PLUME DE POÉSIES
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 Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) XI. Les deux Gaspards

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MessageSujet: Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) XI. Les deux Gaspards   Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) XI. Les deux Gaspards Icon_minitimeDim 7 Avr - 15:44

XI. Les deux Gaspards

- À quoi songez-vous, d’Artagnan, dit-il, et quelle pensée vous
fait sourire?

- Je songe, mon cher, que lorsque vous étiez mousquetaire, vous
tourniez sans cesse à l’abbé, et qu’aujourd’hui que vous êtes
abbé, vous me paraissez tourner fort au mousquetaire.

- C’est vrai, dit Aramis en riant. L’homme, vous le savez, mon
cher d’Artagnan, est un étrange animal, tout composé de
contrastes. Depuis que je suis abbé, je ne rêve plus que
batailles.

- Cela se voit à votre ameublement: vous avez là des rapières de
toutes les formes et pour les goûts les plus difficiles. Est-ce
que vous tirez toujours bien?

- Moi, je tire comme vous tiriez autrefois, mieux encore peut-
être. Je ne fais que cela toute la journée.

- Et avec qui?

- Avec un excellent maître d’armes que nous avons ici.

- Comment, ici?

- Oui, ici, dans ce couvent, mon cher. Il y a de tout dans un
couvent de jésuites.

- Alors vous auriez tué M. de Marcillac s’il fût venu vous
attaquer seul, au lieu de tenir tête à vingt hommes?

- Parfaitement, dit Aramis, et même à la tête de ses vingt
hommes, si j’avais pu dégainer sans être reconnu.

- Dieu me pardonne, dit tout bas d’Artagnan, je crois qu’il est
devenu plus Gascon que moi.

Puis tout haut:

- Eh bien! mon cher Aramis, vous me demandez pourquoi je vous
cherchais?

- Non, je ne vous le demandais pas, dit Aramis avec son air fin,
mais j’attendais que vous me le dissiez.

- Eh bien, je vous cherchais pour vous offrir tout uniquement un
moyen de tuer M. de Marcillac, quand cela vous fera plaisir, tout
prince qu’il est.

- Tiens, tiens, tiens! dit Aramis, c’est une idée, cela.

- Dont je vous invite à faire votre profit, mon cher. Voyons!
avec votre abbaye de mille écus et les douze mille livres que vous
vous faites en vendant des sermons, êtes-vous riche? répondez
franchement.

- Moi! je suis gueux comme Job, et en fouillant poches et
coffres, je crois que vous ne trouveriez pas ici cent pistoles.

- Peste, cent pistoles! se dit tout bas d’Artagnan, il appelle
cela être gueux comme Job! Si je les avais toujours devant moi, je
me trouverais riche comme Crésus.

Puis, tout haut:

- Êtes-vous ambitieux?

- Comme Encelade.

- Eh bien! mon ami, je vous apporte de quoi être riche, puissant,
et libre de faire tout ce que vous voudrez.

L’ombre d’un nuage passa sur le front d’Aramis aussi rapide que
celle qui flotte en août sur les blés; mais si rapide qu’elle fût,
d’Artagnan la remarqua.

- Parlez, dit Aramis.

- Encore une question auparavant. Vous occupez-vous de politique?

Un éclair passa dans les yeux d’Aramis, rapide comme l’ombre qui
avait passé sur son front, mais pas si rapide cependant que
d’Artagnan ne le vit.

- Non, répondit Aramis.

- Alors toutes propositions vous agréeront, puisque vous n’avez
pour le moment d’autre maître que Dieu, dit en riant le Gascon.

- C’est possible.

- Avez-vous, mon cher Aramis, songé quelquefois à ces beaux jours
de notre jeunesse que nous passions riant, buvant ou nous battant?

- Oui, certes, et plus d’une fois je les ai regrettés. C’était un
heureux temps, _delectabile tempus!_

- Eh bien, mon cher, ces beaux jours peuvent renaître, cet
heureux temps peut revenir! J’ai reçu mission d’aller trouver mes
compagnons, et j’ai voulu commencer par vous, qui étiez l’âme de
notre association.

