PLUME DE POÉSIES
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 François Coppée. (1842-1908) HENRIETTE XII

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MessageSujet: François Coppée. (1842-1908) HENRIETTE XII   François Coppée. (1842-1908) HENRIETTE   XII Icon_minitimeSam 14 Juil - 0:14

XII


ependant les amis de la famille Bernard des Vignes ont eu connaissance de la
maladie d'Armand. Un groupe important de la société parisienne, le monde du
second empire, où Mme Bernard est fort estimée et respectée, s'est ému de cette
triste nouvelle et s'empresse de faire parvenir ses témoignages de sympathie. A
chaque instant, des voitures s'arrêtent devant la maison du quai Malaquais. Le
valet de pied saute lestement du siège, entre chez la concierge, demande des
nouvelles et dépose une carte.
La belle maison datant du siècle dernier, où demeurent les Bernard, n'est pas
pourvue, comme c'est la mode aujourd'hui, d'une espèce de régisseur insolent,
qui lit le journal et se chauffe les tibias dans un salon à vitrine, où
triomphent le chêne sculpté du faubourg Saint-Antoine et les turqueries au
rabais du Bon Marché. Elle se contente d'une loge du «vieux jeu», où se bombe,
au fond d'une alcôve, l'édredon rouge d'un lit conjugal et que parfument, deux
fois par jour, des préparations culinaires dont l'oignon est certainement la
base. La concierge, la mère Renouf, est en parfaite harmonie avec l'apparence
intime et patriarcale de son habitation. Cette grosse maman, sur le retour de
l'âge, dont le mari, garçon de bureau dans un ministère, cire les escaliers tous
les samedis, est presque toujours seule à garder la maison, et, pour charmer
l'ennui de ses fonctions sédentaires, elle élève et soigne avec amour, dans une
cage accrochée, le jour, près de la porte de la loge, et, la nuit, au-dessus du
poêle, plusieurs dynasties gazouillantes de canaris et de chardonnerets.
Aux personnes, maîtres ou domestiques, qui viennent s'informer auprès d'elle de
l'état d'Armand Bernard, la mère Renouf ne se borne pas à communiquer le
bulletin médical, ainsi que le feraient, avec une réserve diplomatique, les
hautains fonctionnaires, les portiers-gentilshommes de l'avenue de l'Opéra ou du
boulevard Haussmann. Mais, bavarde et sensible, elle corrige la sécheresse de ce
document par quelques réflexions de son cru, et s'attendrit, en style de
concierge, sur les anxiétés maternelles de Mme Bernard et sur les souffrances du
jeune et intéressant malade.
C'est dans la loge de la mère Renouf que, tous les soirs, en sortant de
l'atelier, Henriette vient chercher des nouvelles d'Armand.
La dernière fois qu'elle l'a vu, il était déjà très souffrant et il l'a laissée
fort préoccupée, en promettant de lui écrire dès le lendemain. Mais un jour a
passé, puis un autre, sans qu'elle ait vu arriver la lettre attendue.
Cruellement inquiète, elle a pris alors à deux mains son courage et elle a
franchi de nouveau, toute tremblante, le seuil de cette maison qui lui fait si
grand'peur, de cette maison où sont l'homme qu'elle aime et la femme qui la
hait.
Henriette n'est pas venue là depuis plus de six mois. Elle espère que personne
ne la reconnaîtra.
Mais la mère Renouf a meilleure mémoire et dès qu'elle aperçoit l'ouvrière:
-Ah! c'est vous, mam'zelle Henriette, lui dit-elle. Comme vous êtes devenue
rare!... Vous venez sans doute savoir comment va le fils de madame Bernard?...
Ah! pas bien du tout, le pauvre petit! Il paraît que c'est la fièvre typhoïde,
décidément.... Eh bien, eh bien, qu'est-ce que vous avez donc?... Vous êtes
toute pâle!... Ah! mon Dieu! elle se trouve mal!
