PLUME DE POÉSIES
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.

PLUME DE POÉSIES

Forum de poésies et de partage. Poèmes et citations par noms,Thèmes et pays. Écrivez vos Poésies et nouvelles ici. Les amoureux de la poésie sont les bienvenus.
 
AccueilPORTAILS'enregistrerDernières imagesConnexion
 

 Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) XX. Grimaud entre en fonctions

Aller en bas 
AuteurMessage
Invité
Invité




Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) XX. Grimaud entre en fonctions Empty
MessageSujet: Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) XX. Grimaud entre en fonctions   Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) XX. Grimaud entre en fonctions Icon_minitimeDim 7 Avr - 16:02

XX. Grimaud entre en fonctions

Grimaud se présenta donc avec ses dehors favorables au donjon de
Vincennes. M. de Chavigny se piquait d’avoir l’oeil infaillible;
ce qui pourrait faire croire qu’il était véritablement le fils du
cardinal de Richelieu, dont c’était aussi la prétention éternelle.
Il examina donc avec attention le postulant, et conjectura que les
sourcils rapprochés, les lèvres minces, le nez crochu et les
pommettes saillantes de Grimaud étaient des indices parfaits. Il
ne lui adressa que douze paroles; Grimaud en répondit quatre.

- Voilà un garçon distingué, et je l’avais jugé tel, dit
M. de Chavigny; allez vous faire agréer de M. La Ramée, et dites-
lui que vous me convenez sur tous les points.

Grimaud tourna sur ses talons et s’en alla passer l’inspection
beaucoup plus rigoureuse de La Ramée. Ce qui le rendait plus
difficile, c’est que M. de Chavigny savait qu’il pouvait se
reposer sur lui, et que lui voulait pouvoir se reposer sur
Grimaud.

Grimaud avait juste les qualités qui peuvent séduire un exempt qui
désire un sous-exempt; aussi, après mille questions qui
n’obtinrent chacune qu’un quart de réponse, La Ramée, fasciné par
cette sobriété de paroles, se frotta les mains et enrôla Grimaud.

- La consigne? demanda Grimaud.

- La voici: Ne jamais laisser le prisonnier seul, lui ôter tout
instrument piquant ou tranchant, l’empêcher de faire signe aux
gens du dehors ou de causer trop longtemps avec ses gardiens.

- C’est tout? demanda Grimaud.

- Tout pour le moment, répondit La Ramée. Des circonstances
nouvelles, s’il y en a, amèneront de nouvelles consignes.

- Bon, répondit Grimaud.

Et il entra chez M. le duc de Beaufort.

Celui-ci était en train de se peigner la barbe qu’il laissait
pousser ainsi que ses cheveux, pour faire pièce au Mazarin en
étalant sa misère et en faisant parade de sa mauvaise mine. Mais
comme quelques jours auparavant il avait cru, du haut du donjon,
reconnaître au fond d’un carrosse la belle madame de Montbazon,
dont le souvenir lui était toujours cher, il n’avait pas voulu
être pour elle ce qu’il était pour Mazarin; il avait donc, dans
l’espérance de la revoir, demandé un peigne de plomb qui lui avait
été accordé.

M. de Beaufort avait demandé un peigne de plomb, parce que comme
tous les blonds, il avait la barbe un peu rouge: il se la teignait
en se la peignant.

Grimaud, en entrant, vit le peigne que le prince venait de déposer
sur la table; il le prit en faisant une révérence.

Le duc regarda cette étrange figure avec étonnement.

La figure mit le peigne dans sa poche.

- Holà, hé! qu’est-ce que cela? s’écria le duc, et quel est ce
drôle?

Grimaud ne répondit point, mais salua une seconde fois.

- Es-tu muet? s’écria le duc.

Grimaud fit signe que non.

- Qu’es-tu alors? réponds, je te l’ordonne, dit le duc.

- Gardien, répondit Grimaud.

- Gardien! s’écria le duc. Bien, il ne manquait que cette figure
patibulaire à ma collection. Holà! La Ramée, quelqu’un!

La Ramée appelé accourut; malheureusement pour le prince il
allait, se reposant sur Grimaud, se rendre à Paris, il était déjà
dans la cour et remonta mécontent.

- Qu’est-ce, mon prince? demanda-t-il.

