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 Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) LXV. D’Artagnan trouve un projet

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MessageSujet: Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) LXV. D’Artagnan trouve un projet   Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) LXV. D’Artagnan trouve un projet Icon_minitimeLun 15 Avr - 18:31

LXV. D’Artagnan trouve un projet

Athos connaissait d’Artagnan mieux peut-être que d’Artagnan ne se
connaissait lui-même. Il savait que, dans un esprit aventureux
comme l’était celui du Gascon, il s’agit de laisser tomber une
pensée, comme dans une terre riche et vigoureuse il s’agit
seulement de laisser tomber une graine.

Il avait donc laissé tranquillement son ami hausser les épaules,
et il avait continué son chemin en lui parlant de Raoul,
conversation qu’il avait, dans une autre circonstance,
complètement laissée tomber, on se le rappelle.

À la nuit fermée on arriva à Tirsk. Les quatre amis parurent
complètement étrangers et indifférents aux mesures de précaution
que l’on prenait pour s’assurer de la personne du roi. Ils se
retirèrent dans une maison particulière, et, comme ils avaient
d’un moment à l’autre à craindre pour eux-mêmes, ils s’établirent
dans une seule chambre en se ménageant une issue en cas d’attaque.
Les valets furent distribués à des postes différents; Grimaud
coucha sur une botte de paille en travers de la porte.

D’Artagnan était pensif, et semblait avoir momentanément perdu sa
loquacité ordinaire. Il ne disait pas mot, sifflotant sans cesse,
allant de son lit à la croisée. Porthos, qui ne voyait jamais rien
que les choses extérieures, lui, parlait comme d’habitude.
D’Artagnan répondait par monosyllabes. Athos et Aramis se
regardaient en souriant.

La journée avait été fatigante, et cependant, à l’exception de
Porthos, dont le sommeil était aussi inflexible que l’appétit, les
amis dormirent mal.

Le lendemain matin, d’Artagnan fut le premier debout. Il était
descendu aux écuries, il avait déjà visité les chevaux, il avait
déjà donné tous les ordres nécessaires à la journée qu’Athos et
Aramis n’étaient point levés, et que Porthos ronflait encore.

À huit heures du matin, on se mit en marche dans le même ordre que
la veille. Seulement d’Artagnan laissa ses amis cheminer de leur
côté, et alla renouer avec M. Groslow la connaissance entamée la
veille.

Celui-ci, que ses éloges avaient doucement caressé au coeur, le
reçut avec un gracieux sourire.

- En vérité, monsieur, lui dit d’Artagnan, je suis heureux de
trouver quelqu’un avec qui parler ma pauvre langue.

M. du Vallon, mon ami, est d’un caractère fort mélancolique, de
sorte qu’on ne saurait lui tirer quatre paroles par jour; quant à
nos deux prisonniers, vous comprenez qu’ils sont peu en train de
faire la conversation.

- Ce sont des royalistes enragés, dit Groslow.

- Raison de plus pour qu’ils nous boudent d’avoir pris le Stuart,
à qui, je l’espère bien, vous allez faire un bel et bon procès.

- Dame! dit Groslow, nous le conduisons à Londres pour cela.

- Et vous ne le perdez pas de vue, je présume?

- Peste! je le crois bien! Vous le voyez, ajouta l’officier en
riant, il a une escorte vraiment royale.

- Oui, le jour, il n’y a pas de danger qu’il vous échappe; mais
la nuit...

- La nuit, les précautions redoublent.

- Et quel mode de surveillance employez-vous?

- Huit hommes demeurent constamment dans sa chambre.

- Diable! fit d’Artagnan, il est bien gardé. Mais, outre ces huit
hommes, vous placez sans doute une garde dehors? On ne peut
prendre trop de précaution contre un pareil prisonnier.

- Oh! non. Pensez donc: que voulez-vous que fassent deux hommes
sans armes contre huit hommes armés?

- Comment, deux hommes?

- Oui, le roi et son valet de chambre.

- On a donc permis à son valet de chambre de ne pas le quitter?

- Oui, Stuart a demandé qu’on lui accordât cette grâce, et le
colonel Harrison y a consenti. Sous prétexte qu’il est roi, il
paraît qu’il ne peut pas s’habiller ni se déshabiller tout seul.