Henriette chancelle, en effet, frappée au coeur. La mère Renouf la fait vite
asseoir dans sa bergère,-la large bergère où elle roupille, le soir, auprès de
son cordon,-puis elle cherche son flacon d'eau de mélisse, ne le trouve pas,
commence à perdre la tête. Mais la grisette qui défaille laisse alors tomber son
front sur l'épaule de la brave femme, et, sans force pour contenir sa douleur,
elle s'écrie, en fondant en larmes:
-Armand!... Mon pauvre Armand!...
Ah! la mère Renouf n'a pas besoin de plus amples confidences. Un moment
stupéfaite, elle a tout compris à présent. Mais elle a bon coeur, la vieille!
Elle a sans doute aimé tout comme une autre, dans son beau temps. Ça lui
retourne les sangs de voir cette belle jeunesse qui a tant de chagrin, et elle
fait de son mieux pour lui redonner un peu de courage.
-Comment, mam'zelle Henriette? Monsieur Armand est votre bon ami! En voilà une
sévère! J'ai bien peur, ma pauvre petite, que vous n'ayez fait là une grosse
folie. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit... Et, d'abord, il ne faut pas
vous désespérer. Il est malade, c'est vrai, mais c'est jeune, ça a du ressort.
Il guérira, je le parierais... Voyons! voyons! remettez-vous... Oui! je sais
bien. Ces douleurs-là, ça fait beaucoup de mal, quand on a un sentiment... J'ai
passé par là, et je n'ai pas toujours été une vieille ridicule qui élève des
serins... Comment, vous pleurez toujours? Eh bien, ma foi! laissez couler l'eau.
Après tout, il n'y a que cela qui soulage, ma pauvre enfant!
Et la grosse maman, tout attendrie de voir pleurer cette jeune fille et bien
près d'en faire autant, attira sur sa large poitrine la jolie tête désolée et se
mit à la bercer avec douceur.
Mère Renouf, vous n'étiez qu'une simple portière, et encore une portière comme
on n'en tolérerait pas dans une maison qui se respecte. Votre loge empestait la
cuisine à l'oignon et l'odeur chaude des cages d'oiseaux. Vous n'étiez qu'une
vieille femme très commune et très vulgaire, et le nez compatissant que vous
incliniez vers Henriette était tout barbouillé de tabac. Soyez pourtant bénie,
mère Renouf! car sous votre camisole d'indienne jaune à petites fleurs il y
avait quelque chose de plus rare qu'on ne croit généralement, un coeur indulgent
et bon. Et grâce à vous, cette enfant du peuple, cette pauvre amoureuse, dont la
faute était si pardonnable et à qui la dureté des lois sociales refusait la
consolation d'embrasser son amant à l'agonie, put du moins reposer un instant
son front lourd de douleur sur un sein de femme et y sentir palpiter un peu de
maternelle pitié.
Tous les soirs, Henriette vint donc prendre des nouvelles d'Armand chez la mère
Renouf. Elle y venait après avoir fait sa journée. Car c'est ainsi pour les
pauvres. On a beau avoir son plein coeur de chagrin, il faut quand même
travailler, gagner sa vie. Par la boue et le brouillard de la nuit d'hiver, elle
se hâtait sous les arcades de la rue de Rivoli, traversait le désert du
Carrousel, et ceux qui voyaient, dans la lumière crue de l'électricité, filer
cette grisette au pied vif et à la jupe troussée, pouvaient s'imaginer, hélas!
qu'elle courait à un rendez-vous galant. Mais dès qu'elle arrivait sur le pont
des Arts, Henriette ralentissait le pas. Là-bas, sur le quai, à une fenêtre
qu'elle connaissait bien, elle distinguait de loin une faible lueur. C'était là
que son bien-aimé se débattait contre la mort. Alors elle était envahie d'une
lâcheté subite et s'attardait pour reculer le moment où elle entrerait chez la
mère Renouf. Les dernières nouvelles étaient si effrayantes! «Fièvre intense. Le
malade est très agité». Qu'allait-elle encore apprendre de sinistre et de
désespérant?