- Quel est ce maraud qui prend mon peigne et qui le met dans sa
poche? demanda M. de Beaufort.

- C’est un de vos gardes, Monseigneur, un garçon plein de mérite
et que vous apprécierez comme M. de Chavigny et moi, j’en suis
sûr.

- Pourquoi me prend-il mon peigne?

- En effet, dit La Ramée, pourquoi prenez-vous le peigne de
Monseigneur?

Grimaud tira le peigne de sa poche, passa son doigt dessus, et, en
regardant et montrant la grosse dent, se contenta de prononcer un
seul mot:

- Piquant.

- C’est vrai, dit La Ramée.

- Que dit cet animal? demanda le duc.

- Que tout instrument piquant est interdit par le roi à
Monseigneur.

- Ah çà! dit le duc, êtes-vous fou, La Ramée? Mais c’est vous-
même qui me l’avez donné, ce peigne.

- Et grand tort j’ai eu, Monseigneur; car en vous le donnant je
me suis mis en contravention avec ma consigne.

Le duc regarda furieusement Grimaud, qui avait rendu le peigne à
La Ramée.

- Je prévois que ce drôle me déplaira énormément, murmura le
prince.

En effet, en prison il n’y a pas de sentiment intermédiaire. Comme
tout, hommes et choses, vous est ou ami ou ennemi, on aime ou l’on
hait quelquefois avec raison, mais bien plus souvent encore par
instinct. Or, par ce motif infiniment simple que Grimaud au
premier coup d’oeil avait plu à M. de Chavigny et à La Ramée, il
devait, ses qualités aux yeux du gouverneur et de l’exempt
devenant des défauts aux yeux du prisonnier, déplaire tout d’abord
à M. de Beaufort.

Cependant Grimaud ne voulut pas dès le premier jour rompre
directement en visière avec le prisonnier; il avait besoin, non
pas d’une répugnance improvisée, mais d’une belle et bonne haine
bien tenace.

Il se retira donc pour faire place à quatre gardes qui, venant de
déjeuner, pouvaient reprendre leur service près du prince.

De son côté, le prince avait à confectionner une nouvelle
plaisanterie sur laquelle il comptait beaucoup: il avait demandé
des écrevisses pour son déjeuner du lendemain et comptait passer
la journée à faire une petite potence pour pendre la plus belle au
milieu de sa chambre. La couleur rouge que devait lui donner la
cuisson ne laisserait aucun doute sur l’allusion, et ainsi il
aurait eu le plaisir de pendre le cardinal en effigie en attendant
qu’il fût pendu en réalité, sans qu’on pût toutefois lui reprocher
d’avoir pendu autre chose qu’une écrevisse.

La journée fut employée aux préparatifs de l’exécution. On devient
très enfant en prison, et M. de Beaufort était de caractère à le
devenir plus que tout autre. Il alla se promener comme d’habitude,
brisa deux ou trois petites branches destinées à jouer un rôle
dans sa parade, et, après avoir beaucoup cherché, trouva un
morceau de verre cassé, trouvaille qui parut lui faire le plus
grand plaisir. Rentré chez lui, il effila son mouchoir.

Aucun de ces détails n’échappa à l’oeil investigateur de Grimaud.

Le lendemain matin la potence était prête, et afin de pouvoir la
planter dans le milieu de la chambre, M. de Beaufort en effilait
un des bouts avec son verre brisé.

La Ramée le regardait faire avec la curiosité d’un père qui pense
qu’il va peut-être découvrir un joujou nouveau pour ses enfants,
et les quatre gardes avec cet air de désoeuvrement qui faisait à
cette époque comme aujourd’hui le caractère principal de la
physionomie du soldat.

Grimaud entra comme le prince venait de poser son morceau de
verre, quoiqu’il n’eût pas encore achevé d’effiler le pied de sa
potence; mais il s’était interrompu pour attacher le fil à son
extrémité opposée.

Il jeta sur Grimaud un coup d’oeil où se révélait un reste de la
mauvaise humeur de la veille; mais comme il était d’avance très
satisfait du résultat que ne pouvait manquer d’avoir sa nouvelle
invention, il n’y fit pas autrement attention.

