PLUME DE POÉSIES
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 Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) XXXVII. La veille de la bataille

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MessageSujet: Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) XXXVII. La veille de la bataille   Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) XXXVII. La veille de la bataille Icon_minitimeDim 14 Avr - 18:58

XXXVII. La veille de la bataille

Raoul fut tiré de ces sombres réflexions par l’hôte, qui entra
précipitamment dans la chambre où venait de se passer la scène que
nous avons racontée, en criant:

- Les Espagnols! les Espagnols!

Ce cri était assez grave pour que toute préoccupation fît place à
celle qu’il devait causer. Les jeunes gens demandèrent quelques
informations et apprirent que l’ennemi s’avançait effectivement
par Houdin et Béthune.

Tandis que M. d’Arminges donnait les ordres pour que les chevaux,
qui se rafraîchissaient, fussent mis en état de partir, les deux
jeunes gens montèrent aux plus hautes fenêtres de la maison qui
dominaient les environs, et virent effectivement poindre du côté
de Hersin et de Lens un corps nombreux d’infanterie et de
cavalerie. Cette fois, ce n’était plus une troupe nomade de
partisans, c’était toute une armée.

Il n’y avait donc d’autre parti à prendre qu’à suivre les sages
instructions de M. d’Arminges et à battre en retraite.

Les jeunes gens descendirent rapidement. M. d’Arminges était déjà
à cheval. Olivain tenait en main les deux montures des jeunes
gens, et les laquais du comte de Guiche gardaient soigneusement
entre eux le prisonnier espagnol, monté sur un bidet qu’on venait
d’acheter à son intention. Pour surcroît de précaution, il avait
les mains liées.

La petite troupe prit au trot le chemin de Cambrin, où l’on
croyait trouver le prince; mais il n’y était plus depuis la veille
et s’était retiré à La Bassée, une fausse nouvelle lui ayant
appris que l’ennemi devait passer la Lys à Estaire.

En effet, trompé par ces renseignements, le prince avait retiré
ses troupes de Béthune, concentré toutes ses forces entre Vieille-
Chapelle et La Venthie, et lui-même, après la reconnaissance sur
toute la ligne avec le maréchal de Grammont, venait de rentrer et
de se mettre à table, interrogeant les officiers, qui étaient
assis à ses côtés, sur les renseignements qu’il avait chargé
chacun d’eux de prendre; mais nul n’avait de nouvelles positives.
L’armée ennemie avait disparu depuis quarante-huit heures et
semblait s’être évanouie.

Or, jamais une armée ennemie n’est si proche et par conséquent si
menaçante que lorsqu’elle a disparu complètement. Le prince était
donc maussade et soucieux contre son habitude, lorsqu’un officier
de service entra et annonça au maréchal de Grammont que quelqu’un
demandait à lui parler.

Le duc de Grammont prit du regard la permission du prince et
sortit.

Le prince le suivit des yeux, et ses regards restèrent fixés sur
la porte, personne n’osant parler, de peur de le distraire de sa
préoccupation.

Tout à coup un bruit sourd retentit; le prince se leva vivement en
étendant la main du côté d’où venait le bruit. Ce bruit lui était
bien connu, c’était celui du canon.

Chacun s’était levé comme lui.

En ce moment la porte s’ouvrit.

- Monseigneur, dit le maréchal de Grammont radieux, Votre Altesse
veut-elle permettre que mon fils, le comte de Guiche, et son
compagnon de voyage, le vicomte de Bragelonne, viennent lui donner
des nouvelles de l’ennemi que nous cherchons, nous, et qu’ils ont
trouvé, eux?

- Comment donc! dit vivement le prince, si je le permets! non
seulement je le permets, mais je le désire. Qu’ils entrent.

Le maréchal poussa les deux jeunes gens, qui se trouvèrent en face
du prince.

- Parlez, messieurs, dit le prince en les saluant, parlez
d’abord; ensuite nous nous ferons les compliments d’usage. Le plus
pressé pour nous tous maintenant est de savoir où est l’ennemi et
ce qu’il fait.

C’était au comte de Guiche que revenait naturellement la parole;
non seulement il était le plus âgé des deux jeunes gens, mais
encore il était présenté au prince par son père. D’ailleurs, il
connaissait depuis longtemps le prince, que Raoul voyait pour la
première fois.

