PLUME DE POÉSIES
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 Gérard De Nerval (1808-1855) II. Episode

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Inaya
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Inaya


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Gérard De Nerval (1808-1855) II. Episode Empty
MessageSujet: Gérard De Nerval (1808-1855) II. Episode   Gérard De Nerval (1808-1855) II. Episode Icon_minitimeJeu 30 Aoû - 20:08

II. Episode

A l'époque où Nicolas travaillait encore chez Knapen, il allait souvent se
promener le soir le long des quais de l'île Saint-Louis, lieu qu'il
affectionnait à cause de la vue, dont on y jouissait alors, des deux rives de la
Seine, couvertes à cette époque de cultures verdoyantes et de jardins. Il y
restait d'ordinaire jusqu'au coucher du soleil. Revenant un soir par le quai
Saint-Michel, il remarqua en passant une femme enveloppée dans un capuchon de
satin noir, et accompagnée d'un homme mûr coiffé d'une perruque carrée à trois
marteaux, lequel pouvait être son mari ou son intendant. Le pied de cette dame,
chaussé d'une mule verte, le ravit en admiration, - on sait que c'était là son
faible, - et il ne pouvait en son esprit le comparer qu'à celui de Mme Parangon
ou à celui de la duchesse de Choiseul. La figure était cachée; il se borna à
conclure du pied au reste de la personne, selon le système que Buffon a appliqué
à l'étude des races.
Il eut l'idée de suivre ce couple mystérieux, il vit bientôt l'homme mûr et la
dame descendre le pont et s'enfoncer dans la rue Saint-Jacques jusqu'à
l'embranchement qu'elle forme avec la rue Saint-Séverin. Arrivé là, l'homme
indiqua à la dame une porte d'allée, la regarda entrer, s'assura qu'elle était
reçue dans la maison, puis il s'éloigna. Ce qui intriguait le plus Nicolas de
cette séparation du couple qu'il avait suivi, c'est que la maison où était
entrée la dame lui était connue pour un logis assez suspect; c'était un de ces
tripots où joueurs et femmes parées de toute sorte s'assemblaient autour d'un
tapis de pharaon. Il entra résolument, prit place à la table sans affectation,
et examina toutes les mules des dames attablées, qui de temps en temps se
levaient et parcouraient la salle. Aucune n'avait de mule verte; aucune surtout
n'avait ni le pied de Mme Parangon ni celui de Mme de Choiseul. Qu'était donc
devenue la femme voilée?... Il finit par se décider à le demander à la dame qui
présidait à la table de jeu; mais, en approchant d'elle, Nicolas reconnut sous
la parure étincelante, sous les ajustements hasardés de cette personne, une
compatriote, une femme de Nitri, - autrefois fort belle, - alors tombée dans la
classe des baronnes de lansquenet. La reconnaissance fut touchante. La baronne
se souvint d'avoir fait, lorsqu'elle n'était que paysanne, danser sur ses genoux
le jeune Nicolas.
- Que viens-tu faire ici? lui dit-elle: quoi que je puisse être aujourd'hui,
j'ai peine à voir que le fils d'honnêtes gens se trouve dans un pareil lieu.
Nicolas lui raconta son amour subit pour la mule verte et surtout pour le pied
délicat qu'elle supportait sur son talon évidé, haut de trois pouces.
- Comment se fait-il que je l'aie vue entrer, dit-il, et qu'elle ne soit pas
ici?
- Elle est ici, dit la baronne; elle est dans la chambre voisine qui donne sur
ce salon par une porte vitrée... Tiens-toi bien, elle te regarde peut-être.
- Moi? dit Nicolas.
- Ainsi que ces messieurs... C'est une grande dame, curieuse de connaître ce qui
se passe dans ces maisons qui leur sont interdites, et si...
- Si...
- Enfin, je te l'ai dit, pose-toi bien... sois gracieux!
Nicolas n'y comprenait rien. L'heure du souper était venue. Le jeu fut
interrompu, et toute la société prit part à ce banquet, qui est d'usage dans ces
sortes de maisons vers une heure du matin. Cependant la dame à la mule verte ne
paraissait pas; tout à coup la maîtresse de la maison, qui était sortie un
instant de la salle, revient près de Nicolas et lui dit à l'oreille: - Vous avez
plu... je suis contente de voir ce bonheur arriver à un garçon de notre pays.
Seulement résignez-vous, il y a une condition... Vous ne la verrez pas! C'est
bien assez d'avoir vu déjà sa mule verte.
Le lendemain matin, Nicolas se réveilla dans une des chambres de la maison. Le
rêve avait disparu. C'était l'histoire de l'Amour et Psyché retournée: Psyché
s'était envolée avant l'aurore, l'Amour restait seul. Nicolas, un peu confus,
encore plus charmé, essaya d'interroger l'hôtesse; mais c'était une femme
discrète et certainement payée pour l'être. Elle voulut même persuader à Nicolas
qu'il était venu dans la maison un peu animé par quelque boisson généreuse... et
qu'enfin il avait rêvé. Nicolas, qui ne buvait que de l'eau, n'admit pas cette
supposition.
- Eh bien! lui dit la Massé (elle s'appelait ainsi), maintenant, tremble. Tu
ignores quelle est cette dame à la mule verte... Tu ne le sauras jamais.
- Quoi! je ne pourrai la revoir?
- Tu ne l'as pas vue.
- La retrouver?...
- Prends garde d'essayer seulement de suivre sa trace. D'ailleurs elle ne
portera plus de mules vertes, sois-en assuré. Tu ne la rencontreras plus à pied,
comme hier au soir. Oublie tout cela.
Et, pour appuyer ce conseil, elle lui remit une bourse pleine de pistoles que
Nicolas jeta à terre avec indignation. Ce fut seulement quelque temps plus tard,
dans quelques salons littéraires où il raconta cette aventure, qu'il entrevit
là-dessous un mystère relatif à quelque grande dame; mais à peine à cette époque
osait-on appuyer sur de telles suppositions. On s'étonnera également
aujourd'hui, d'après les allures des héros de romans modernes, qu'il n'eût pas
fait l'impossible pour retrouver la dame inconnue; mais un pauvre imprimeur
presque sans ressource avait trop à risquer dans une telle recherche. Son coeur,
du reste, changeait facilement d'objet.
Quinze ans plus tard (1771), Nicolas s'éloigne de Paris pour remplir un triste
devoir. Il est sur le coche de Sens; triste et pensif, il regarde avec désespoir
une compagnie de dames élégamment vêtues, qui causent et rient sur l'arrière du
bateau: "Que de gens, s'écrie-t-il, moins malheureux que moi!... Infortuné! je
vais voir mourir ma mère!"
Deux dames se détachent de la foule et causent en passant, sans le voir, près du
coin obscur où il s'est blotti. - Quel nom, dit l'une des deux, donnerons-nous
ici à la jeune demoiselle, afin qu'on ignore le sien? - Appelons-la: Reine, dit
l'autre; c'est presque une reine, en effet, mais qui s'en doutera? - Reine, oui,
reprit la première en riant, si c'était vraiment la fille du prince de
Courtenay, le plus vieux nom de France; mais c'est sa mère seule qui le dit. -
N'a-t-elle pas eu raison, dit l'autre dame, de vouloir revivifier cette branche
antique, la plus noble qui soit dans la chrétienté? Songe donc, ma chère, qu'il
n'y aura plus de Courtenay qu'en Angleterre. Qui osera désormais porter
l'écusson aux cinq besants d'or, plus éclatant que celui des lis? - Après tout,
ce n'est qu'une fille, dit l'autre dame, par conséquent elle a eu tort. Il
fallait un garçon pour ne point laisser périr le titre et pour hériter des
positions! - Elle a fait ce qu'elle a pu. Les légitimités ne sont pas toujours
heureuses. - Et le jeune homme était-il bien? - Elle l'a vu, sans qu'il la pût
voir; il avait vingt ans environ...
En ce moment, les dames s'aperçurent de la présence de Nicolas, qui, dans
l'ombre, la tête dans ses mains, ne semblait pas avoir pu les entendre.
- Pauvre homme! dit l'une des dames, il paraît bien souffrir: il ne fait que
pleurer depuis Paris. Il n'est plus jeune, mais ses yeux ont une vivacité
pénétrante... Vois avec quel attendrissement il regarde Septimanette... Il
pleure encore. Il a peut-être perdu une fille de son âge!
La jeune fille s'était, en effet, rapprochée de ses deux gouvernantes; Nicolas
se leva comme ayant entendu les derniers mots. - Oui, précisément de son âge!
dit-il avec une émotion profonde qui toucha les deux dames et la jeune fille...
Permettez-moi de l'embrasser.
La jeune fille s'y prêta avec une grâce enfantine.
- Et..., dit Nicolas en relevant la tête, une de vous, mesdames, est sans doute
sa mère?
- Ni l'une ni l'autre... Elle est d'un sang...
L'une des dames fit signe à l'autre de ne pas achever.

