Jude et Grazia ou Les malheurs de
l'émigration canadienne
Poème dédié à ses amis
La nuit tombait, tiède et sereine,
Sur les rives du Saguenay:
Dans ses cavernes enchaîné,
Le vent retenait son haleine;
Endormant son bruissement,
Sur le bord des grottes profondes,
Se jouant dans les algues blondes,
Le flot se berçait mollement;
Et, du haut de la berge immense,
Les ombres, planant en silence
Sur le gouffre, en vastes arceaux,
À la voûte d'azur sans voiles,
À la lumière des étoiles
Disputaient le miroir des eaux.
C'était l'heure où le daim timide
Vient savourer l'onde et s'enfuit;
Où le pluvier, d'un vol rapide,
Cherche son gîte pour la nuit;
Où Philomèle, solitaire,
Charme l'écho qui lui répond;
Où le loup-cervier vagabond
Va s'élancer de son repaire
Mais qu'importe aux hôtes des bois
Tout l'éclat que ton sein recèle,
Oh! nuit pleine de douces voix?
Ce n'est pas pour eux qu'étincelle
Ton oeil grave et tendre à la fois
C'est pour attirer sur le fleuve
Deux enfants que l'Amour conduit
Vers cette source, loin du bruit,
Où le trop faible coeur s'abreuve:
Jude appareillant le bateau
Où sourit l'ange qu'il adore:
Brune fleur sur le point d'éclore,
Grazia, l'orgueil du hameau!
Jude avec son calme sourire,
Ses yeux bleus dont l'éclat respire
La douceur et la fermeté,
Sa pensive et mâle figure
Et cet air fier dont la nature,
À son insu, l'avait doté:
Grazia, frêle sensitive,
Où l'amour s'allie au devoir,
Épanchant son âme naïve
Dans le feu de son grand oeil noir:
Beauté suave et sans mélange
Qu'un Raphaël, qu'un Michel-Ange
Serait jaloux de concevoir.
On aime à les voir dans la mise
Si chère à nos bons paysans:
Lui, sous l'habit de laine grise
Aux boutons de corne luisants;
Elle, avec son chapeau de paille
Si coquettement décoré,
Son simple fichu bigarré,
Son mantelet juste à sa taille,
Son jupon de droguet rayé
Et la légère mocassine
Où l'oeil ravi cherche et devine
Un pied petit, mignon, choyé
Chaste rose dont l'éclat brille
Sans d'inutiles ornements,
Cent fois plus belle et plus gentille,
Sous ces modestes vêtements,
Que la superbe paysanne
Si commune, hélas! de nos jours,
Dont la vanité se pavane,
Singeant les modèles des cours,
Sous la toilette flamboyante
Et les ridicules atours
Du sot démon qui la tourmente!
Jude est le fils d'un vieux marin
Qui sommeille sous l'onde amère,
Et Grazia, soir et matin,
Regrette encor sa bonne mère.
Peindrai-je, en quelques mots concis,
De l'un la jeunesse rêveuse,
Son âme vive, aventureuse,
Ses projets longtemps indécis?
Ou bien de l'autre qui s'ignore
L' enj oûment, l'aimable gaîté,
Reflet de la sincérité
Qui l'embellit et qui l'honore?
Dirai-je le coeur généreux
Qui sut enrichir leur enfance
Des vertus qui rendent heureux,
Des premiers dons de la science?
Tous deux ont grandi sous les lois
D'un bon curé du voisinage,
Venu sur cet âpre rivage
Pour y faire adorer la croix.
Son toit, où la pauvreté brille,
N'offre pas les traits séduisants
D'une épouse, de beaux enfants.
Les orphelins sont sa famille!
Dieu seul son maître! et la forêt,
Témoin de son oeuvre féconde,
Pour ses yeux a bien plus d'attrait
Que tous les palais de ce monde!
Déjà de ses deux protégés
Dans sa vive sollicitude,
Les destins par lui sont jugés:
Au sacerdoce il donne Jude;
Et la sensible Grazia,
Ceignant le bandeau des Vestales,
Fuira les passions fatales
Où plus d'une âme s'oublia.
Il voit, se livrant à son zèle,
Le vénérable Père André,
Dans ses voeux un gage assuré
Du bon effet de sa tutelle!
Ainsi, dans les vastes pampas,
Par le prestige du mirage,
Le voyageur croit voir l'image
De mille objets qui n'y sont pas.
Ô puissance mystérieuse!
Amour qui perdit Abélard,
C'est toi qui du noble vieillard
Vas tromper l'espérance heureuse!
C'est toi qu'écoutent ces enfants
Dans le murmure du feuillage,
Dans les bruits divers de la plage
Et dans leurs rêves séduisants!
C'est toi qui, de la solitude
Banissant les tristes ennuis,
Leur fais chercher l'ombre des nuits
Pleins d'une vague inquiétude!
Ah! pourquoi déranger le cours
De leur existence tranquille?
Ah! pourquoi leur ange docile
Ne vient-il pas à leur secours?
Du sein des missions voisines
Où le devoir retient ses pas,
André ne reviendra-t-il pas
Briser les plans que tu combines
Et les soustraire à tes appâts?
Non, déjà la barque rapide,
Déjà le zéphyr qui la guide
Les entraînent le long du bord,
Pareils à ces fleurs fugitives
Que le vent fait tomber des rives,
Pour les livrer au flot qui dort.