SULTAN MOURAD
Mourad, fils du sultan Bajazet, fut un homme
Glorieux, plus qu'aucun des Tibères de Rome;
Dans son sérail veillaient des lions accroupis,
Et Mourad en couvrit de meurtres les tapis;
On y voyait blanchir des os entre les dalles;
Un long fleuve de sang de dessous ses sandales
Sortait, et s'épandait sur la terre, inondant
L'Orient, et fumant dans l'ombre à l'Occident;
Il fit un tel carnage avec son cimeterre
Que son cheval semblait au monde une panthère;
Sous lui Smyrne et Tunis, qui regretta ses beys,
Furent comme des corps qui pendent aux gibets;
Il fut sublime; il prit, mêlant la force aux ruses,
La Caucase aux Kirghis et le Liban aux Druses;
Il fit, après l'assaut, pendre les magistrats
D'Éphèse, rouer vifs les prêtres de Patras;
Grâce à Mourad, suivi des victoires rampantes,
Le vautour essuyait son bec fauve aux charpentes
Du temple de Thésée encor pleine de clous;
Grâce à lui, l'on voyait dans Athènes des loups,
Et la ronce couvrait de sa verte tunique
Tous ces vieux pans de murs écroulés, Salonique,
Corinthe, Argos, Varna, Tyr, Didymotichos,
Où l'on n'entendait plus parler que les échos;
Mourad fut saint; il fit étrangler ses huit frères;
Comme les deux derniers, petits, cherchaient leurs mères
Et s'enfuyaient, avant de les faire mourir,
Tout autour de la chambre il les laissa courir;
Mourad, parmi la foule invitée à ses fêtes,
Passait, cangiar à la main, et les têtes
S'envolaient de son sabre ainsi que des oiseaux;
Mourad, qui ruina Delphe, Ancyre et Naxos,
Comme on cueille un fruit mûr, tuait une province;
Il anéantissait le peuple avec le prince,
Les temples et les dieux, les rois et les donjons;
L'eau n'a pas plus d'essaims d'insectes dans ses joncs
Qu'il n'avait de rois morts et de spectres épiques
Volant autour de lui dans les forêts de piques;
Mourad, fils étoilé des sultans triomphants,
Ouvrit, l'un après l'autre et vivants, douze enfants
Pour trouver dans leur ventre une pomme volée;
Mourad fut magnanime; il détruisit Élée,
Mégare et Famagouste avec l'aide d'Allah;
Il effaça de terre Agrigente; il brûla
Fiume et Rhode, voulant avoir des femmes blanches;
Il fit scier son oncle Achmet entre deux planches,
De cèdre, afin de faire honneur à ce vieillard;
Mourad fut sage et fort; son père mourut tard,
Mourad l'aida; ce père avait laissé vingt femmes,
Filles d'Europe ayant dans leurs regards des âmes,
Ou filles de Tiflis au sein blanc, au teint clair;
Sultan Mourad jeta ces femmes à la mer
Dans des sacs convulsifs que la houle profonde
Emporta, se tordant confusément sous l'onde;
Mourad les fit noyer toutes; ce fut sa loi;
Et, quand quelque santon lui demandait pourquoi,
Il donnait pour raison: -C'est qu'elles étaient grosses.-
D'Aden et d'Erzeroum il fit de larges fosses,
Un charnier de Modon vaincue, et trois amas
De cadavres d'Alep, de Brousse et de Damas;
Un jour, tirant de l'arc, il prit son fils pour cible,
Et le tua; Mourad sultan fut invincible:
Vlad, boyard de Tarvis, appelé Belzébuth,
Refuse de payer au sultan le tribut,
Prend l'ambassade turque et la fait périr toute
Sur trente pals, plantés aux deux bords d'une route;
Mourad accourt, brûlant moissons, granges, greniers;
Bat le boyard, lui fait vingt mille prisonniers,
Puis, autour de l'immense et noir champ de bataille,
Bâtit un large mur tout en pierre de taille,
Et fait dans les créneaux, pleins d'affreux cris plaintifs,
Maçonner et murer les vingt mille captifs,
Laissant des trous par où l'on voit leurs yeux dans l'ombre;
Et part, après avoir écrit sur le mur sombre:
-Mourad, tailleur de pierre, à Vlad, planteur de pieux.-
Mourad était croyant, Mourad était pieux;
Il brûla cent couvents de chrétiens en Eubée,
Où par hasard sa foudre était un jour tombée;
Mourad fut quarante ans l'éclatant meurtrier
Sabrant le monde, ayant Dieu sous son étrier;
Il eut le Rhamseïon et le Généralife;
Il fut le padischah, l'empereur, le calife,
Et les prêtres disaient: -Allah! Mourad est grand.-