La garde
A l'ami LEMEILLEUR
20 juillet 1943
Ben quoi ! T'es surpris, tu m'regardes
T'as l'air, vraiment, tout épaté.
Y a pas qu'les jeun'qui mont'la garde ;
Paraît qu'c'est un boulot d'santé.
J'te dirai pas que j'ai l'sourire,
Car, pour moi, c'est pas du travail.
C'est p't'êtr'pour que l'on puiss'se dire :
Nous somm'les gardiens de ces rails.
Mais qu'est-c'qu'on fout ? Une prom'nade !
La nuit, quand t'en écras'un peu,
On voit un avion qui s'ballade
Et des machin'qui crach'du feu.
D'abord, si tu veux bien l'permettre
V'là du détail dans not'boulot :
On aval'quelques kilomètres
Avec un'cann'comm' « rigolo ».
Alors tu vois, en cas d'grabuge
Pour corriger les saboteurs
On emploierait un subterfuge
En gueulant très fort « Au voleur ».
Qu'importe ! La garde a son charme.
On entend, dans les verts buissons,
Loin du monde et de son vacarme
Des oiseaux, les tendres chansons.
On voit des étoiles qui brillent
Y en a mêm'qui fout'le camp
Comme un vieux zinc qui tombe en vrille
Ah ! ça, mon vieux, c'est gondolant.
Puis, lorsque le jour se lève
C'est beau d'contempler l'horizon
On s'frott'les yeux ; on croit qu'on rêve
Ou qu'on a perdu la raison.
Çà n'est rien. C'est à l'insomnie
Que l'on doit ce dérèglement.
A la fin d'la cérémonie
On s'débin'dardar, et comment.
Vois-tu, mon vieux, j'suis philosophe
Et j'suis patriote, avant tout.
Pourvu qu'y ait pas d'catastrophe
Et que d'la guerre on en voit l'bout.
Alors j'prendrai plein de courage
Cett'gard'qui nous permet d'toucher
Cent gramm'de pain, pas davantage,
Et la chopin'ça t'fais loucher.
Avec ça tu t'sens plus à l'aise
Et pis, vois-tu, foi d'purotin
Tu peux chanter « la Marseillaise »
Quand l'soleil brill' dans l'clair matin.
Honoré HARMAND
Souvenir d'un soir de garde