- Oh! d'un beau sang! dit Nicolas après avoir attendu vainement la fin de la
phrase. - Que son père doit être heureux!
- Son père ne l'aime pas, parce que c'est une fille... et qu'il espérait...
Un second coup d'oeil de l'une des dames réprima l'indiscrétion de l'autre. En
ce moment, le coche s'arrêta devant une prairie au fond de laquelle on
apercevait un château. Une barque vint chercher les dames et la jeune fille,
qu'une voiture armoriée attendait sur la berge.
- Que je l'embrasse une seconde fois! dit Nicolas.
On le lui accorda par pitié pour son chagrin, bien que cela parût, cette fois,
quelque peu indiscret. En embrassant la jeune fille, Nicolas tira une fleur du
bouquet qu'elle portait, et la mit dans un livre. Le coche avait repris sa
marche vers Sens.
- Quel est ce château? dit Nicolas à un marinier.
- C'est Courtenay.
Il était donc vrai: la dame inconnue était la célèbre Septimanie, comtesse
d'Egmont, la fille de Richelieu, l'épouse d'un prince qui n'avait pas su se
donner d'héritier. Tout s'expliquait dès lors, et il regretta les récits
imprudents qu'il avait faits de cette aventure; car s'en déclarer le héros, ce
ne pouvait être ni très honorable ni très prudent. Ce ne fut qu'en 1793 que
Nicolas osa raconter le dernier épisode; le premier avait paru en 1746, mais
déguisé de telle manière, qu'on ne pouvait en reconnaître les personnages. De
telles aventures étaient fréquentes à cette époque, où elles eurent lieu
quelquefois même du consentement des maris, soit dans l'idée de conserver des
titres ou des privilèges dans une famille, soit pour empêcher de grands biens
d'aller à des collatéraux par suite d'unions stériles.
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