonne mine le matin.

-Qu’est-ce que vous avez donc, les enfants?

-Rien du tout, tante Colette! s’écrient mes beaux-fils.

-Rien du tout, maman! s’écrie Bel-Gazou.

Quel bel ensemble! Voilà un mensonge bien agencé. Ça devient sérieux. D’autant
plus sérieux que j’ai surpris, à la brume, ce bout de dialogue entre les deux
garçons, derrière le tennis:

-Mon vieux, il n’a pas arrêté de minuit à trois heures.

-À qui le dis-tu, mon petit! De minuit à quatre heures, oui! Je n’ai pas fermé
l’oeil. Il faisait: « pom. . .pom. . .pom » comme ça, lentement. . . Comme avec
des pieds nus, mais lourds, lourds. . .

Ils m’aperçurent et fondirent sur moi comme deux tiercelets, avec des rires, des
balles blanches et rouges, une étourderie apprêtée et bavarde. . . Je ne saurai
rien aujourd’hui.

MERCREDI. -Quand j’ai traversé, hier soir, vers 11 heures, la chambre de Bel-
Gazou pour gagner la mienne, elle ne dormait pas encore. Elle gisait sur le dos,
les bras au long d’elle, et ses prunelles sombres bougeaient sous la frange des
cheveux. Une lune chaude d’août, grandissante, balançait mollement l’ombre du
magnolia sur le parquet et le lit blanc répandit une lumière bleue.

-Tu ne dors pas?

-Non, maman.

-À quoi penses-tu, toute seule, comme ça?

-J’écoute.

-Et quoi donc?

-Rien, maman.

Au même instant j’entendis, distinctement, le bruit d’un pas lourd et non
chaussé à l’étage supérieur. L’étage supérieur, c’est un long grenier où
personne ne couche, où personne, la nuit tombée, n’a l’occasion de passer, et
qui conduit aux combles de la plus ancienne tour. La main de ma fille, que je
serrais, se contracta dans la mienne. Deux souris passèrent dans le mur en
jouant et en poussant des cris d’oiseau.

-Tu as peur des souris, maintenant?

-Non, maman.

Au-dessus de nous, le pas reprit, et je demandai malgré moi:

-Mais qui donc marche là-haut?

Bel-Gazou ne répondit pas, et ce mutisme me fut désagréable.

-Tu n’entends pas?

-Si, maman.

-« Si, maman! » c’est tout ce que tu trouves à répondre?

La petite pleura brusquement et s’assit sur son lit.

-Ce n’est pas ma faute, maman. Il marche comme ça toutes les nuits. . .

-Qui?

-Le pas.

-Le pas de qui?

-De personne.

-Mon Dieu, que ces enfants sont bêtes! Vous voilà encore dans ces histoires, toi
et tes frères? Ce sont ces sottises que vous ruminez dans les coins? Je monte,
tiens. Oui, je vais t’en donner, moi, des pas au plafond!

Au dernier palier, des grappes de mouches, agglutinées aux poutres, ronflèrent
comme un feu de cheminée sur le passage de ma lampe que l’appel d’air éteignit
dès que j’ouvris la porte du grenier. Mais il n’était pas besoin de lampe dans
ces combles aux lucarnes larges, où la lune entrait par nappes de lait. La
campagne de minuit brillait à perte de vue, bosselée d’argent, vallonnée de
cendre mauve, mouillée, au plus bas des prés, d’une rivière de brouillard
étincelant qui mirait la lune. . . Une petite chevêche imita le chat dans un
arbre, et le chat lui répondit. . . Mais rien ne marchait dans le grenier, sous
la futaie des poutres croisées. J’attendis un long moment, je humai la brève
fraîcheur nocturne, l’odeur de blé battu qui s’attache au grenier, et je
redescendis. Bal-Gazou, fatiguée dormait.

SAMEDI. -J’ai écouté toutes les nuits, depuis mercredi. On marche là-haut,
tantôt à minuit, tantôt vers trois heures. Cette nuit, j’ai gravi et descendu
quatre fois l’étage, inutilement. Au grand déjeuner, je force la confiance des
enfants, qui sont d’ailleurs à bout de dissimulation.

-Mes chéris, il va falloir que vous m’aidiez à éclaircir quelque chose. On va
certainement s’amuser énormément -même Bertrand qui est revenu de tout. Figurez-
vous que j’entends marcher, au-dessus de la chambre de Bel-Gazou, toutes les. .
.

Ils explosent tous à la fois:

-Je sais, je sais! crie Renaud. C’est le Commandeur en armure, qui revenait déjà
du temps de grand’père, Page m’a tout raconté, et. . .