- En vérité, capitaine, dit d’Artagnan décidé à continuer à
l’endroit de l’officier anglais le système laudatif qui lui avait
si bien réussi, plus je vous écoute, plus je m’étonne de la
manière facile et élégante avec laquelle vous parlez le français.
Vous avez habité Paris trois ans, c’est bien; mais j’habiterais
Londres toute ma vie que je n’arriverais pas, j’en suis sûr, au
degré où vous en êtes. Que faisiez-vous donc à Paris?

- Mon père, qui est commerçant, m’avait placé chez son
correspondant, qui, de son côté, avait envoyé son fils chez mon
père; c’est l’habitude entre négociants de faire de pareils
échanges.

- Et Paris vous a-t-il plu, monsieur?

- Oui, mais vous auriez grand besoin d’une révolution dans le
genre de la nôtre; non pas contre votre roi, qui n’est qu’un
enfant, mais contre ce ladre d’italien qui est l’amant de votre
reine.

- Ah! je suis bien de votre avis, monsieur, et que ce serait
bientôt fait, si nous avions seulement douze officiers comme vous,
sans préjugés, vigilants, intraitables! Ah! nous viendrions bien
vite à bout du Mazarin, et nous lui ferions un bon petit procès
comme celui que vous allez faire à votre roi.

- Mais, dit l’officier, je croyais que vous étiez à son service,
et que c’était lui qui vous avait envoyé au général Cromwell?

- C’est-à-dire que je suis au service du roi, et que, sachant
qu’il devait envoyer quelqu’un en Angleterre, j’ai sollicité cette
mission, tant était grand mon désir de connaître l’homme de génie
qui commande à cette heure aux trois royaumes. Aussi, quand il
nous a proposé, à M. du Vallon et à moi, de tirer l’épée en
l’honneur de la vieille Angleterre, vous avez vu comme nous avons
mordu à la proposition.

- Oui, je sais que vous avez chargé aux côtés de M. Mordaunt.

- À sa droite et à sa gauche, monsieur. Peste, encore un brave et
excellent jeune homme que celui-là. Comme il vous a décousu
monsieur son oncle! avez-vous vu?

- Le connaissez-vous? demanda l’officier.

- Beaucoup; je puis même dire que nous sommes fort liés: M. du
Vallon et moi sommes venus avec lui de France.

- Il paraît même que vous l’avez fait attendre fort longtemps à
Boulogne.

- Que voulez-vous, dit d’Artagnan, j’étais comme vous, j’avais un
roi en garde.

- Ah! ah! dit Groslow, et quel roi?

- Le nôtre, pardieu! le petit _king_, Louis le quatorzième.

Et d’Artagnan ôta son chapeau. L’Anglais en fit autant par
politesse.

- Et combien de temps l’avez-vous gardé?

- Trois nuits, et, par ma foi, je me rappellerai toujours ces
trois nuits avec plaisir.

- Le jeune roi est donc bien aimable?

- Le roi! il dormait les poings fermés.

- Mais alors, que voulez-vous dire?

- Je veux dire que mes amis les officiers aux gardes et aux
mousquetaires me venaient tenir compagnie, et que nous passions
nos nuits à boire et à jouer.

- Ah! oui, dit l’Anglais avec un soupir, c’est vrai, vous êtes
joyeux compagnons, vous autres Français.

- Ne jouez-vous donc pas aussi, quand vous êtes de garde?

- Jamais, dit l’Anglais.

- En ce cas vous devez fort vous ennuyer et je vous plains, dit
d’Artagnan.

- Le fait est, reprit l’officier, que je vois arriver mon tour
avec une certaine terreur. C’est fort long, une nuit tout entière
à veiller.

- Oui, quand on veille seul ou avec des soldats stupides; mais
quand on veille avec un joyeux _partner_, quand on fait rouler
l’or et les dés sur une table, la nuit passe comme un rêve.
N’aimez-vous donc pas le jeu?

- Au contraire.

- Le lansquenet, par exemple?

- J’en suis fou, je le jouais presque tous les soirs en France.

- Et depuis que vous êtes en Angleterre?

- Je n’ai pas tenu un cornet ni une carte.

- Je vous plains, dit d’Artagnan d’un air de compassion profonde.

- Écoutez, dit l’Anglais, faites une chose.

- Laquelle?

- Demain je suis de garde.