Il raconta donc au prince ce qu’ils avaient vu de l’auberge de
Mazingarbe.

Pendant ce temps, Raoul regardait ce jeune général déjà si fameux
par les batailles de Rocroy, de Fribourg et de Nordlingen.

Louis de Bourbon, prince de Condé, que, depuis la mort de Henri de
Bourbon, son père, on appelait, par abréviation et selon
l’habitude du temps, Monsieur le Prince, était un jeune homme de
vingt-six à vingt-sept ans à peine, au regard d’aigle, _agl’occhi
grifani_, comme dit Dante, au nez recourbé, aux longs cheveux
flottant par boucles, à la taille médiocre mais bien prise, ayant
toutes les qualités d’un grand homme de guerre, c’est-à-dire coup
d’oeil, décision rapide, courage fabuleux; ce qui ne l’empêchait
pas d’être en même temps homme d’élégance et d’esprit, si bien
qu’outre la révolution qu’il faisait dans la guerre par les
nouveaux aperçus qu’il y portait, il avait aussi fait révolution à
Paris parmi les jeunes seigneurs de la cour, dont il était le chef
naturel, et qu’en opposition aux élégants de l’ancienne cour, dont
Bassompierre, Bellegarde et le duc d’Angoulême avaient été les
modèles, on appelait les petits-maîtres.

Aux premiers mots du comte de Guiche et à la direction de laquelle
venait le bruit du canon, le prince avait tout compris. L’ennemi
avait dû passer la Lys à Saint-Venant et marchait sur Lens, dans
l’intention sans doute de s’emparer de cette ville et de séparer
l’armée française de la France. Ce canon qu’on entendait, dont les
détonations dominaient de temps en temps les autres, c’étaient des
pièces de gros calibre qui répondaient au canon espagnol et
lorrain.

Mais de quelle force était cette troupe? Était-ce un corps destiné
à produire une simple diversion? était-ce l’armée tout entière?

C’était la dernière question du prince, à laquelle il était
impossible à de Guiche de répondre.

Or, comme c’était la plus importante, c’était aussi celle à
laquelle surtout le prince eût désiré une réponse exacte, précise,
positive.

Raoul alors surmonta le sentiment bien naturel de timidité qu’il
sentait, malgré lui, s’emparer de sa personne en face du prince,
et se rapprochant de lui:

- Monseigneur me permettra-t-il de hasarder sur ce sujet quelques
paroles qui peut-être le tireront d’embarras? dit-il.

Le prince se retourna et sembla envelopper tout entier le jeune
homme dans un seul regard; il sourit en reconnaissant en lui un
enfant de quinze ans à peine.

- Sans doute, monsieur, parlez, dit-il en adoucissant sa voix
brève et accentuée, comme s’il eût cette fois adressé la parole à
une femme.

- Monseigneur, répondit Raoul en rougissant, pourrait interroger
le prisonnier espagnol.

- Vous avez fait un prisonnier espagnol? s’écria le prince.

- Oui, Monseigneur.

- Ah! c’est vrai, répondit de Guiche, je l’avais oublié.

- C’est tout simple, c’est vous qui l’avez fait, comte, dit Raoul
en souriant.

Le vieux maréchal se retourna vers le vicomte reconnaissant de cet
éloge donné à son fils, tandis que le prince s’écriait:

- Le jeune homme a raison, qu’on amène le prisonnier.

Pendant ce temps, le prince prit de Guiche à part et l’interrogea
sur la manière dont ce prisonnier avait été fait, et lui demanda
quel était ce jeune homme.

- Monsieur, dit le prince en revenant vers Raoul, je sais que
vous avez une lettre de ma soeur, madame de Longueville, mais je
vois que vous avez préféré vous recommander vous-même en me
donnant un bon avis.

- Monseigneur, dit Raoul en rougissant, je n’ai point voulu
interrompre Votre Altesse dans une conversation aussi importante
que celle qu’elle avait entamée avec M. le comte. Mais voici la
lettre.

- C’est bien, dit le prince, vous me la donnerez plus tard. Voici
le prisonnier, pensons au plus pressé.

