PLUME DE POÉSIES
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 Benjamin Constant (1767-1830) CHAPITRE V

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Inaya
Plume d'Eau
Inaya


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Benjamin Constant (1767-1830)  CHAPITRE V Empty
MessageSujet: Benjamin Constant (1767-1830) CHAPITRE V   Benjamin Constant (1767-1830)  CHAPITRE V Icon_minitimeMar 26 Juin - 18:26

CHAPITRE V

La séparation d'Ellénore et du comte de P** produisit dans le
public un effet qu'il n'était pas difficile de prévoir. Ellénore perdit
en un instant le fruit de dix années de dévouement et de
constance : on la confondit avec toutes les femmes de sa classe
qui se livrent sans scrupule à mille inclinations successives.
L'abandon de ses enfants la fit regarder comme une mère
dénaturée, et les femmes d'une réputation irréprochable
répétèrent avec satisfaction que l'oubli de la vertu la plus
essentielle à leur sexe s'étendait bientôt sur toutes les autres. En
même temps on la plaignit, pour ne pas perdre le plaisir de me
blâmer. On vit dans ma conduite celle d'un séducteur, d'un ingrat
qui avait violé l'hospitalité, et sacrifié, pour contenter une
fantaisie momentanée, le repos de deux personnes, dont il aurait
dû respecter l'une et ménager l'autre. Quelques amis de mon père
m'adressèrent des représentations sérieuses ; d'autres, moins
libres avec moi, me firent sentir leur désapprobation par des
insinuations détournées. Les jeunes gens, au contraire, se
montrèrent enchantés de l'adresse avec laquelle j'avais supplanté
le comte ; et, par mille plaisanteries que je voulais en vain
réprimer, ils me félicitèrent de ma conquête et me promirent de
m'imiter. Je ne saurais peindre ce que j'eus à souffrir et de cette
censure sévère et de ces honteux éloges. Je suis convaincu que, si
j'avais eu de l'amour pour Ellénore, j'aurais ramené l'opinion sur
elle et sur moi. Telle est la force d'un sentiment vrai, que, lorsqu'il
parle, les interprétations fausses et les convenances factices se
taisent. Mais je n'étais qu'un homme faible, reconnaissant et
dominé ; je n'étais soutenu par aucune impulsion qui partît du
coeur. Je m'exprimais donc avec embarras ; je tâchais de finir la
conversation ; et si elle se prolongeait, je la terminais par
quelques mots âpres, qui annonçaient aux autres que j'étais prêt à
leur chercher querelle. En effet, j'aurais beaucoup mieux aimé me
battre avec eux que de leur répondre.

Ellénore ne tarda pas à s'apercevoir que l'opinion s'élevait
contre elle. Deux parentes de M. de P**, qu'il avait forcées par son
ascendant à se lier avec elle, mirent le plus grand éclat dans leur
rupture ; heureuses de se livrer à leur malveillance, longtemps
contenue à l'abri des principes austères de la morale. Les hommes
continuèrent à voir Ellénore ; mais il s'introduisit dans leur ton
quelque chose d'une familiarité qui annonçait qu'elle n'était plus
appuyée par un protecteur puissant, ni justifiée par une union
presque consacrée. Les uns venaient chez elle parce que, disaient-
ils, ils l'avaient connue de tout temps ; les autres, parce qu'elle
était belle encore, et que sa légèreté récente leur avait rendu des
prétentions qu'ils ne cherchaient pas à lui déguiser. Chacun
motivait sa liaison avec elle ; c'est-à-dire que chacun pensait que
cette liaison avait besoin d'excuse. Ainsi la malheureuse Ellénore
se voyait tombée pour jamais dans l'état dont, toute sa vie, elle
avait voulu sortir. Tout contribuait à froisser son âme et à blesser
sa fierté. Elle envisageait l'abandon des uns comme une preuve de
mépris, l'assiduité des autres comme l'indice de quelque
espérance insultante. Elle souffrait de la solitude, elle rougissait
de la société. Ah ! sans doute, j'aurais dû la consoler ; j'aurais dû
la serrer contre mon coeur, lui dire : « Vivons l'un pour l'autre,
oublions les hommes qui nous méconnaissent, soyons heureux de
notre seule estime et de notre seul amour » ; je l'essayais aussi ;
mais que peut, pour ranimer un sentiment qui s'éteint, une
résolution prise par devoir ?