- Près du Stuart?

- Oui. Venez passer la nuit avec moi.

- Impossible.

- Impossible?

- De toute impossibilité.

- Comment cela?

- Chaque nuit je fais la partie de M. du Vallon. Quelquefois nous
ne nous couchons pas... Ce matin, par exemple, au jour nous
jouions encore.

- Eh bien?

- Eh bien! il s’ennuierait si je ne faisais pas sa partie.

- Il est beau joueur?

- Je lui ai vu perdre jusqu’à deux mille pistoles en riant aux
larmes.

- Amenez-le alors.

- Comment voulez-vous? Et nos prisonniers?

- Ah diable! c’est vrai, dit l’officier. Mais faites-les garder
par vos laquais.

- Oui, pour qu’ils se sauvent! dit d’Artagnan, je n’ai garde.

- Ce sont donc des hommes de condition, que vous y tenez tant?

Peste! l’un est un riche seigneur de la Touraine; l’autre est un
chevalier de Malte de grande maison. Nous avons traité de leur
rançon à chacun: deux mille livres sterling en arrivant en France.
Nous ne voulons donc pas quitter un seul instant des hommes que
nos laquais savent des millionnaires. Nous les avons bien un peu
fouillés en les prenant et je vous avouerai même que c’est leur
bourse que nous nous tiraillons chaque nuit, M. du Vallon et moi;
mais ils peuvent nous avoir caché quelque pierre précieuse,
quelque diamant de prix, de sorte que nous sommes comme les
avares, qui ne quittent pas leur trésor; nous nous sommes
constitués gardiens permanents de nos hommes, et quand je dors,
M. du Vallon veille.

- Ah! ah! fit Groslow.

- Vous comprenez donc maintenant ce qui me force de refuser votre
politesse, à laquelle au reste je suis d’autant plus sensible, que
rien n’est plus ennuyeux que de jouer toujours avec la même
personne; les chances se compensent éternellement, et au bout d’un
mois on trouve qu’on ne s’est fait ni bien ni mal.

- Ah! dit Groslow avec un soupir, il y a quelque chose de plus
ennuyeux encore, c’est de ne pas jouer du tout.

- Je comprends cela, dit d’Artagnan.

- Mais voyons, reprit l’Anglais, sont-ce des hommes dangereux que
vos hommes?

- Sous quel rapport?

- Sont-ils capables de tenter un coup de main?

D’Artagnan éclata de rire.

- Jésus Dieu! s’écria-t-il; l’un des deux tremble la fièvre, ne
pouvant pas se faire au charmant pays que vous habitez; l’autre
est un chevalier de Malte, timide comme une jeune fille; et, pour
plus grande sécurité, nous leur avons ôté jusqu’à leurs couteaux
fermants et leurs ciseaux de poche.

- Eh bien, dit Groslow, amenez-les.

- Comment, vous voulez! dit d’Artagnan.

- Oui, j’ai huit hommes.

- Eh bien?

- Quatre les garderont, quatre garderont le roi.

- Au fait, dit d’Artagnan, la chose peut s’arranger ainsi,
quoique ce soit un grand embarras que je vous donne.

- Bah! venez toujours; vous verrez comment j’arrangerai la chose.

- Oh! je ne m’en inquiète pas, dit d’Artagnan; à un homme comme
vous, je me livre les yeux fermés.

Cette dernière flatterie tira de l’officier un de ces petits rires
de satisfaction qui font les gens amis de celui qui les provoque,
car ils sont une évaporation de la vanité caressée.

- Mais, dit d’Artagnan, j’y pense, qui nous empêche de commencer
ce soir?

- Quoi?

- Notre partie.

- Rien au monde, dit Groslow.

- En effet, venez ce soir chez nous, et demain nous irons vous
rendre votre visite. Si quelque chose vous inquiète dans nos
hommes, qui, comme vous le savez, sont des royalistes enragés, eh
bien! il n’y aura rien de dit, et ce sera toujours une bonne nuit
de passée.

- À merveille! Ce soir chez vous, demain chez Stuart, après-
demain chez moi.

- Et les autres jours à Londres. Eh mordioux! dit d’Artagnan,
vous voyez bien qu’on peut mener joyeuse vie partout.

- Oui, quand on rencontre des Français, et des Français comme
vous, dit Groslow.