-Quelle blague! laisse tomber Bertrand, détaché. La vérité c’est que des
phénomènes d’hallucination isolée ou collective se manifestent ici depuis que la
Vierge, en ceinture bleue et traînée par quatre chevaux blancs, a surgi devant
Guitras et lui a dit. . .

-Elle lui a rien dit! piaille Bel-Gazou. Elle lui a écrit!

-Par la poste? raille Renaud. C’est enfantin.

-Et ton Commandeur, ce n’est pas enfantin? dit Bertrand.

-Pardon! rétorque Renaud tout rouge. Le Commandeur c’est une tradition de
famille. Ta Vierge, c’est une fable de village comme il en traîne partout. . .

-Dites donc, les enfants, vous avez fini? Je peux placer un mot? Je ne sais
qu’une chose, c’est qu’il y a dans le grenier des bruits de pas inexplicables.
Je vais guetter la nuit prochaine. Bête ou homme, nous saurons qui marche. Que
ceux qui veulent guetter avec moi. . . Bon. Adopté à mains levées!

DIMANCHE. -Nuit blanche. Pleine lune. Rien à signaler, que le bruit de pas
entendu derrière la porte entr’ouverte du grenier, mais interrompu par Renaud
qui, harnaché d’une cuirasse Henri II et d’un foulard rouge de cow-boy, s’est
élancé romanesquement en criant: « Arrière! arrière!. . . » On le conspue, on
l’accuse d’avoir « tout gâté ».

-Il est curieux, remarque Bertrand avec une ironie écrasante et rêveuse, de
constater combien le fantastique peut exalter l’esprit d’un adolescent, pourtant
grandi dans les collèges anglais. . .

-Eh! mon povre, ajoute ma limousine de fille, on ne dit pas « arrière, arrière!
» on dit: « Je te vas foutre un bon coup!. . . »

MARDI. -Nous avons guetté cette nuit, les deux garçons et moi, laissant Bel-
Gazou endormie. La lune en son plein blanchissait d’un bout à l’autre une longue
piste de lumière où les rats avaient laissé quelques épis de maïs rongés. Nous
nous tînmes dans l’obscurité derrière la porte à demi ouverte, et nous nous
ennuyâmes pendant une bonne demi-heure en regardant le chemin de lune bouger,
devenir oblique, lécher le bas des charpentes entre-croisées. . . Renaud me
serra le bras: on marchait au bout du grenier. Un rat détala et grimpa le long
d’une poutre, suivi de sa queue de serpent. Le pas, solennel, approchait, et je
serrai de mes bras le cou des deux garçons.

Il approchait, lent, avec un son sourd, bien martelé, répercuté par les
planchers anciens. Il entra, au bout d’un temps qui nous parut interminable,
dans le chemin éclairé. Il était presque blanc, gigantesque: les plus grand
nocturne que j’aie vu, un grand-duc plus haut qu’un chien de chasse. Il marchait
emphatiquement, en soulevant ses pieds noyés de plume, ses pieds durs d’oiseau
qui rendaient le son d’un pas humain. Le haut de ses ailes lui dessinait des
épaules d’homme, et deux petites cornes de plumes, qu’il couchait ou relevait,
tremblaient comme des graminées au souffle d’air de la lucarne. Il s’arrêta, se
rengorgea tête en arrière, et toute la plume de son visage magnifique enfla
autour d’un bec fin et de deux lacs d’or où se baigna la lune. Il fit volte-
face, montra son dos tavelé de blanc et de jaune très clair. Il devait être âgé,
solitaire et puissant. Il reprit sa marche de parade et l’interrompit pour une
sorte de danse guerrière, des coups de tête à droite, à gauche, des demi-voltes
féroces qui menaçaient sans doute le rat évadé. Il crut un moment sentir sa
proie, et bouscula un squelette de fauteuil comme il eût fait d’une brindille
morte. Il sauta de fureur, retomba, râpa le plancher de sa queue étalée. Il
avait des manières de maître, une majesté d’enchanteur. . .

Il devina sans doute notre présence, car il se tourna vers nous d’un air
outragé. Sans hâte, il gagna la lucarne, ouvrit à demi des ailes d’ange, fit
entendre une sorte de roucoulement très bas, une courte incantation magique,
s’appuya sur l’air et fondit dans la nuit, dont il prit la couleur de neige et
d’argent.

JEUDI. -Le cadet des garçons, à son pupitre, écrit une longue relation de
voyage. Titre: Mes chasses au grand-duc dans l’Afrique australe. L’aîné a oublié
sur ma table de travail un début de « Stances »:

Battement de la nuit, pesante vision,
De l’ombre en la clarté, grise apparition. . .

Tout est normal.
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Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Le Veilleur.
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