En effet, on amenait le partisan. C’était un de ces condottieri
comme il en restait encore à cette époque, vendant leur sang à qui
voulait l’acheter et vieillis dans la ruse et le pillage. Depuis
qu’il avait été pris, il n’avait pas prononcé une seule parole; de
sorte que ceux qui l’avaient pris ne savaient pas eux-mêmes à
quelle nation il appartenait.

Le prince le regarda d’un air d’indicible défiance.

- De quelle nation es-tu? demanda le prince.

Le prisonnier répondit quelques mots en langue étrangère.

- Ah! ah! il paraît qu’il est Espagnol. Parlez-vous espagnol,
Grammont?

- Ma foi, Monseigneur, fort peu.

- Et moi, pas du tout, dit le prince en riant; messieurs, ajouta-
t-il en se retournant vers ceux qui l’environnaient, y a-t-il
parmi vous quelqu’un qui parle espagnol et qui veuille me servir
d’interprète?

- Moi, Monseigneur, dit Raoul.

- Ah! vous parlez espagnol?

- Assez, je crois, pour exécuter les ordres de Votre Altesse en
cette occasion.

Pendant tout ce temps, le prisonnier était resté impassible et
comme s’il n’eût pas compris le moins du monde de quelle chose il
s’agissait.

- Monseigneur vous a fait demander de quelle nation vous êtes,
dit le jeune homme dans le plus pur castillan.

-_ Ich bin ein Deutscher_, répondit le prisonnier.

- Que diable dit-il? demanda le prince, et quel nouveau baragouin
est celui-là?

- Il dit qu’il est Allemand, Monseigneur, reprit Raoul; cependant
j’en doute, car son accent est mauvais et sa prononciation
défectueuse.

- Vous parlez donc allemand aussi? demanda le prince.

- Oui, Monseigneur, répondit Raoul.

- Assez pour l’interroger dans cette langue?

- Oui, Monseigneur.

- Interrogez-le donc, alors.

Raoul commença l’interrogatoire, mais les faits vinrent à l’appui
de son opinion. Le prisonnier n’entendait pas ou faisait semblant
de ne pas entendre ce que Raoul lui disait, et Raoul, de son côté,
comprenait mal ses réponses mélangées de flamand et d’alsacien.
Cependant, au milieu de tous les efforts du prisonnier pour éluder
un interrogatoire en règle, Raoul avait reconnu l’accent naturel à
cet homme.

- _Non siete Spagnuolo_, dit-il, _non siete Tedesco, siete
Italiano._

Le prisonnier fit un mouvement et se mordit les lèvres.

- Ah! ceci, je l’entends à merveille, dit le prince de Condé, et
puisqu’il est Italien, je vais continuer l’interrogatoire. Merci,
vicomte, continua le prince en riant, je vous nomme, à partir de
ce moment, mon interprète.

Mais le prisonnier n’était pas plus disposé à répondre en italien
que dans les autres langues; ce qu’il voulait, c’était éluder les
questions. Aussi ne savait-il rien, ni le nombre de l’ennemi, ni
le nom de ceux qui le commandaient, ni l’intention de la marche de
l’armée.

- C’est bien, dit le prince, qui comprit les causes de cette
ignorance; cet homme a été pris pillant et assassinant; il aurait
pu racheter sa vie en parlant, il ne veut pas parler, emmenez-le
et passez-le par les armes.

Le prisonnier pâlit, les deux soldats qui l’avaient emmené le
prirent chacun par un bras et le conduisirent vers la porte,
tandis que le prince, se retournant vers le maréchal de Grammont,
paraissait déjà avoir oublié l’ordre qu’il avait donné.

Arrivé au seuil de la porte, le prisonnier s’arrêta; les soldats,
qui ne connaissaient que leur consigne, voulurent le forcer à
continuer son chemin.

- Un instant, dit le prisonnier en français: je suis prêt à
parler, Monseigneur.

- Ah! ah! dit le prince en riant, je savais bien que nous
finirions par là. J’ai un merveilleux secret pour défier les
langues; jeunes gens, faites-en votre profit pour le temps où vous
commanderez à votre tour.

- Mais à la condition, continua le prisonnier, que Votre Altesse
me jurera la vie sauve.

- Sur ma foi de gentilhomme, dit le prince.

- Alors, interrogez, Monseigneur.

- Où l’armée a-t-elle passé la Lys?

- Entre Saint-Venant et Aire.

- Par qui est-elle commandée?