- Et comme M. du Vallon; vous verrez bien quel gaillard! un
frondeur enragé, un homme qui a failli tuer Mazarin entre deux
portes; on l’emploie parce qu’on en a peur.

- Oui, dit Groslow, il a une bonne figure, et sans que je le
connaisse, il me revient tout à fait.

- Ce sera bien autre chose quand vous le connaîtrez. Eh! tenez,
le voilà qui m’appelle. Pardon, nous sommes tellement liés qu’il
ne peut se passer de moi. Vous m’excusez?

- Comment donc!

- À ce soir.

- Chez vous?

- Chez moi.

Les deux hommes échangèrent un salut, et d’Artagnan revint vers
ses compagnons.

- Que diable pouviez-vous dire à ce bouledogue? dit Porthos.

- Mon cher ami, ne parlez point ainsi de M. Groslow, c’est un de
mes amis intimes.

- Un de vos amis, dit Porthos, ce massacreur de paysans.

- Chut! mon cher Porthos. Eh bien! oui, M. Groslow est un peu
vif, c’est vrai, mais au fond, je lui ai découvert deux bonnes
qualités: il est bête et orgueilleux.

Porthos ouvrit de grands yeux stupéfaits, Athos et Aramis se
regardèrent avec un sourire; ils connaissaient d’Artagnan et
savaient qu’il ne faisait rien sans but.

- Mais, continua d’Artagnan, vous l’apprécierez vous-même.

- Comment cela?

- Je vous le présente ce soir, il vient jouer avec nous.

- Oh! oh! dit Porthos, dont les yeux s’allumèrent à ce mot, et il
est riche?

- C’est le fils d’un des plus forts négociants de Londres.

- Et il connaît le lansquenet?

- Il l’adore.

- La bassette?

- C’est sa folie.

- Le biribi?

- Il y raffine.

- Bon, dit Porthos, nous passerons une agréable nuit.

- D’autant plus agréable qu’elle nous promettra une nuit
meilleure.

- Comment cela?

- Oui, nous lui donnons à jouer ce soir; lui, donne à jouer
demain.

- Où cela?

- Je vous le dirai. Maintenant ne nous occupons que d’une chose:
c’est de recevoir dignement l’honneur que nous fait M. Groslow.
Nous nous arrêtons ce soir à Derby: que Mousqueton prenne les
devants, et s’il y a une bouteille de vin dans toute la ville,
qu’il l’achète. Il n’y aura pas de mal non plus qu’il préparât un
petit souper, auquel vous ne prendrez point part, vous, Athos,
parce que vous avez la fièvre, et vous, Aramis, parce que vous
êtes chevalier de Malte, et que les propos de soudards comme nous
vous déplaisent et vous font rougir. Entendez-vous bien cela?

- Oui, dit Porthos; mais le diable m’emporte si je comprends.

- Porthos, mon ami, vous savez que je descends des prophètes par
mon père, et des sibylles par ma mère, que je ne parle que par
paraboles et par énigmes; que ceux qui ont des oreilles écoutent,
et que ceux qui ont des yeux regardent, je n’en puis pas dire
davantage pour le moment.

- Faites, mon ami, dit Athos, je suis sûr que ce que vous faites
est bien fait.

- Et vous, Aramis, êtes-vous dans la même opinion?

- Tout à fait, mon cher d’Artagnan.

- À la bonne heure, dit d’Artagnan, voilà de vrais croyants, et
il y a plaisir d’essayer des miracles pour eux; ce n’est pas comme
cet incrédule de Porthos, qui veut toujours voir et toucher pour
croire.

- Le fait est, dit Porthos d’un air fin, que je suis très
incrédule.

D’Artagnan lui donna une claque sur l’épaule, et, comme on
arrivait à la station du déjeuner, la conversation en resta là.

Vers les cinq heures du soir, comme la chose était convenue, on
fit partir Mousqueton en avant. Mousqueton ne parlait pas anglais,
mais, depuis qu’il était en Angleterre, il avait remarqué une
chose, c’est que Grimaud, par l’habitude du geste, avait
parfaitement remplacé la parole. Il s’était donc mis à étudier le
geste avec Grimaud, et en quelques leçons, grâce à la supériorité
du maître, il était arrivé à une certaine force. Blaisois
l’accompagna.