Aramis s’inclina plus poliment qu’affectueusement.

- Me remettre dans la politique! dit-il d’une voix mourante et en
se renversant sur son fauteuil. Ah! cher d’Artagnan, voyez comme
je vis régulièrement et à l’aise. Nous avons essuyé l’ingratitude
des grands, vous le savez!

- C’est vrai, dit d’Artagnan; mais peut-être les grands se
repentent-ils d’avoir été ingrats.

- En ce cas, dit Aramis, ce serait autre chose. Voyons! à tout
péché miséricorde. D’ailleurs, vous avez raison sur un point:
c’est que si l’envie nous reprenait de nous mêler des affaires
État, le moment, je crois, serait venu.

- Comment savez-vous cela, vous qui ne vous occupez pas de
politique?

- Eh! mon Dieu! sans m’en occuper personnellement, je vis dans un
monde où l’on s’en occupe. Tout en cultivant la poésie, tout en
faisant l’amour, je me suis lié avec M. Sarazin, qui est à
M. de Conti; avec M. Voiture qui est au coadjuteur, et avec
M. de Bois-Robert, qui, depuis qu’il n’est plus à M. le cardinal
de Richelieu, n’est à personne ou est à tout le monde, comme vous
voudrez; en sorte que le mouvement politique ne m’a pas tout à
fait échappé.

- Je m’en doutais, dit d’Artagnan.

- Au reste, mon cher, ne prenez tout ce que je vais vous dire que
pour parole de cénobite, d’homme qui parle comme un écho, en
répétant purement et simplement ce qu’il a entendu dire, reprit
Aramis. J’ai entendu dire que dans ce moment-ci le cardinal
Mazarin était fort inquiet de la manière dont marchaient les
choses. Il paraît qu’on n’a pas pour ses commandements tout le
respect qu’on avait autrefois pour ceux de notre ancien
épouvantail, le feu cardinal, dont vous voyez ici le portrait;
car, quoi qu’on en ait dit, il faut convenir, mon cher, que
c’était un grand homme.

- Je ne vous contredirai pas là-dessus, mon cher Aramis, c’est
lui qui m’a fait lieutenant.

- Ma première opinion avait été tout entière pour le cardinal: je
m’étais dit qu’un ministre n’est jamais aimé, mais qu’avec le
génie qu’on accorde à celui-ci il finirait par triompher de ses
ennemis et par se faire craindre, ce qui, selon moi, vaut peut-
être mieux encore que de se faire aimer.

D’Artagnan fit un signe de tête qui voulait dire qu’il approuvait
entièrement cette douteuse maxime.

- Voilà donc, poursuivit Aramis, quelle était mon opinion
première; mais comme je suis fort ignorant dans ces sortes de
matières et que l’humilité dont je fais profession m’impose la loi
de ne pas m’en rapporter à mon propre jugement, je me suis
informé. Eh bien! mon cher ami...

- Eh bien! quoi? demanda d’Artagnan.

- Eh bien! reprit Aramis, il faut que je mortifie mon orgueil, il
faut que j’avoue que je m’étais trompé.

- Vraiment?

- Oui; je me suis informé, comme je vous disais, et voici ce que
m’ont répondu plusieurs personnes toutes différentes de goût et
d’ambition: M. de Mazarin n’est point un homme de génie, comme je
le croyais.

- Bah! dit d’Artagnan.

- Non. C’est un homme de rien, qui a été domestique du cardinal
Bentivoglio, qui s’est poussé par l’intrigue; un parvenu, un homme
sans nom, qui ne fera en France qu’un chemin de partisan. Il
entassera beaucoup d’écus, dilapidera fort les revenus du roi, se
paiera à lui-même toutes les pensions que feu le cardinal de
Richelieu payait à tout le monde, mais ne gouvernera jamais par la
loi du plus fort, du plus grand ou du plus honoré. Il paraît en
outre qu’il n’est pas gentilhomme de manières et de coeur, ce
ministre, et que c’est une espèce de bouffon, de Pulcinello, de
Pantalon. Le connaissez-vous? Moi, je ne le connais pas.