- Par le comte de Fuensaldagna, par le général Beck et par
l’archiduc en personne.

- De combien d’hommes se compose-t-elle?

- De dix-huit mille hommes et de trente-six pièces de canon.

- Et elle marche?

- Sur Lens.

- Voyez-vous, messieurs! dit le prince en se retournant d’un air
de triomphe vers le maréchal de Grammont et les autres officiers.

- Oui, Monseigneur, dit le maréchal, vous avez deviné tout ce
qu’il était possible au génie humain de deviner.

- Rappelez Le Plessis-Bellièvre, Villequier et d’Erlac dit le
prince, rappelez toutes les troupes qui sont en deçà de la Lys,
qu’elles se tiennent prêtes à marcher cette nuit: demain, selon
toute probabilité, nous attaquons l’ennemi.

- Mais, Monseigneur, dit le maréchal de Grammont, songez qu’en
réunissant tout ce que nous avons d’hommes disponibles, nous
atteindrons à peine le chiffre de 13.000 hommes.

- Monsieur le maréchal, dit le prince avec cet admirable regard
qui n’appartenait qu’à lui, c’est avec les petites armées qu’on
gagne les grandes batailles.

Puis se retournant vers le prisonnier:

- Que l’on emmène cet homme, et qu’on le garde soigneusement à
vue. Sa vie repose sur les renseignements qu’il nous a donnés:
s’ils sont faux, qu’on le fusille.

On emmena le prisonnier.

- Comte de Guiche, reprit le prince, il y a longtemps que vous
n’avez vu votre père, restez près de lui. Monsieur, continua-t-il
en s’adressant à Raoul, si vous n’êtes pas trop fatigué, suivez-
moi.

- Au bout du monde! Monseigneur, s’écria Raoul, éprouvant pour ce
jeune général, qui lui paraissait si digne de sa renommée, un
enthousiasme inconnu.

Le prince sourit; il méprisait les flatteurs, mais estimait fort
les enthousiastes.

- Allons, monsieur, dit-il, vous êtes bon au conseil, nous venons
de l’éprouver; demain nous verrons comment vous êtes à l’action.

- Et moi, Monseigneur, dit le maréchal, que ferai-je?

- Restez pour recevoir les troupes; ou je reviendrai les chercher
moi-même, ou je vous enverrai un courrier pour que vous me les
ameniez. Vingt gardes des mieux montés c’est tout ce dont j’ai
besoin pour mon escorte.

- C’est bien peu, dit le maréchal.

- C’est assez, dit le prince. Avez-vous un bon cheval, monsieur
de Bragelonne?

- Le mien a été tué ce matin, Monseigneur, et je monte
provisoirement celui de mon laquais.

- Demandez et choisissez vous-même dans mes écuries celui qui
vous conviendra. Pas de fausse honte, prenez le cheval qui vous
semblera le meilleur. Vous en aurez besoin ce soir peut-être, et
demain certainement.

Raoul ne se le fit pas dire deux fois; il savait qu’avec les
supérieurs, et surtout quand ces supérieurs sont princes, la
politesse suprême est d’obéir sans retard et sans raisonnements;
il descendit aux écuries, choisit un cheval andalou de couleur
isabelle, le sella, le brida lui-même, - car Athos lui avait
recommandé, au moment du danger, de ne confier ces soins
importants à personne, - et il vint rejoindre le prince qui, en
ce moment, montait à cheval.

- Maintenant, monsieur, dit-il à Raoul, voulez-vous me remettre
la lettre dont vous êtes porteur?

Raoul tendit la lettre au prince.

- Tenez-vous près de moi, monsieur, dit celui-ci.

Le prince piqua des deux, accrocha sa bride au pommeau de sa selle
comme il avait l’habitude de le faire quand il voulait avoir les
mains libres, décacheta la lettre de Mme de Longueville et partit
au galop sur la route de Lens, accompagné de Raoul, et suivi de sa
petite escorte; tandis que les messagers qui devaient rappeler les
troupes partaient de leur côté à franc étrier dans des directions
opposées.

Le prince lisait tout en courant.

- Monsieur, dit-il après un instant, on me dit le plus grand bien
de vous; je n’ai qu’une chose à vous apprendre, c’est que, d’après
le peu que j’ai vu et entendu, j’en pense encore plus qu’on ne
m’en dit.