Les quatre amis, en traversant la principale rue de Derby,
aperçurent Blaisois debout sur le seuil d’une maison de belle
apparence; c’est là que leur logement était préparé.

De toute la journée, ils ne s’étaient pas approchés du roi, de
peur de donner des soupçons, et au lieu de dîner à la table du
colonel Harrison, comme ils l’avaient fait la veille, ils avaient
dîné entre eux.

À l’heure convenue, Groslow vint. D’Artagnan le reçut comme il eût
reçu un ami de vingt ans. Porthos le toisa des pieds à la tête et
sourit en reconnaissant que malgré le coup remarquable qu’il avait
donné au frère de Parry, il n’était pas de sa force. Athos et
Aramis firent ce qu’ils purent pour cacher le dégoût que leur
inspirait cette nature brutale et grossière.

En somme, Groslow parut content de la réception.

Athos et Aramis se tinrent dans leur rôle. À minuit ils se
retirèrent dans leur chambre, dont on laissa, sous prétexte de
surveillance, la porte ouverte. En outre, d’Artagnan les y
accompagna, laissant Porthos aux prises avec Groslow.

Porthos gagna cinquante pistoles à Groslow, et trouva, lorsqu’il
se fut retiré, qu’il était d’une compagnie plus agréable qu’il ne
l’avait cru d’abord.

Quant à Groslow, il se promit de réparer le lendemain sur
d’Artagnan l’échec qu’il avait éprouvé avec Porthos, et quitta le
Gascon en lui rappelant le rendez-vous du soir.

Nous disons du soir, car les joueurs se quittèrent à quatre heures
du matin.

La journée se passa comme d’habitude; d’Artagnan allait du
capitaine Groslow au colonel Harrison et du colonel Harrison à ses
amis. Pour quelqu’un qui ne connaissait pas d’Artagnan, il
paraissait être dans son assiette ordinaire; pour ses amis, c’est-
à-dire pour Athos et Aramis, sa gaieté était de la fièvre.

- Que peut-il machiner? disait Aramis.

- Attendons, disait Athos.

Porthos ne disait rien, seulement il comptait l’une après l’autre,
dans son gousset, avec un air de satisfaction qui se trahissait à
l’extérieur, les cinquante pistoles qu’il avait gagnées à Groslow.

En arrivant le soir à Ryston, d’Artagnan rassembla ses amis. Sa
figure avait perdu ce caractère de gaieté insoucieuse qu’il avait
porté comme un masque toute la journée; Athos serra la main à
Aramis.

- Le moment approche, dit-il.

- Oui, dit d’Artagnan qui avait entendu, oui, le moment approche:
cette nuit, messieurs, nous sauvons le roi.

Athos tressaillit, ses yeux s’enflammèrent.

- D’Artagnan, dit-il, doutant après avoir espéré, ce n’est point
une plaisanterie, n’est-ce pas? elle me ferait trop grand mal!

- Vous êtes étrange, Athos, dit d’Artagnan, de douter ainsi de
moi. Où et quand m’avez-vous vu plaisanter avec le coeur d’un ami
et la vie d’un roi? Je vous ai dit et je vous répète que cette
nuit nous sauvons Charles Ier. Vous vous en êtes rapporté à moi de
trouver un moyen, le moyen est trouvé.

Porthos regardait d’Artagnan avec un sentiment d’admiration
profonde. Aramis souriait en homme qui espère.

Athos était pâle comme la mort et tremblait de tous ses membres.

- Parlez, dit Athos.

Porthos ouvrit ses gros yeux, Aramis se pendit pour ainsi dire aux
lèvres de d’Artagnan.

- Nous sommes invités à passer la nuit chez M. Groslow, vous
savez cela?

- Oui, répondit Porthos, il nous a fait promettre de lui donner
sa revanche.

- Bien. Mais savez-vous où nous lui donnons sa revanche?

- Non.

- Chez le roi.

- Chez le roi! s’écria Athos.

- Oui, messieurs, chez le roi. M. Groslow est de garde ce soir
près de Sa Majesté, et, pour se distraire dans sa faction, il nous
invite à aller lui tenir compagnie.

- Tous quatre? demanda Athos.

- Pardieu! certainement, tous quatre; est-ce que nous quittons
nos prisonniers!