- Heu! fit d’Artagnan, il y a un peu de vrai dans ce que vous
dites.

- Eh bien! vous me comblez d’orgueil, mon cher, si j’ai pu, grâce
à certaine pénétration vulgaire dont je suis doué, me rencontrer
avec un homme comme vous, qui vivez à la cour.

- Mais vous m’avez parlé de lui personnellement et non de son
parti et de ses ressources.

- C’est vrai. Il a pour lui la reine.

- C’est quelque chose, ce me semble.

- Mais il n’a pas pour lui le roi.

- Un enfant!

- Un enfant qui sera majeur dans quatre ans.

- C’est le présent.

- Oui, mais ce n’est pas l’avenir, et encore dans le présent, il
n’a pour lui ni le parlement ni le peuple, c’est-à-dire l’argent;
il n’a pour lui ni la noblesse ni les princes, c’est-à-dire
l’épée.

D’Artagnan se gratta l’oreille, il était forcé de s’avouer à lui-
même que c’était non seulement largement mais encore justement
pensé.

- Voyez, mon pauvre ami, si je suis toujours doué de ma
perspicacité ordinaire. Je vous dirai que peut-être ai-je tort de
vous parler ainsi à coeur ouvert, car vous, vous me paraissez
pencher pour le Mazarin.

- Moi! s’écria d’Artagnan; moi! pas le moins du monde!

- Vous parliez de mission.

- Ai-je parlé de mission? Alors j’ai eu tort. Non, je me suis dit
comme vous le dites: Voilà les affaires qui s’embrouillent. Eh
bien! jetons la plume au vent, allons du côté où le vent
l’emportera et reprenons la vie d’aventures. Nous étions quatre
chevaliers vaillants, quatre coeurs tendrement unis; unissons de
nouveau, non pas nos coeurs qui n’ont jamais été séparés, mais nos
fortunes et nos courages. L’occasion est bonne pour conquérir
quelque chose de mieux qu’un diamant.

- Vous avez raison, d’Artagnan, toujours raison, continua Aramis,
et la preuve, c’est que j’avais eu la même idée que vous;
seulement, à moi, qui n’ai pas votre nerveuse et féconde
imagination, elle m’avait été suggérée; tout le monde a besoin
aujourd’hui d’auxiliaires; on m’a fait des propositions, il a
transpercé quelque chose de nos fameuses prouesses d’autrefois, et
je vous avouerai franchement que le coadjuteur m’a fait parler.

- M. de Gondy, l’ennemi du cardinal! s’écria d’Artagnan.

- Non, l’ami du roi, dit Aramis, l’ami du roi, entendez-vous! Eh
bien! il s’agirait de servir le roi, ce qui est le devoir d’un
gentilhomme.

- Mais le roi est avec M. de Mazarin, mon cher!

- De fait, pas de volonté; d’apparence, mais pas de coeur, et
voilà justement le piège que les ennemis du roi tendent au pauvre
enfant.

- Ah çà! mais c’est la guerre civile tout bonnement que vous me
proposez là, mon cher Aramis.

- La guerre pour le roi.

- Mais le roi sera à la tête de l’armée où sera Mazarin.

- Mais il sera de coeur dans l’armée que commandera
M. de Beaufort.

- M. de Beaufort? il est à Vincennes.

- Ai-je dit M. de Beaufort? dit Aramis; M. de Beaufort ou un
autre, M. de Beaufort ou M. le Prince.

- Mais M. le Prince va partir pour l’armée, il est entièrement au
cardinal.

- Heu! heu! fit Aramis, ils ont quelques discussions ensemble
justement en ce moment-ci. Mais d’ailleurs, si ce n’est M. le
Prince, M. de Gondy...

- Mais M. de Gondy va être cardinal, on demande pour lui le
chapeau.