Seulement, quand il eut fini de faire un noeud à la marinière à un
bout de son fil et un noeud coulant à l’autre, quand il eut jeté
un regard sur le plat d’écrevisses et choisi de l’oeil la plus
majestueuse, il se retourna pour aller chercher son morceau de
verre. Le morceau de verre avait disparu.

- Qui m’a pris mon morceau de verre? demanda le prince en
fronçant le sourcil.

Grimaud fit signe que c’était lui.

- Comment! toi encore? et pourquoi me l’as-tu pris?

- Oui, demanda La Ramée, pourquoi avez-vous pris le morceau de
verre à Son Altesse?

Grimaud, qui tenait à la main le fragment de vitre, passa le doigt
sur le fil, et dit:

- Tranchant.

- C’est juste, Monseigneur, dit La Ramée. Ah peste! que nous
avons acquis là un garçon précieux!

- Monsieur Grimaud, dit le prince, dans votre intérêt, je vous en
conjure, ayez soin de ne jamais vous trouver à la portée de ma
main.

Grimaud fit la révérence et se retira au bout de la chambre.

- Chut, chut, Monseigneur, dit La Ramée; donnez-moi votre petite
potence, je vais l’effiler avec mon couteau.

- Vous? dit le duc en riant.

- Oui, moi; n’était-ce pas cela que vous désiriez?

- Sans doute.

- Tiens, au fait, dit le duc, ce sera plus drôle. Tenez, mon cher
La Ramée.

La Ramée, qui n’avait rien compris à l’exclamation du prince,
effila le pied de la potence le plus proprement du monde.

- Là, dit le duc; maintenant, faites-moi un petit trou en terre
pendant que je vais aller chercher le patient.

La Ramée mit un genou en terre et creusa le sol.

Pendant ce temps, le prince suspendit son écrevisse au fil.

Puis il planta la potence au milieu de la chambre en éclatant de
rire.

La Ramée aussi rit de tout son coeur, sans trop savoir de quoi il
riait, et les gardes firent chorus.

Grimaud seul ne rit pas.

Il s’approcha de La Ramée, et, lui montrant l’écrevisse qui
tournait au bout de son fil:

- Cardinal! dit-il.

- Pendu par Son Altesse le duc de Beaufort, reprit le prince en
riant plus fort que jamais, et par maître Jacques-Chrysostome La
Ramée, exempt du roi.

La Ramée poussa un cri de terreur et se précipita vers la potence,
qu’il arracha de terre, qu’il mit incontinent en morceaux, et dont
il jeta les morceaux par la fenêtre. Il allait en faire autant de
l’écrevisse, tant il avait perdu l’esprit, lorsque Grimaud la lui
prit des mains.

- Bonne à manger, dit-il; et il la mit dans sa poche.

Cette fois le duc avait pris si grand plaisir à cette scène, qu’il
pardonna presque à Grimaud le rôle qu’il avait joué. Mais comme,
dans le courant de la journée, il réfléchit à l’intention qu’avait
eue son gardien, et qu’au fond cette intention lui parut mauvaise,
il sentit sa haine pour lui s’augmenter d’une manière sensible.

Mais l’histoire de l’écrevisse n’en eut pas moins, au grand
désespoir de La Ramée, un immense retentissement dans l’intérieur
du donjon, et même au-dehors. M. de Chavigny, qui au fond du coeur
détestait fort le cardinal, eut soin de conter l’anecdote à deux
ou trois amis bien intentionnés, qui la répandirent à l’instant
même.

Cela fit passer deux ou trois bonnes journées à M. de Beaufort.

Cependant, le duc avait remarqué parmi ses gardes un homme porteur
d’une assez bonne figure, et il l’amadouait d’autant plus qu’à
chaque instant Grimaud lui déplaisait davantage. Or, un matin
qu’il avait pris cet homme à part, et qu’il était parvenu à lui
parler quelque temps en tête à tête, Grimaud entra, regarda ce qui
se passait, puis s’approchant respectueusement du garde et du
prince, il prit le garde par le bras.

- Que me voulez-vous? demanda brutalement le duc.

Grimaud conduisit le garde à quatre pas et lui montra la porte.

- Allez, dit-il.

Le garde obéit.

- Oh! mais, s’écria le prince, vous m’êtes insupportable: je vous
châtierai.

Grimaud salua respectueusement.

- Monsieur l’espion, je vous romprai les os! s’écria le prince
exaspéré.