Ellénore et moi nous dissimulions l'un avec l'autre. Elle
n'osait me confier ces peines, résultat d'un sacrifice qu'elle savait
bien que je ne lui avais pas demandé. J'avais accepté ce sacrifice :
je n'osais me plaindre d'un malheur que j'avais prévu, et que je
n'avais pas eu la force de prévenir. Nous nous taisions donc sur la
pensée unique qui nous occupait constamment. Nous nous
prodiguions des caresses, nous parlions d'amour ; mais nous
parlions d'amour de peur de nous parler d'autre chose.

Dès qu'il existe un secret entre deux coeurs qui s'aiment, dès
que l'un d'eux a pu se résoudre à cacher à l'autre une seule idée, le
charme est rompu, le bonheur est détruit. L'emportement,
l'injustice, la distraction même, se réparent ; mais la
dissimulation jette dans l'amour un élément étranger qui le
dénature et le flétrit à ses propres yeux. Par une inconséquence
bizarre, tandis que je repoussais avec l'indignation la plus
violente la moindre insinuation contre Ellénore, je contribuais
moi-même à lui faire tort dans mes conversations générales. Je
m'étais soumis à ses volontés, mais j'avais pris en horreur
l'empire des femmes. Je ne cessais de déclamer contre leur
faiblesse, leur exigence, le despotisme de leur douleur. J'affichais
les principes les plus durs ; et ce même homme qui ne résistait
pas à une larme, qui cédait à la tristesse muette, qui était
poursuivi dans l'absence par l'image de la souffrance qu'il avait
causée, se montrait, dans tous ses discours, méprisant et
impitoyable. Tous mes éloges directs en faveur d'Ellénore ne
détruisaient pas l'impression que produisaient des propos
semblables. On me haïssait, on la plaignait, mais on ne l'estimait
pas. On s'en prenait à elle de n'avoir pas inspiré à son amant plus
de considération pour son sexe et plus de respect pour les liens du
coeur.

Un homme, qui venait habituellement chez Ellénore, et qui,
depuis sa rupture avec le comte de P**, lui avait témoigné la
passion la plus vive, l'ayant forcée, par ses persécutions
indiscrètes, à ne plus le recevoir, se permit contre elle des
railleries outrageantes qu'il me parut impossible de souffrir. Nous
nous battîmes ; je le blessai dangereusement, je fus blessé moi-
même. Je ne puis décrire le mélange de trouble, de terreur, de
reconnaissance et d'amour qui se peignit sur les traits d'Ellénore
lorsqu'elle me revit après cet événement. Elle s'établit chez moi,
malgré mes prières ; elle ne me quitta pas un seul instant jusqu'à
ma convalescence. Elle me lisait pendant le jour, elle me veillait
durant la plus grande partie des nuits ; elle observait mes
moindres mouvements, elle prévenait chacun de mes désirs ; son
ingénieuse bonté multipliait ses facultés et doublait ses forces.
Elle m'assurait sans cesse qu'elle ne m'aurait pas survécu ; j'étais
pénétré d'affection, j'étais déchiré de remords. J'aurais voulu
trouver en moi de quoi récompenser un attachement si constant
et si tendre ; j'appelais à mon aide les souvenirs, l'imagination, la
raison même, le sentiment du devoir : efforts inutiles ! La
difficulté de la situation, la certitude d'un avenir qui devait nous
séparer, peut-être je ne sais quelle révolte contre un lien qu'il
m'était impossible de briser, me dévoraient intérieurement. Je
me reprochais l'ingratitude que je m'efforçais de lui cacher. Je
m'affligeais quand elle paraissait douter d'un amour qui lui était
si nécessaire ; je ne m'affligeais pas moins quand elle semblait y
croire. Je la sentais meilleure que moi ; je me méprisais d'être
indigne d'elle. C'est un affreux malheur de n'être pas aimé quand
on aime ; mais c'en est un bien grand d'être aimé avec passion
quand on n'aime plus. Cette vie que je venais d'exposer pour
Ellénore, je l'aurais mille fois donnée pour qu'elle fût heureuse
sans moi.