Et cela durait depuis dix jours, pendant lesquels la pauvre fille avait vécu
comme enveloppée d'une atmosphère d'épouvante.
Cependant, une des ouvrières de Paméla, qui jadis a eu la fièvre typhoïde et
qu'Henriette a interrogée sur la terrible maladie, lui a dit que le danger de
mort, après le neuvième jour, est, sinon tout à fait conjuré, du moins beaucoup
moindre. C'est un préjugé populaire, mais l'espoir d'Henriette l'accepte
passionnément. Elle veut croire, elle croit que la jeunesse d'Armand sortira
victorieuse de la lutte, qu'il guérira, qu'il doit aller mieux déjà. Ce soir,
c'est d'un pas plus assuré qu'elle court au quai Malaquais, c'est presque avec
confiance qu'elle tourne le bec-de-cane de la loge.
Grand Dieu! Sur la table ronde, à côté des cartes de visite amoncelées, elle ne
voit pas cette feuille de papier, ce bulletin médical dont la vue seule la
remplissait de terreur et sur lequel elle se jetait cependant avec une telle
avidité! La mère Renouf, l'air navré, se lève de sa vieille bergère, baisse la
tête, laisse tomber ses bras... Ah! c'est fini! Armand est mort!...
Armand est mort! Un doigt invisible l'a désigné entre tous dans la foule
humaine; une haleine mystérieuse a soufflé sur lui; et cet esprit lumineux, ce
coeur brûlant d'amour, ce regard où flottait l'ombre de tant de beaux et doux
rêves, ce foyer de jeunesse, cette flamme d'espérance, tout cela s'est éteint
brusquement, comme tombe et s'éteint une étoile dans le sombre azur d'une nuit
de septembre!
Armand est mort! Dans deux jours, ses jeunes amis des écoles seront réunis
autour de sa tombe ouverte. Théodore Verdier, sincèrement poète cette fois-là,
lira quelques strophes émues, un touchant adieu. Ensuite les étudiants se
disperseront à travers les allées humides et défeuillées du cimetière, en
s'abandonnant à la fugitive tristesse dont est capable la jeunesse. Puis ils
retourneront à leurs travaux ou à leurs plaisirs, et le souvenir du camarade
disparu s'effacera peu à peu de leur mémoire.
Armand est mort! Près des Invalides, on va suspendre un écriteau jaune à la
porte d'une maison meublée. Dans peu de temps, «la chambre de l'officier
supérieur», rendue à sa destination normale, sera encombrée, dans tous les
coins, de sabres d'ordonnance et de paires de bottes éperonnées. Et la glace
trouble, devant laquelle Henriette remettait son chapeau avant de partir, tandis
qu'Armand la surprenait encore d'un dernier baiser sur la nuque, la glace verte
et ridée ne gardera pas une trace de ces deux charmants visages..
Armand est mort! Au delà des mers et des continents, là-bas, en Extrême-Orient,
le général de Voris, dans sa maison de bambous, recevra, au bout de quelques
semaines, le billet de faire part, maculé par les timbres de la poste et jauni
par le chlore des lazarets; et il songera, plein d'une amère mélancolie, que la
seule femme qu'il ait aimée l'a sacrifié à cet enfant qui ne devait pas vivre.
Armand est mort! Près de l'oreiller où repose sa tête lourde et pâle, qui a
retrouvé pour quelques heures, après le dernier soupir, une jeune et sereine
beauté, sa mère, entourée de femmes en deuil, sa mère, effroyable à voir, se
tord dans une douleur tragique et pousse des cris de bête qu'on égorge, des
aboiements d'Hécube; tandis qu'en bas, dans la loge, sur le lit d'où l'on a ôté
l'édredon rouge, Henriette est étendue, le corsage ouvert, la figure molle de
larmes, et s'évanouit pour la deuxième fois dans les bras de la bonne mère
Renouf, qui lui mouille les tempes avec du vinaigre et lui parle en chantonnant
comme à un enfant malade.



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