- Ah! ah! fit Aramis.

- Voyons, dit Athos palpitant.

- Nous allons donc chez Groslow, nous avec nos épées, vous avec
des poignards; à nous quatre nous nous rendons maîtres de ces huit
imbéciles et de leur stupide commandant. Monsieur Porthos, qu’en
dites-vous?

- Je dis que c’est facile, dit Porthos.

- Nous habillons le roi en Groslow; Mousqueton, Grimaud et
Blaisois nous tiennent des chevaux tout sellés au détour de la
première rue, nous sautons dessus, et avant le jour nous sommes à
vingt lieues d’ici! est-ce tramé cela, Athos?

Athos posa ses deux mains sur les épaules de d’Artagnan et le
regarda avec son calme et doux sourire.

- Je déclare, ami, dit-il, qu’il n’y a pas de créature sous le
ciel qui vous égale en noblesse et en courage; pendant que nous
vous croyions indifférent à nos douleurs que vous pouviez sans
crime ne point partager, vous seul d’entre nous trouvez ce que
nous cherchions vainement. Je te le répète donc, d’Artagnan, tu es
le meilleur de nous, et je te bénis et je t’aime, mon cher fils.

- Dire que je n’ai point trouvé cela, dit Porthos en se frappant
sur le front, c’est si simple!

- Mais, dit Aramis, si j’ai bien compris, nous tuerons tout,
n’est-ce pas?

Athos frissonna et devint fort pâle.

- Mordioux! dit d’Artagnan, il le faudra bien. J’ai cherché
longtemps s’il n’y avait pas moyen d’éluder la chose, mais j’avoue
que je n’en ai pas pu trouver.

- Voyons, dit Aramis, il ne s’agit pas ici de marchander avec la
situation; comment procédons-nous?

- J’ai fait un double plan, répondit d’Artagnan.

- Voyons le premier, dit Aramis.

- Si nous sommes tous les quatre réunis, à mon signal, et ce
signal sera le mot _enfin_, vous plongez chacun un poignard dans
le coeur du soldat qui est le plus proche de vous, nous en faisons
autant de notre côté; voilà d’abord quatre hommes morts; la partie
devient donc égale, puisque nous nous trouvons quatre contre cinq;
ces cinq-là se rendent, et on les bâillonne, ou ils se défendent
et on les tue; si par hasard notre amphitryon change d’avis et ne
reçoit à sa partie que Porthos et moi, dame! il faudra prendre les
grands moyens en frappant double; ce sera un peu plus long et un
peu bruyant, mais vous vous tiendrez dehors avec des épées et vous
accourrez au bruit.

- Mais si l’on vous frappait vous-mêmes? dit Athos.

- Impossible! dit d’Artagnan, ces buveurs de bière sont trop
lourds et trop maladroits; d’ailleurs vous frapperez à la gorge,
Porthos, cela tue aussi vite et empêche de crier ceux que l’on
tue.

- Très bien! dit Porthos, ce sera un joli petit égorgement.

- Affreux! affreux! dit Athos.

- Bah! monsieur l’homme sensible, dit d’Artagnan, vous en feriez
bien d’autres dans une bataille. D’ailleurs, ami, continua-t-il,
si vous trouvez que la vie du roi ne vaille pas ce qu’elle doit
coûter, rien n’est dit, et je vais prévenir M. Groslow que je suis
malade.

- Non, dit Athos, j’ai tort, mon ami, et c’est vous qui avez
raison, pardonnez-moi.

En ce moment la porte s’ouvrit et un soldat parut.

- M. le capitaine Groslow, dit-il en mauvais français, fait
prévenir monsieur d’Artagnan et monsieur du Vallon qu’il les
attend.

- Où cela?

- Où cela? demanda d’Artagnan.

- Dans la chambre du Nabuchodonosor anglais, répondit le soldat,
puritain renforcé.

- C’est bien, répondit en excellent anglais Athos, à qui le rouge
était monté au visage à cette insulte faite à la majesté royale,
c’est bien; dites au capitaine Groslow que nous y allons.

Puis le puritain sortit; l’ordre avait été donné aux laquais de
seller huit chevaux, et d’aller attendre, sans se séparer les uns
des autres ni sans mettre pied à terre, au coin d’une rue située à
vingt pas à peu près de la maison où était logé le roi.
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