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 François Coppée. (1842-1908) L'Invitation au Sommeil I

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MessageSujet: François Coppée. (1842-1908) L'Invitation au Sommeil I   François Coppée. (1842-1908) L'Invitation au Sommeil  I Icon_minitimeVen 13 Juil - 23:45

L'Invitation au Sommeil

I

Quand il n'était qu'un tout petit garçon, autrefois, chez ses braves
gens de père et mère, c'était le meilleur moment de la journée.

Le dîner était fini; la maman, après avoir donné un coup de serviette
à la toile cirée, servait la demi-tasse du père,--du père qui, seul,
prenait du café, non par luxe et gourmandise, mais parce qu'il devait
veiller très tard à faire des écritures. Et tandis que le bonhomme
sucrait son moka,--un seul morceau, bien entendu!--devant toute la
famille assise autour de la table ronde, la maman,--une boulotte de
quarante ans, encore fraîche, tournant sans cesse vers son mari de
tendres et intelligents regards de chien fidèle,--la maman apportait
le panier à ouvrage. Les trois soeurs, nées à un an de distance, se
ressemblant, chastement jolies, avec les robes taillées dans la même
pièce d'étoffe et les honnêtes bandeaux plats des filles sans dot qui
ne se marieront pas, commençaient à ourler des mouchoirs; et lui, le
gamin, le dernier-né, le Benjamin, exhaussé sur sa chaise haute par
une Bible de Royaumont in-quarto, édifiait un château de cartes.

En Juillet, dans les longs jours, on allumait la lampe le plus tard
possible, et, par la fenêtre ouverte, on voyait un ciel orageux de
soir d'été, aux nuages bouleversés, et le dôme des Invalides, tout
écaillé d'or, dans la fournaise du couchant.

Comme c'est très mauvais pour la digestion d'écrire comme ça tout de
suite après dîner, on faisait un peu causer le père, afin de retarder
le moment où il se mettrait à son travail du soir: des copies de
mémoires, à six sous le rôle, pour un entrepreneur du quartier. Le
pauvre homme, une nature de rêveur, un esprit littéraire, qui jadis,
dans sa chambre d'étudiant, avait rimé des odes philhellènes, en était
arrivé là, ayant perdu l'espoir de passer sous-chef, et employait
toutes ses soirées à copier du jargon technique: «Démonté et remonté
la serrure... Donné du jeu à la gâche, etc., etc.»

Mais, pour le moment, il s'oubliait à bavarder avec sa femme et ses
filles.

Gaîment, car tout allait à peu près bien dans l'humble ménage. Un
marchand de bons-dieux de la place Saint-Sulpice avait offert à
l'aînée, la grande Fanny, l'artiste, celle dont les «anglaises»
blondes faisaient rêver tous les rapins du Salon Carré, de lui payer
cinquante francs son pastel d'après _la Vierge au coussin vert_. La
seconde, Léontine, avait «pioché» toute la journée son _Menuet de
Boccherini_. Quant à la grosse Louise, la cadette, elle ne
pensait qu'à la coquetterie, décidément. Ne voilà-t-il pas qu'elle
parlait--s'il y avait des gratifications au 15 août--de s'arranger une
petite capote, pareille à celle qu'elle avait vue chez la modiste de
la rue du Bac!

--«Louise, mon enfant,--s'écriait le père,--tu fais des chapeaux en
Espagne!»

Et l'on riait.

Mais la maman pensait au sérieux, elle. Si le père obtenait une
gratification, elle avait remarqué, au Petit-Saint-Thomas, un mérinos,
bon teint et grande largeur, «pour vos robes d'hiver, mesdemoiselles.»
Et elle ajoutait gravement: «C'est tout laine!» comme si le coton
n'eût jamais existé, et comme si, à cause de lui, des milliers de
nègres n'eussent pas souffert plusieurs siècles d'esclavage.

Tout à coup,--il faisait presque nuit dans la chambre,--le père
s'apercevait que son petit garçon venait de s'endormir, la tête sur
son bras replié, parmi l'écroulement du dernier château de cartes.

--«Ah! ah!--disait joyeusement le brave homme,--le «marchand de sable»
a passé.»

L'exquise minute! Il ne l'oubliera jamais, le gamin, qui a des cheveux
gris maintenant! Sa mère le prenait dans ses bras, et il sentait la
barbe rude de son père et les lèvres fraîches de ses trois soeurs se
poser tour à tour sur son front ensommeillé; puis, avec une délicieuse
sensation d'évanouissement, il laissait tomber sa petite tête sur
l'épaule maternelle, et il entendait confusément une voix douce--oh!
si douce et si caressante!--murmurer près de son oreille:

«Maintenant, il s'agit de faire dodo!»
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