Les six mois que m'avait accordés mon père étaient expirés ;
il fallut songer à partir. Ellénore ne s'opposa point à mon départ,
elle n'essaya pas même de le retarder ; mais elle me fit promettre
que, deux mois après, je reviendrais près d'elle, ou que je lui
permettrais de me rejoindre : je le lui jurai solennellement. Quel
engagement n'aurais-je pas pris dans un moment où je la voyais
lutter contre elle-même et contenir sa douleur ! Elle aurait pu
exiger de moi de ne pas la quitter ; je savais au fond de mon âme
que ses larmes n'auraient pas été désobéies. J'étais reconnaissant
de ce qu'elle n'exerçait pas sa puissance ; il me semblait que je
l'en aimais mieux. Moi-même, d'ailleurs, je ne me séparais pas
sans un vif regret d'un être qui m'était si uniquement dévoué. Il y
a dans les liaisons qui se prolongent quelque chose de si profond !
Elles deviennent à notre insu une partie si intime de notre
existence ! Nous formons de loin, avec calme, la résolution de les
rompre ; nous croyons attendre avec impatience l'époque de
l'exécuter : mais quand ce moment arrive, il nous remplit de
terreur ; et telle est la bizarrerie de notre coeur misérable que
nous quittons avec un déchirement horrible ceux près de qui nous
demeurions sans plaisir.

Pendant mon absence, j'écrivis régulièrement à Ellénore.
J'étais partagé entre la crainte que mes lettres ne lui fissent de la
peine, et le désir de ne lui peindre que le sentiment que
j'éprouvais. J'aurais voulu qu'elle me devinât, mais qu'elle me
devinât sans s'affliger ; je me félicitais quand j'avais pu substituer
les mots d'affection, d'amitié, de dévouement, à celui d'amour ;
mais soudain je me représentais la pauvre Ellénore triste et
isolée ; n'ayant que mes lettres pour consolation ; et, à la fin de
deux pages froides et compassées, j'ajoutais rapidement quelques
phrases ardentes ou tendres, propres à la tromper de nouveau. De
la sorte, sans en dire jamais assez pour la satisfaire, j'en disais
toujours assez pour l'abuser. Étrange espèce de fausseté, dont le
succès même se tournait contre moi, prolongeait mon angoisse, et
m'était insupportable !

Je comptais avec inquiétude les jours, les heures qui
s'écoulaient ; je ralentissais de mes voeux la marche du temps ; je
tremblais en voyant se rapprocher l'époque d'exécuter ma
promesse. Je n'imaginais aucun moyen de partir. Je n'en
découvrais aucun pour qu'Ellénore pût s'établir dans la même
ville que moi. Peut-être, car il faut être sincère, peut-être je ne le
désirais pas. Je comparais ma vie indépendante et tranquille à la
vie de précipitation, de trouble et de tourment à laquelle sa
passion me condamnait. Je me trouvais si bien d'être libre,
d'aller, de venir, de sortir, de rentrer, sans que personne s'en
occupât ! Je me reposais, pour ainsi dire, dans l'indifférence des
autres, de la fatigue de son amour.

Je n'osais cependant laisser soupçonner à Ellénore que
j'aurais voulu renoncer à nos projets. Elle avait compris par mes
lettres qu'il me serait difficile de quitter mon père ; elle m'écrivit
qu'elle commençait en conséquence les préparatifs de son départ.
Je fus longtemps sans combattre sa résolution ; je ne lui
répondais rien de précis à ce sujet. Je lui marquais vaguement
que je serais toujours charmé de la savoir, puis j'ajoutais, de la
rendre heureuse : tristes équivoques, langage embarrassé que je
gémissais de voir si obscur, et que je tremblais de rendre plus
clair ! Je me déterminai enfin à lui parler avec franchise ; je me
dis que je le devais ; je soulevai ma conscience contre ma
faiblesse ; je me fortifiai de l'idée de son repos contre l'image de
sa douleur. Je me promenais à grands pas dans ma chambre,
récitant tout haut ce que je me proposais de lui dire. Mais à peine
eus-je tracé quelques lignes, que ma disposition changea : je
n'envisageai plus mes paroles d'après le sens qu'elles devaient
contenir, mais d'après l'effet qu'elles ne pouvaient manquer de
produire ; et une puissance surnaturelle dirigeant, comme malgré
moi, une main dominée, je me bornai à lui conseiller un retard de
quelques mois. Je n'avais pas dit ce que je pensais. Ma lettre ne
portait aucun caractère de sincérité. Les raisonnements que
j'alléguais étaient faibles, parce qu'ils n'étaient pas les véritables.