- N’y a-t-il pas des cardinaux fort belliqueux? dit Aramis.
Voyez: voici autour de vous quatre cardinaux qui, à la tête des
armées, valaient bien M. de Guébriant et M. de Gassion.

- Mais un général bossu!

- Sous sa cuirasse on ne verra pas sa bosse. D’ailleurs,
souvenez-vous qu’Alexandre boitait et qu’Annibal était borgne.

- Voyez-vous de grands avantages dans ce parti? demanda
d’Artagnan.

- J’y vois la protection de princes puissants.

- Avec la proscription du gouvernement.

- Annulée par les parlements et les émeutes.

- Tout cela pourrait se faire, comme vous le dites, si l’on
parvenait à séparer le roi de sa mère.

- On y arrivera peut-être.

- Jamais! s’écria d’Artagnan rentrant cette fois dans sa
conviction. J’en appelle à vous, Aramis, à vous qui connaissez
Anne d’Autriche aussi bien que moi. Croyez-vous que jamais elle
puisse oublier que son fils est sa sûreté, son palladium, le gage
de sa considération, de sa fortune et de sa vie? Il faudrait
qu’elle passât avec lui du côté des princes en abandonnant
Mazarin; mais vous savez mieux que personne qu’il y a des raisons
puissantes pour qu’elle ne l’abandonne jamais.

- Peut-être avez-vous raison, dit Aramis rêveur; ainsi je ne
m’engagerai pas.

- Avec eux, dit d’Artagnan, mais avec moi?

- Avec personne. Je suis prêtre, qu’ai-je affaire de la
politique! je ne lis aucun bréviaire; j’ai une petite clientèle de
coquins d’abbés spirituels et de femmes charmantes; plus les
affaires se troubleront, moins mes escapades feront de bruit; tout
va donc à merveille sans que je m’en mêle; et décidément, tenez,
cher ami, je ne m’en mêlerai pas.

- Eh bien! tenez, mon cher, dit d’Artagnan, votre philosophie me
gagne, parole d’honneur, et je ne sais pas quelle diable de mouche
d’ambition m’avait piqué; j’ai une espèce de charge qui me
nourrit; je puis, à la mort de ce pauvre M. de Tréville, qui se
fait vieux, devenir capitaine; c’est un fort joli bâton de
maréchal pour un cadet de Gascogne, et je sens que je me rattache
aux charmes du pain modeste mais quotidien: au lieu de courir les
aventures, eh bien! j’accepterai les invitations de Porthos,
j’irai chasser dans ses terres; vous savez qu’il a des terres,
Porthos?

- Comment donc! je crois bien. Dix lieues de bois, de marais et
de vallées; il est seigneur du mont et de la plaine, et il plaide
pour droits féodaux contre l’évêque de Noyon.

- Bon, dit d’Artagnan à lui-même, voilà ce que je voulais savoir;
Porthos est en Picardie.

Puis tout haut:

- Et il a repris son ancien nom de du Vallon?

- Auquel il a ajouté celui de Bracieux, une terre qui a été
baronnie, par ma foi!

- De sorte que nous verrons Porthos baron.

- Je n’en doute pas. La baronne Porthos surtout est admirable.

Les deux amis éclatèrent de rire.

- Ainsi, reprit d’Artagnan, vous ne voulez pas passer au Mazarin?

- Ni vous aux princes?

- Non. Ne passons à personne, alors, et restons amis; ne soyons
ni cardinalistes ni frondeurs.

- Oui, dit Aramis, soyons mousquetaires.

- Même avec le petit collet, reprit d’Artagnan.

- Surtout avec le petit collet! s’écria Aramis, c’est ce qui en
fait le charme.

- Alors donc, adieu, dit d’Artagnan.

- Je ne vous retiens pas, mon cher, dit Aramis, vu que je ne
saurais où vous coucher, et que je ne puis décemment vous offrir
la moitié du hangar de Planchet.

- D’ailleurs je suis à trois lieues à peine de Paris, les chevaux
sont reposés, et en moins d’une heure je serai rendu.

Et d’Artagnan se versa un dernier verre de vin.

