PLUME DE POÉSIES
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 Denis Diderot. (1713-1784)CHAPITRE XLII. LES SONGES.

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MessageSujet: Denis Diderot. (1713-1784)CHAPITRE XLII. LES SONGES.   Denis Diderot. (1713-1784)CHAPITRE XLII.  LES SONGES. Icon_minitimeLun 3 Sep - 11:26

CHAPITRE XLII.

LES SONGES.


«Seigneur, dit la favorite à Bloculocus, il faut encore que vous me
rendiez un service. Il m'est passé la nuit dernière par la tête une
foule d'extravagances. C'est un songe; mais Dieu sait quel songe! et
l'on m'a assuré que vous étiez le premier homme du Congo pour déchiffrer
les songes. Dites-moi donc vite ce que signifie celui-ci; et tout de
suite elle lui conta le sien.

-Madame, lui répondit Bloculocus, je suis assez médiocre
onéirocritique...

-Ah! sauvez-moi, s'il vous plaît, les termes de l'art, s'écria la
favorite: laissez là la science, et parlez-moi raison.

-Madame, lui dit Bloculocus, vous allez être satisfaite: j'ai sur les
songes quelques idées singulières; c'est à cela seul que je dois
peut-être l'honneur de vous entretenir, et l'épithète de songe-creux: je
vais vous les exposer le plus clairement qu'il me sera possible.

-Vous n'ignorez pas, madame, continua-t-il, ce que le gros des
philosophes, avec le reste des hommes, débite là-dessus. Les objets,
disent-ils, qui nous ont vivement frappés le jour occupent notre âme
pendant la nuit; les traces qu'ils ont imprimées, durant la veille, dans
les fibres de notre cerveau, subsistent; les esprits animaux, habitués à
se porter dans certains endroits, suivent une route qui leur est
familière; et de là naissent ces représentations involontaires qui nous
affligent ou qui nous réjouissent. Dans ce système, il semblerait qu'un
amant heureux devrait toujours être bien servi par ses rêves; cependant
il arrive souvent qu'une personne qui ne lui est pas inhumaine quand il
veille, le traite en dormant comme un nègre, ou qu'au lieu de posséder
une femme charmante, il ne rencontre dans ses bras qu'un petit monstre
contrefait.

-Voilà précisément mon aventure de la nuit dernière, interrompit
Mangogul; car je rêve presque toutes les nuits; c'est une maladie de
famille: et nous rêvons tous de père en fils, depuis le sultan Togrul
qui rêvait en 743,500,000,002, et qui commença. Or donc, la nuit
dernière, je vous voyais, madame, dit-il à Mirzoza. C'était votre peau,
vos bras, votre gorge, votre col, vos épaules, ces chairs fermes, cette
taille légère, cet embonpoint incomparable, vous-même enfin; à cela près
qu'au lieu de ce visage charmant, de cette tête adorable que je
cherchais, je me trouvai nez à nez avec le museau d'un doguin.

«Je fis un cri horrible; Kotluk, mon chambellan, accourut et me demanda
ce que j'avais: «Mirzoza, lui répondis-je à moitié endormi, vient
d'éprouver la métamorphose la plus hideuse; elle est devenue danoise.»
Kotluk ne jugea pas à propos de me réveiller; il se retira, et je me
rendormis; mais je puis vous assurer que je vous reconnus à merveille,
vous, votre corps et la tête du chien. Bloculocus m'expliquera-t-il ce
phénomène?

-Je n'en désespère pas, répondit Bloculocus, pourvu que Votre Hautesse
convienne avec moi d'un principe fort simple: c'est que tous les êtres
ont une infinité de rapports les uns avec les autres par les qualités
qui leur sont communes; et que c'est un certain assemblage de qualités
qui les caractérise et qui les distingue.

-Cela est clair, répliqua Mirzoza; Ipsifile a des pieds, des mains, une
bouche, comme une femme d'esprit...

-Et Pharasmane, ajouta Mangogul, porte son épée comme un homme de
coeur.

-Si l'on n'est pas suffisamment instruit des qualités dont l'assemblage
caractérise telle ou telle espèce, ou si l'on juge précipitamment que
cet assemblage convient ou ne convient pas à tel ou tel individu, on
s'expose à prendre du cuivre pour de l'or, un strass pour un brillant,
un calculateur pour un géomètre, un phrasier pour un bel esprit, Criton
pour un honnête homme, et Phédime pour une jolie femme, ajouta la
sultane.

-Eh bien, madame, savez-vous ce que l'on pourrait dire, reprit
Bloculocus, de ceux qui portent ces jugements?

-Qu'ils rêvent tout éveillés, répondit Mirzoza.

-Fort bien, madame, continua Bloculocus; et rien n'est plus
philosophique ni plus exact en mille rencontres que cette expression
familière: je crois que vous rêvez; car rien n'est plus commun que des
hommes qui s'imaginent raisonner, et qui ne font que rêver les yeux
ouverts.

-C'est bien de ceux-là, interrompit la favorite, qu'on peut dire, à la
lettre, que toute la vie n'est qu'un songe.

-Je ne peux trop m'étonner, madame, reprit Bloculocus, de la facilité
avec laquelle vous saisissez des notions assez abstraites. Nos rêves ne
sont que des jugements précipités qui se succèdent avec une rapidité
incroyable, et qui, rapprochant des objets qui ne se tiennent que par
des qualités fort éloignées, en composent un tout bizarre.