La réponse d'Ellénore fut impétueuse ; elle était indignée de
mon désir de ne pas la voir. Que me demandait-elle ? De vivre
inconnue auprès de moi. Que pouvais-je redouter de sa présence
dans une retraite ignorée, au milieu d'une grande ville où
personne ne la connaissait ? Elle m'avait tout sacrifié, fortune,
enfants, réputation ; elle n'exigeait d'autre prix de ses sacrifices
que de m'attendre comme une humble esclave, de passer chaque
jour avec moi quelques minutes, de jouir des moments que je
pourrais lui donner. Elle s'était résignée à deux mois d'absence,
non que cette absence lui parût nécessaire, mais parce que je
semblais le souhaiter ; et lorsqu'elle était parvenue, en entassant
péniblement les jours sur les jours, au terme que j'avais fixé moi-
même, je lui proposais de recommencer ce long supplice ! Elle
pouvait s'être trompée, elle pouvait avoir donné sa vie à un
homme dur et aride ; j'étais le maître de mes actions ; mais je
n'étais pas le maître de la forcer à souffrir, délaissée par celui
pour lequel elle avait tout immolé.

Ellénore suivit de près cette lettre ; elle m'informa de son
arrivée. Je me rendis chez elle avec la ferme résolution de lui
témoigner beaucoup de joie ; j'étais impatient de rassurer son
coeur et de lui procurer, momentanément au moins, du bonheur
et du calme. Mais elle avait été blessée ; elle m'examinait avec
défiance : elle démêla bientôt mes efforts ; elle irrita ma fierté par
ses reproches ; elle outragea mon caractère. Elle me peignit si
misérable dans ma faiblesse qu'elle me révolta contre elle encore
plus que contre moi. Une fureur insensée s'empara de nous : tout
ménagement fut abjuré, toute délicatesse oubliée. On eût dit que
nous étions poussés l'un contre l'autre par des furies. Tout ce que
la haine la plus implacable avait inventé contre nous, nous nous
l'appliquions mutuellement, et ces deux êtres malheureux qui
seuls se connaissaient sur la terre, qui seuls pouvaient se rendre
justice, se comprendre et se consoler, semblaient deux ennemis
irréconciliables, acharnés à se déchirer.

Nous nous quittâmes après une scène de trois heures ; et,
pour la première fois de la vie, nous nous quittâmes sans
explication, sans réparation. À peine fus-je éloigne d'Ellénore
qu'une douleur profonde remplaça ma colère. Je me trouvai dans
une espèce de stupeur, tout étourdi de ce qui s'était passé. Je me
répétais mes paroles avec étonnement ; je ne concevais pas ma
conduite ; je cherchais en moi-même ce qui avait pu m'égarer. Il
était fort tard ; je n'osai retourner chez Ellénore. Je me promis de
la voir le lendemain de bonne heure, et je rentrai chez mon père.
Il y avait beaucoup de monde : il me fut facile, dans une
assemblée nombreuse, de me tenir à l'écart et de déguiser mon
trouble. Lorsque nous fûmes seuls, il me dit : « On m'assure que
l'ancienne maîtresse du comte de P** est dans cette ville. Je vous
ai toujours laissé une grande liberté, et je n'ai jamais rien voulu
savoir sur vos liaisons ; mais il ne vous convient pas, à votre âge,
d'avoir une maîtresse avouée ; et je vous avertis que j'ai pris des
mesures pour qu'elle s'éloigne d'ici ». En achevant ces mots, il me
quitta. Je le suivis jusque dans sa chambre ; il me fit signe de me
retirer. « Mon père, lui dis-je, Dieu m'est témoin que je n'ai point
fait venir Ellénore. Dieu m'est témoin que je voudrais qu'elle fût
heureuse, et que je consentirais à ce prix à ne jamais la revoir :
mais prenez garde à ce que vous ferez ; en croyant me séparer
d'elle, vous pourriez bien m'y rattacher à jamais. »

