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 Anatole France (1844-1924) PUTOIS, III

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Anatole France (1844-1924) PUTOIS, III Empty
MessageSujet: Anatole France (1844-1924) PUTOIS, III   Anatole France (1844-1924) PUTOIS, III Icon_minitimeDim 3 Fév - 13:25

PUTOIS, III

Vers dix heures du soir, Pauline ayant regagné sa
chambre, Mademoiselle Bergeret dit à son frère:
-n'oublie pas de raconter comment Putois séduisit
la cuisinière de Madame Cornouiller.

-j'y songeais, ma soeur, répondit M. Bergeret.
L'omettre serait perdre le plus beau de l'histoire.
Mais tout doit se faire avec ordre. Putois fut
soigneusement recherché par la justice, qui ne le
trouva pas. Quand on sut qu'il était introuvable,
chacun mit son amour-propre à le trouver ; les gens
malins y réussirent. Et, comme il y avait beaucoup
de gens malins à Saint-omer et aux environs,
Putois était vu en même temps dans les rues,
dans les champs et dans les bois. Un trait fut ainsi
ajouté à son caractère. On lui accorda ce don
d'ubiquité que possèdent tant de héros populaires. Un
être capable de franchir en un moment de longues
distances, et qui se montre tout à coup à l'endroit
où on l'attendait le moins, effraye justement. Putois
fut la terreur de Saint-omer. Madame Cornouiller,
persuadée que Putois lui avait volé trois melons et
trois petites cuillers, vivait dans l'épouvante,
barricadée à Monplaisir. Les verrous, les grilles et
les serrures ne la rassuraient pas. Putois était pour
elle un être effroyablement subtil, qui passait à
travers les portes. Un événement domestique redoubla
son épouvante. Sa cuisinière ayant été séduite, il
vint un moment où elle ne put cacher sa faute. Mais
elle se refusa obstinément à désigner son séducteur.
-elle se nommait Gudule, dit mademoiselle Zoé.
-elle se nommait Gudule et on la croyait protégée
contre les dangers de l'amour par une barbe qu'elle
portait au menton, longue et fourchue. Une barbe
soudaine protégea la virginité de cette sainte fille
de roi que Prague vénère. Une barbe qui n'était plus
adolescente ne suffit pas à défendre la vertu de
Gudule. Madame Cornouiller pressa Gudule de
nommer l'homme qui, ayant abusé d'elle, la laissait
ensuite dans l'embarras. Gudule fondait en larmes
et gardait le silence. Les prières, les menaces ne
furent d'aucun effet. Madame Cornouiller fit une
longue et minutieuse enquête. Elle interrogea
adroitement ses voisins, voisines et fournisseurs, le
jardinier, le cantonnier, les gendarmes ; rien
ne la mit sur la trace du coupable.

Elle tenta de nouveau d'obtenir de Gudule
des aveux complets. "dans votre intérêt, Gudule,
dites-moi qui c'est. "Gudule restait muette. Tout à
coup un trait de lumière traversa l'esprit de madame
Cornouiller: "c'est Putois! "la cuisinière pleura
et ne répondit pas. "c'est Putois! Comment ne
l'ai-je pas deviné plus tôt? C'est Putois!
Malheureuse! Malheureuse! Malheureuse! "

"et madame Cornouiller demeura persuadée que Putois
avait fait un enfant à sa cuisinière. Tout le monde
à Saint-omer, depuis le président du tribunal
jusqu'au roquet de l'allumeur de réverbères,
connaissait Gudule et son panier. à la nouvelle que
Putois avait séduit Gudule, la ville fut pleine de
surprise, d'admiration et de gaîté. Putois fut
célébré comme un grand abatteur de quilles et
l'amoureux des onze mille vierges. On lui attribua,
sur des indices légers, la paternité de cinq ou six
autres enfants qui vinrent au monde cette année-là, et
qui eussent aussi bien fait de n'y pas venir, pour le
plaisir qui les y attendait et la joie qu'ils
causaient à leur mère. On désignait, entre autres, la
servante de monsieur Maréchal, débitant, "au
rendez-vous des pêcheurs ", une porteuse de pain et la
petite bossue du pont-biquet, qui, pour avoir écouté
Putois, s'étaient accrues d'un petit enfant.
"le monstre! "s'écriaient les commères.