-Oh! que je vous entends bien, dit Mirzoza; et c'est un ouvrage en
marqueterie, dont les pièces rapportées sont plus ou moins nombreuses,
plus ou moins régulièrement placées, selon qu'on a l'esprit plus vif,
l'imagination plus rapide et la mémoire plus fidèle: ne serait-ce pas
même en cela que consisterait la folie? et lorsqu'un habitant des
Petites-Maisons s'écrie qu'il voit des éclairs, qu'il entend gronder le
tonnerre, et que des précipices s'entr'ouvrent sous ses pieds; ou
qu'Ariadné, placée devant son miroir, se sourit à elle-même, se trouve
les yeux vifs, le teint charmant, les dents belles et la bouche petite,
ne serait-ce pas que ces deux cervelles, dérangées, trompées par des
rapports fort éloignés, regardent des objets imaginaires comme présents
et réels?

-Vous y êtes, madame; oui, si l'on examine bien les fous, dit
Bloculocus, on sera convaincu que leur état n'est qu'un rêve continu.

-J'ai, dit Sélim en s'adressant à Bloculocus, par devers moi quelques
faits auxquels vos idées s'appliquent à merveille: ce qui me détermine à
les adopter. Je rêvai une fois que j'entendais des hennissements, et que
je voyais sortir de la grande mosquée deux files parallèles d'animaux
singuliers; ils marchaient gravement sur leurs pieds de derrière; le
capuchon, dont leurs museaux étaient affublés, percé de deux trous,
laissait sortir deux longues oreilles mobiles et velues; et des manches
fort longues leur enveloppaient les pieds de devant. Je me tourmentai
beaucoup dans le temps pour trouver quelque sens à cette vision; mais je
me rappelle aujourd'hui que j'avais été la veille à Montmartre.

«Une autre fois que nous étions en campagne, commandés par le grand
sultan Erguebzed en personne, et que, harassé d'une marche forcée, je
dormais dans ma tente, il me sembla que j'avais à solliciter au divan la
conclusion d'une affaire importante; j'allai me présenter au conseil de
la régence; mais jugez combien je dus être étonné: je trouvai la salle
pleine de râteliers, d'auges, de mangeoires et de cages à poulets; et je
ne vis dans le fauteuil du grand sénéchal qu'un boeuf qui ruminait; à
la place du séraskier, qu'un mouton de Barbarie; sur le banc du
teftardar, qu'un aigle à bec crochu et à longues serres; au lieu du
kiaia et du cadilesker, que deux gros hiboux en fourrures; et pour
vizirs, que des oies avec des queues de paon: je présentai ma requête,
et j'entendis à l'instant un tintamarre désespéré qui me réveilla.

-Voilà-t-il pas un rêve bien difficile à déchiffrer? dit Mangogul; vous
aviez alors une affaire au divan, et vous fîtes, avant que de vous y
rendre, un tour à la ménagerie; mais moi, seigneur Bloculocus, vous ne
me dites rien de ma tête de chien?

-Prince, répondit Bloculocus, il y a cent à parier contre un que madame
avait, ou que vous aviez aperçu à quelque autre une palatine de queues
de martre, et que les danois vous frappèrent la première fois que vous
en vîtes: il y a là dix fois plus de rapports qu'il n'en fallait pour
exercer votre âme pendant la nuit; la ressemblance de la couleur vous
fit substituer une crinière à une palatine, et tout de suite vous
plantâtes une vilaine tête de chien à la place d'une très-belle tête de
femme.

-Vos idées me paraissent justes, répondit Mangogul; que ne les
mettez-vous au jour? elles pourraient contribuer au progrès de la
divination par les songes, science importante qu'on cultivait beaucoup
il y a deux mille ans, et qu'on a trop négligée depuis. Un autre
avantage de votre système, c'est qu'il ne manquerait pas de répandre des
lumières sur plusieurs ouvrages tant anciens que modernes, qui ne sont
qu'un tissu de rêveries, comme le Traité des idées de Platon, les
Fragments d'Hermès-Trismégiste, les Paradoxes littéraires du père
H...(87), le Newton, l'Optique des couleurs, et la Mathématique
universelle d'un certain bramine(88); par exemple, ne nous diriez-vous
pas, monsieur le devin, ce qu'Orcotome avait vu pendant le jour quand il
rêva son hypothèse? Ce que le père C... avait rêvé quand il se mit à
fabriquer son orgue des couleurs? et quel avait été le songe de
Cléobule, quand il composa sa tragédie?

(87: Le P. Hardouin, jésuite, auteur de l'Apologie d'Homère,
où l'on explique le véritable dessein de son Iliade et de sa
Théomythologie. 1716. Il a aussi retrouvé la situation du paradis
terrestre.)

(88: Le P. Castel, déjà nommé.)

-Avec un peu de méditation j'y parviendrais, seigneur, répondit
Bloculocus; mais je réserve ces phénomènes délicats pour le temps où je
donnerai au public ma traduction de Philoxène, dont je supplie Votre
Hautesse de m'accorder le privilége.

-Très-volontiers, dit Mangogul; mais qu'est-ce que ce Philoxène?

-Prince, reprit Bloculocus, c'est un auteur grec qui a très-bien
entendu la matière des songes.

-Vous savez donc le grec?...

-Moi, seigneur, point du tout.

-Ne m'avez-vous pas dit que vous traduisiez Philoxène, et qu'il avait
écrit en grec?

-Oui, seigneur; mais il n'est pas nécessaire d'entendre une langue pour
la traduire, puisque l'on ne traduit que pour des gens qui ne
l'entendent point.

-Cela est merveilleux, dit le sultan; seigneur Bloculocus, traduisez
donc le grec sans le savoir; je vous donne ma parole que je n'en dirai
mot à personne, et que je ne vous en honorerai pas moins
singulièrement.»

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