Je fis aussitôt venir chez moi un valet de chambre qui m'avait
accompagné dans mes voyages, et qui connaissait mes liaisons
avec Ellénore. Je le chargeai de découvrir à l'instant même, s'il
était possible, quelles étaient les mesures dont mon père m'avait
parlé. Il revint au bout de deux heures. Le secrétaire de mon père
lui avait confié, sous le sceau du secret, qu'Ellénore devait
recevoir le lendemain l'ordre de partir. « Ellénore chassée !
m'écriai-je, chassée avec opprobre ! Elle qui n'est venue ici que
pour moi, elle dont j'ai déchiré le coeur, elle dont j'ai sans pitié vu
couler les larmes ! Où donc reposerait-elle sa tête, l'infortunée,
errante et seule dans un monde dont je lui ai ravi l'estime ? À qui
dirait-elle sa douleur ? » Ma résolution fut bientôt prise. Je
gagnai l'homme qui me servait ; je lui prodiguai l'or et les
promesses. Je commandai une chaise de poste pour six heures du
matin à la porte de la ville. Je formais mille projets pour mon
éternelle réunion avec Ellénore : je l'aimais plus que je ne l'avais
jamais aimée ; tout mon coeur était revenu à elle ; j'étais fier de la
protéger. J'étais avide de la tenir dans mes bras ; l'amour était
rentré tout entier dans mon âme ; j'éprouvais une fièvre de tête,
de coeur, de sens, qui bouleversait mon existence. Si, dans ce
moment, Ellénore eût voulu se détacher de moi, je serais mort à
ses pieds pour la retenir.

Le jour parut ; je courus chez Ellénore. Elle était couchée,
ayant passé la nuit à pleurer ; ses yeux étaient encore humides, et
ses cheveux étaient épars ; elle me vit entrer avec surprise.
« Viens, lui dis-je, partons ». Elle voulut répondre. « Partons,
repris-je. As-tu sur la terre un autre protecteur, un autre ami que
moi ? Mes bras ne sont-ils pas ton unique asile ? » Elle résistait.
« J'ai des raisons importantes, ajoutai-je, et qui me sont
personnelles. Au nom du ciel, suis-moi ». Je l'entraînai. Pendant
la route, je l'accablais de caresses, je la pressais sur mon coeur, je
ne répondais à ses questions que par mes embrassements. Je lui
dis enfin qu'ayant aperçu dans mon père l'intention de nous
séparer, j'avais senti que je ne pouvais être heureux sans elle ; que
je voulais lui consacrer ma vie et nous unir par tous les genres de
liens. Sa reconnaissance fut d'abord extrême, mais elle démêla
bientôt des contradictions dans mon récit. À force d'instance elle
m'arracha la vérité ; sa joie disparut, sa figure se couvrit d'un
sombre nuage.

« Adolphe, me dit-elle, vous vous trompez sur vous-même ;
vous êtes généreux, vous vous dévouez à moi parce que je suis
persécutée ; vous croyez avoir de l'amour, et vous n'avez que de la
pitié ». Pourquoi prononça-t-elle ces mots funestes ? Pourquoi
me révéla-t-elle un secret que je voulais ignorer ? Je m'efforçai de
la rassurer, j'y parvins peut-être ; mais la vérité avait traversé
mon âme ; le mouvement était détruit ; j'étais déterminé dans
mon sacrifice, mais je n'en étais pas plus heureux ; et déjà il y
avait en moi une pensée que de nouveau j'étais réduit à cacher.


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Benjamin Constant (1767-1830) CHAPITRE V
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