"et Putois, invisible satyre, menaçait d'accidents
irréparables toutes les jeunesses d'une ville où,
disaient les vieillards, les filles, de mémoire
d'homme, avaient toujours été tranquilles.
"ainsi répandu dans la cité et les environs, il
restait attaché à notre maison par mille liens subtils.
Il passait devant notre porte et l'on croit qu'il
escaladait parfois le mur de notre jardin. On ne le
voyait jamais en face. Mais à tout moment nous
reconnaissions son ombre, sa voix, les traces de ses
pas. Plus d'une fois nous crûmes voir son dos dans
le crépuscule, au tournant d'un chemin. Avec ma soeur
et moi, il changeait un peu de caractère. Il restait
mauvais et malfaisant, mais il devenait puéril et
très naïf. Il se faisait moins réel et, j'ose dire,
plus poétique. Il entrait dans le cycle ingénu des
traditions enfantines. Il tournait au croquemitaine,
au père Fouettard et au marchand de sable qui ferme,
le soir, les yeux des petits enfants. Ce n'était pas
ce lutin qui emmêle, la nuit, dans l'écurie, la queue
des poulains. Moins rustique et moins charmant, mais
également espiègle avec candeur, il faisait des
moustaches d'encre aux poupées de ma soeur. Dans notre
lit, avant de nous endormir, nous l'écoutions: il
pleurait sur les toits avec les chats, il aboyait
avec les chiens, il emplissait de gémissements les
trémies et imitait dans la rue les chants des
ivrognes attardés.

"Ce qui nous rendait Putois présent et familier, ce
qui nous intéressait à lui, c'est que son souvenir
était associé à tous les objets qui nous entouraient.
Les poupées de Zoé, mes cahiers d'écolier, dont il
avait tant de fois embrouillé et barbouillé les pages,
le mur du jardin au-dessus duquel nous avions vu
luire, dans l'ombre, ses yeux rouges, le pot de
faïence bleue qu'une nuit d'hiver il avait fendu, à
moins que ce ne fût la gelée ; les arbres, les rues,
les bancs, tout nous rappelait Putois, notre Putois,
le Putois des enfants, être local et mythique. Il
n'égalait pas en grâce et en poésie le plus lourd
égipan, le faune le plus épais de Sicile ou de
Thessalie. Mais c'était un demi-dieu encore.

"Pour notre père, il avait un tout autre caractère:
il était emblématique et philosophique. Notre père
avait une grande pitié des hommes. Il ne les croyait
pas très raisonnables ; leurs erreurs, quand elles
n'étaient point cruelles, l'amusaient et le faisaient
sourire. La croyance en Putois l'intéressait comme un
abrégé et un compendium de toutes les croyances
humaines. Comme il était ironique et moqueur, il
parlait de Putois ainsi que d'un être réel. Il y
mettait parfois tant d'insistance et marquait les
circonstances avec une telle exactitude, que ma mère
en était toute surprise et lui disait, dans sa
candeur: "on dirait que tu parles sérieusement, mon
ami: tu sais pourtant bien... "

"Il répondait gravement: "tout Saint-omer croit à
l'existence de Putois. Serais-je un bon citoyen si
je la niais? Il faut y regarder à deux fois avant de
supprimer un article de la foi commune. "

"un esprit parfaitement honnête a seul de semblables
scrupules. Au fond, mon père était gassendiste. Il
accordait son sentiment particulier avec le
sentiment public, croyant comme les Audomarois à
l'existence de Putois, mais n'admettant pas son
intervention directe dans le vol des melons et la
séduction des cuisinières. Enfin il professait sa
croyance en l'existence d'un Putois, pour être
bon Audomarois ; et il se passait de Putois pour
expliquer les événements qui s'accomplissaient dans
la ville. De sorte qu'en cette circonstance, comme en
toute autre, il fut un galant homme et un bon esprit.
"quant à notre mère, elle se reprochait un peu la
naissance de Putois, et non sans raison. Car enfin
Putois était né d'un mensonge de notre mère, comme
Caliban du mensonge du poète. Sans doute les fautes
n'étaient pas égales et ma mère était plus
innocente que Shakespeare. Pourtant elle était
effrayée et confuse de voir son mensonge bien mince
grandir démesurément, et sa légère imposture
remporter un si prodigieux succès, qui ne s'arrêtait
pas, qui s'étendait sur toute une ville et menaçait
de s'étendre sur le monde. Un jour même elle pâlit,
croyant qu'elle allait voir son mensonge se dresser
devant elle. Ce jour-là, une bonne qu'elle avait,
nouvelle dans la maison et dans le pays, vint lui
dire qu'un homme demandait à la voir. Il avait,
disait-il, besoin de parler à madame. "quel homme
est-ce? -un homme en blouse. Il a l'air d'un ouvrier
de la campagne. -a-t-il dit son nom? -oui, madame.
-eh bien! Comment se nomme-t-il? -Putois. -il
vous a dit qu'il se nommait?... -Putois, oui,
madame. -il est ici?... -oui, madame. Il attend
dans la cuisine. -vous l'avez vu? -oui, madame. -
qu'est-ce qu'il veut? -il ne me l'a pas dit. Il ne
veut le dire qu'à madame. -allez le lui demander. "
"quand la servante retourna dans la cuisine, Putois
n'y était plus. Cette rencontre de la servante
étrangère et de Putois ne fut jamais éclaircie. Mais
je crois qu'à partir de ce jour ma mère commença à
croire que Putois pouvait bien exister, et qu'elle
pouvait bien n'avoir pas menti.
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