Raoul s’inclina.

Cependant, à chaque pas qui conduisait la petite troupe vers Lens,
les coups de canon retentissaient plus rapprochés. Le regard du
prince était tendu vers ce bruit avec la fixité de celui d’un
oiseau de proie. On eût dit qu’il avait la puissance de percer les
rideaux d’arbres qui s’étendaient devant lui et qui bornaient
l’horizon.

De temps en temps les narines du prince se dilataient, comme s’il
avait eu hâte de respirer l’odeur de la poudre, et il soufflait
comme son cheval.

Enfin on entendit le canon de si près qu’il était évident qu’on
n’était plus guère qu’à une lieue du champ de bataille. En effet,
au détour du chemin, on aperçut le petit village d’Annay.

Les paysans étaient en grande confusion; le bruit des cruautés des
Espagnols s’était répandu et effrayait chacun; les femmes avaient
déjà fui, se retirant vers Vitry; quelques hommes restaient seuls.

À la vue du prince, ils accoururent; un d’eux le reconnut.

- Ah! Monseigneur, dit-il, venez-vous chasser tous ces gueux
d’Espagnols et tous ces pillards de Lorrains?

- Oui, dit le prince, si tu veux me servir de guide.

- Volontiers, Monseigneur; où Votre Altesse veut-elle que je la
conduise?

- Dans quelque endroit élevé, d’où je puisse découvrir Lens et
ses environs.

- J’ai votre affaire, en ce cas.

- Je puis me fier à toi, tu es bon Français?

- Je suis un vieux soldat de Rocroy, Monseigneur.

- Tiens, dit le prince en lui donnant sa bourse, voilà pour
Rocroy. Maintenant, veux-tu un cheval ou préfères-tu aller à pied?

- À pied, Monseigneur, à pied, j’ai toujours servi dans
l’infanterie. D’ailleurs, je compte faire passer Votre Altesse par
des chemins où il faudra bien qu’elle mette pied à terre.

- Viens donc, dit le prince, et ne perdons pas de temps.

Le paysan partit, courant devant le cheval du prince; puis, à cent
pas du village, il prit par un petit chemin perdu au fond d’un
joli vallon. Pendant une demi-lieue, on marcha ainsi sous un
couvert d’arbres, les coups de canon retentissant si près qu’on
eût dit à chaque détonation qu’on allait entendre siffler le
boulet. Enfin, on trouva un sentier qui quittait le chemin pour
s’escarper au flanc de la montagne. Le paysan prit le sentier en
invitant le prince à le suivre. Celui-ci mit pied à terre, ordonna
à un de ses aides de camp et à Raoul d’en faire autant, aux autres
d’attendre ses ordres en se gardant et se tenant sur le qui-vive,
et il commença de gravir le sentier.

Au bout de dix minutes, on était arrivé aux ruines d’un vieux
château; ces ruines couronnaient le sommet d’une colline du haut
de laquelle on dominait tous les environs. À un quart de lieue à
peine, on découvrait Lens aux abois, et, devant Lens, toute
l’armée ennemie.

D’un seul coup d’oeil, le prince embrassa l’étendue qui se
découvrait à ses yeux depuis Lens jusqu’à Vimy. En un instant,
tout le plan de la bataille qui devait le lendemain sauver la
France pour la seconde fois d’une invasion se déroula dans son
esprit. Il prit un crayon, déchira une page de ses tablettes et
écrivit:

«Mon cher maréchal,

«Dans une heure Lens sera au pouvoir de l’ennemi. Venez me
rejoindre; amenez avec vous toute l’armée. Je serai à Vendin pour
lui faire prendre sa position. Demain nous aurons repris Lens et
battu l’ennemi.»

Puis, se retournant vers Raoul:

- Allez, monsieur, dit-il, partez à franc étrier et remettez
cette lettre à M. de Grammont.

Raoul s’inclina, prit le papier, descendit rapidement la montagne,
s’élança sur son cheval et partit au galop.

Un quart d’heure après il était près du maréchal.

Une partie des troupes était déjà arrivée, on attendait le reste
d’instant en instant.

Le maréchal de Grammont se mit à la tête de tout ce qu’il avait
d’infanterie et de cavalerie disponible, et prit la route de
Vendin, laissant le duc de Châtillon pour attendre et amener le
reste.