- À notre ancien temps! dit-il.

- Oui, reprit Aramis, malheureusement c’est un temps passé...
_fugit irreparabile tempus ..._

- Bah! dit d’Artagnan, il reviendra peut-être. En tout cas, si
vous avez besoin de moi, rue Tiquetonne, hôtel de_ La Chevrette._

- Et moi au couvent des jésuites: de six heures du matin à huit
heures du soir, par la porte; de huit heures du soir à six heures
du matin, par la fenêtre.

- Adieu, mon cher.

- Oh! je ne vous quitte pas ainsi, laissez-moi vous reconduire.

Et il prit son épée et son manteau.

- Il veut s’assurer que je pars, dit en lui-même d’Artagnan.

Aramis siffla Bazin, mais Bazin dormait dans l’antichambre sur les
restes de son souper, et Aramis fut forcé de le secouer par
l’oreille pour le réveiller.

Bazin étendit les bras, se frotta les yeux et essaya de se
rendormir.

- Allons, allons, maître dormeur, vite l’échelle.

- Mais, dit Bazin en bâillant à se démonter la mâchoire, elle est
restée à la fenêtre, l’échelle.

- L’autre, celle du jardinier: n’as-tu pas vu que d’Artagnan a eu
peine à monter et aura encore plus grand’peine à descendre?

D’Artagnan allait assurer Aramis qu’il descendrait fort bien,
lorsqu’il lui vint une idée; cette idée fit qu’il se tut.

Bazin poussa un profond soupir et sortit pour aller chercher
l’échelle. Un instant après, une bonne et solide échelle de bois
était posée contre la fenêtre.

- Allons donc, dit d’Artagnan, voilà ce qui s’appelle un moyen de
communication, une femme monterait à une échelle comme celle-là.

Un regard perçant d’Aramis sembla vouloir aller chercher la pensée
de son ami jusqu’au fond de son coeur, mais d’Artagnan soutint ce
regard avec un air d’admirable naïveté.

D’ailleurs en ce moment il mettait le pied sur le premier échelon
de l’échelle et descendait.

En un instant il fut à terre. Quant à Bazin, il demeura à la
fenêtre.

- Reste là, dit Aramis, je reviens.

Tous deux s’acheminèrent vers le hangar: à leur approche Planchet
sortit, tenant en bride les deux chevaux.

- À la bonne heure, dit Aramis, voilà un serviteur actif et
vigilant; ce n’est pas comme ce paresseux de Bazin, qui n’est plus
bon à rien depuis qu’il est homme Église Suivez-nous, Planchet;
nous allons en causant jusqu’au bout du village.

Effectivement, les deux amis traversèrent tout le village en
causant de choses indifférentes; puis, aux dernières maisons:

- Allez donc, cher ami, dit Aramis, suivez votre carrière, la
fortune vous sourit, ne la laissez pas échapper; souvenez-vous que
c’est une courtisane, et traitez-la en conséquence; quant à moi,
je reste dans mon humilité et dans ma paresse; adieu.

- Ainsi, c’est bien décidé, dit d’Artagnan, ce que je vous ai
offert ne vous agrée point?

- Cela m’agréerait fort, au contraire, dit Aramis, si j’étais un
homme comme un autre, mais, je vous le répète, en vérité je suis
un composé de contrastes: ce que je hais aujourd’hui, je
l’adorerai demain, et _vice versa._ Vous voyez bien que je ne puis
m’engager comme vous, par exemple, qui avez des idées arrêtées.

- Tu mens, sournois, se dit à lui-même d’Artagnan: tu es le seul,
au contraire, qui saches choisir un but et qui y marches
obscurément.

- Adieu donc, mon cher, continua Aramis, et merci de vos
excellentes intentions, et surtout des bons souvenirs que votre
présence a éveillés en moi.

Ils s’embrassèrent. Planchet était déjà à cheval. D’Artagnan se
mit en selle à son tour, puis ils se serrèrent encore une fois la
main. Les cavaliers piquèrent leurs chevaux et s’éloignèrent du
côté de Paris.