Toute l’artillerie était en mesure de partir à l’instant même et
se mit en marche.

Il était sept heures du soir lorsque le maréchal arriva au rendez-
vous. Le prince l’y attendait. Comme il l’avait prévu, Lens était
tombé au pouvoir de l’ennemi presque aussitôt après le départ de
Raoul. La cessation de la canonnade avait annoncé d’ailleurs cet
événement.

On attendit la nuit. À mesure que les ténèbres s’avançaient, les
troupes mandées par le prince arrivaient successivement. On avait
ordonné qu’aucune d’elles ne battît le tambour ni ne sonnât de la
trompette.

À neuf heures, la nuit était tout à fait venue. Cependant un
dernier crépuscule éclairait encore la plaine. On se mit en marche
silencieusement, le prince conduisant la colonne.

Arrivée au-delà d’Annay, l’armée aperçut Lens; deux ou trois
maisons étaient en flammes, et une sourde rumeur qui indiquait
l’agonie d’une ville prise d’assaut arrivait jusqu’aux soldats.

Le prince indiqua à chacun son poste: le maréchal de Grammont
devait tenir l’extrême gauche et devait s’appuyer à Méricourt; le
duc de Châtillon formait le centre; enfin le prince, qui formait
l’aile droite, resterait en avant d’Annay.

L’ordre de bataille du lendemain devait être le même que celui des
positions prises la veille. Chacun en se réveillant se trouverait
sur le terrain où il devait manoeuvrer.

Le mouvement s’exécuta dans le plus profond silence et avec la
plus grande précision. À dix heures, chacun tenait sa position, à
dix heures et demie, le prince parcourut les postes et donna
l’ordre du lendemain.

Trois choses étaient recommandées par-dessus toutes aux chefs, qui
devaient veiller à ce que les soldats les observassent
scrupuleusement. La première, que les différents corps se
regarderaient bien marcher, afin que la cavalerie et l’infanterie
fussent bien sur la même ligne et que chacun gardât ses
intervalles.

La seconde, de n’aller à la charge qu’au pas.

La troisième, de laisser tirer l’ennemi le premier.

Le prince donna le comte de Guiche à son père et retint pour lui
Bragelonne; mais les deux jeunes gens demandèrent à passer cette
nuit ensemble, ce qui leur fut accordé.

Une tente fut posée pour eux près de celle du maréchal. Quoique la
journée eût été fatigante, ni l’un ni l’autre n’avaient besoin de
dormir.

D’ailleurs c’est une chose grave et imposante, même pour les vieux
soldats, que la veille d’une bataille; à plus forte raison pour
deux jeunes gens qui allaient voir ce terrible spectacle pour la
première fois.

La veille d’une bataille, on pense à mille choses qu’on avait
oubliées jusque-là et qui vous reviennent alors à l’esprit. La
veille d’une bataille, les indifférents deviennent des amis, les
amis deviennent des frères.

Il va sans dire que si on a au fond du coeur quelque sentiment
plus tendre, ce sentiment atteint tout naturellement le plus haut
degré d’exaltation auquel il puisse atteindre.

Il faut croire que chacun des deux jeunes gens éprouvait quelque
sentiment car au bout d’un instant, chacun d’eux s’assit à une
extrémité de la tente et se mit à écrire sur ses genoux.

Les épîtres furent longues, les quatre pages se couvrirent
successivement de lettres fines et rapprochées. De temps en temps
les deux jeunes gens se regardaient en souriant. Ils se
comprenaient sans rien dire; ces deux organisations élégantes et
sympathiques étaient faites pour s’entendre sans se parler.

Les lettres finies, chacun mit la sienne dans deux enveloppes, où
nul ne pouvait lire le nom de la personne à laquelle elle était
adressée qu’en déchirant la première enveloppe; puis tous deux
s’approchèrent l’un de l’autre et échangèrent leurs lettres en
souriant.

- S’il m’arrivait malheur, dit Bragelonne.

- Si j’étais tué, dit de Guiche.

- Soyez tranquille, dirent-ils tous deux.

Puis ils s’embrassèrent comme deux frères, s’enveloppèrent chacun
dans son manteau et s’endormirent de ce sommeil jeune et gracieux
dont dorment les oiseaux, les fleurs et les enfants.
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