Aramis resta debout et immobile sur le milieu du pavé jusqu’à ce
qu’il les eût perdus de vue.

Mais, au bout de deux cents pas, d’Artagnan s’arrêta court, sauta
à terre, jeta la bride de son cheval au bras de Planchet, et prit
ses pistolets dans ses fontes, qu’il passa à sa ceinture.

- Qu’avez-vous donc, monsieur? dit Planchet tout effrayé.

- J’ai que, si fin qu’il soit, dit d’Artagnan, il ne sera pas dit
que je serai sa dupe. Reste ici et ne bouge pas; seulement mets-
toi sur le revers du chemin et attends-moi.

À ces mots, d’Artagnan s’élança de l’autre côté du fossé qui
bordait la route, et piqua à travers la plaine de manière à
tourner le village. Il avait remarqué entre la maison qu’habitait
madame de Longueville et le couvent des jésuites un espace vide
qui n’était fermé que par une haie.

Peut-être une heure auparavant eût-il eu de la peine à retrouver
cette haie, mais la lune venait de se lever, et quoique de temps
en temps elle fût couverte par des nuages, on y voyait, même
pendant les obscurcies, assez clair pour retrouver son chemin.

D’Artagnan gagna donc la haie et se cacha derrière. En passant
devant la maison où avait eu lieu la scène que nous avons
racontée, il avait remarqué que la même fenêtre s’était éclairée
de nouveau, et il était convaincu qu’Aramis était pas encore
rentré chez lui, et que, lorsqu’il y rentrerait, il n’y rentrerait
pas seul.

En effet, au bout d’un instant il entendit des pas qui
s’approchaient et comme un bruit de voix qui parlaient à demi bas.

Au commencement de la haie les pas s’arrêtèrent.

D’Artagnan mit un genou en terre, cherchant la plus grande
épaisseur de la haie pour s’y cacher.

En ce moment deux hommes apparurent, au grand étonnement de
d’Artagnan; mais bientôt son étonnement cessa, car il entendit
vibrer une voix douce et harmonieuse: l’un de ces deux hommes
était une femme déguisée en cavalier.

- Soyez tranquille, mon cher René, disait la voix douce, la même
chose ne se renouvellera plus; j’ai découvert une espèce de
souterrain qui passe sous la rue, et nous n’aurons qu’à soulever
une des dalles qui sont devant la porte pour vous ouvrir une
sortie.

- Oh! dit une autre voix que d’Artagnan reconnut pour celle
d’Aramis, je vous jure bien, princesse, que si notre renommée ne
dépendait pas de toutes ces précautions, et que je n’y risquasse
que ma vie...

- Oui, oui, je sais que vous êtes brave et aventureux autant
qu’homme du monde; mais vous n’appartenez pas seulement à moi
seule, vous appartenez à tout notre parti. Soyez donc prudent,
soyez donc sage.

- J’obéis toujours, madame, dit Aramis, quand on me sait
commander avec une voix si douce.

Il lui baisa tendrement la main.

- Ah! s’écria le cavalier à la voix douce.

- Quoi? demanda Aramis.

- Mais ne voyez-vous pas que le vent a enlevé mon chapeau?

Et Aramis s’élança après le feutre fugitif. D’Artagnan profita de
la circonstance pour chercher un endroit de la haie moins touffu
qui laissât son regard pénétrer librement jusqu’au problématique
cavalier. En ce moment, justement, la lune, curieuse peut-être
comme l’officier, sortait de derrière un nuage, et, à sa clarté
indiscrète, d’Artagnan reconnut les grands yeux bleus, les cheveux
d’or et la noble tête de la duchesse de Longueville.

Aramis revint en riant un chapeau sur la tête et un à la main, et
tous deux continuèrent leur chemin vers le couvent des jésuites.

- Bon! dit d’Artagnan en se relevant et en brossant son genou,
maintenant je te tiens, tu es frondeur et amant de madame de
Longueville.
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Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) XI. Les deux Gaspards
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