Grimaud salua en reculant.

- Monsieur l’espion, continua le duc, je vous étranglerai de mes
propres mains.

Grimaud salua en reculant toujours.

- Et cela, reprit le prince, qui pensait qu’autant valait en
finir de suite, pas plus tard qu’à l’instant même.

Et il étendit ses deux mains crispées vers Grimaud, qui se
contenta de pousser le garde dehors et de fermer la porte derrière
lui.

En même temps il sentit les mains du prince qui s’abaissaient sur
ses épaules, pareilles à deux tenailles de fer; il se contenta, au
lieu d’appeler ou de se défendre, d’amener lentement son index à
la hauteur de ses lèvres et de prononcer à demi-voix, en colorant
sa figure de son plus charmant sourire, le mot:

- Chut!

C’était une chose si rare de la part de Grimaud qu’un geste, qu’un
sourire et qu’une parole, que Son Altesse s’arrêta tout court, au
comble de la stupéfaction.

Grimaud profita de ce moment pour tirer de la doublure de sa veste
un charmant petit billet à cachet aristocratique, auquel sa longue
station dans les habits de Grimaud n’avait pu faire perdre
entièrement son premier parfum, et le présenta au duc sans
prononcer une parole.

Le duc, de plus en plus étonné, lâcha Grimaud, prit le billet, et,
reconnaissant l’écriture:

- De madame de Montbazon? s’écria-t-il.

Grimaud fit signe de la tête que oui.

Le duc déchira rapidement l’enveloppe, passa sa main sur ses yeux,
tant il était ébloui, et lut ce qui suit:

«Mon cher duc,

Vous pouvez vous fier entièrement au brave garçon qui vous
remettra ce billet, car c’est le valet d’un gentilhomme qui est à
nous, et qui nous l’a garanti comme éprouvé par vingt ans de
fidélité. Il a consenti à entrer au service de votre exempt et à
s’enfermer avec vous à Vincennes, pour préparer et aider à votre
fuite, de laquelle nous nous occupons.

Le moment de la délivrance approche; prenez patience et courage en
songeant que, malgré le temps et l’absence, tous vos amis vous ont
conservé les sentiments qu’ils vous avaient voués.

Votre toute et toujours affectionnée,

«MARIE DE MONTBAZON.»

«_P.-S._ - Je signe en toutes lettres, car ce serait par trop de
vanité de penser qu’après cinq ans d’absence vous reconnaîtriez
mes initiales.»

Le duc demeura un instant étourdi. Ce qu’il cherchait depuis cinq
ans sans avoir pu le trouver, c’est-à-dire un serviteur, un aide,
un ami, lui tombait tout à coup du ciel au moment où il s’y
attendait le moins. Il regarda Grimaud avec étonnement et revint à
sa lettre qu’il relut d’un bout à l’autre.

- Oh! chère Marie, murmura-t-il quand il eut fini, c’est donc
bien elle que j’avais aperçue au fond de son carrosse! Comment,
elle pense encore à moi après cinq ans de séparation! Morbleu!
voilà une constance comme on n’en voit que dans l’_Astrée_.

Puis se retournant vers Grimaud:

- Et toi, mon brave garçon, ajouta-t-il, tu consens donc à nous
aider?

Grimaud fit signe que oui.

- Et tu es venu ici pour cela?

Grimaud répéta le même signe.

- Et moi qui voulais t’étrangler! s’écria le duc. Grimaud se prit
à sourire.

- Mais attends, dit le duc.

Et il fouilla dans sa poche.

- Attends, continua-t-il en renouvelant l’expérience infructueuse
une première fois, il ne sera pas dit qu’un pareil dévouement pour
un petit-fils de Henri IV restera sans récompense.

Le mouvement du duc de Beaufort dénonçait la meilleure intention
du monde. Mais une des précautions qu’on prenait à Vincennes était
de ne pas laisser d’argent aux prisonniers.

Sur quoi Grimaud, voyant le désappointement du duc, tira de sa
poche une bourse pleine d’or et la lui présenta.

- Voilà ce que vous cherchez, dit-il.

Le duc ouvrit la bourse et voulut la vider entre les mains de
Grimaud, mais Grimaud secoua la tête.

- Merci, Monseigneur, ajouta-t-il en se reculant, je suis payé.

Le duc tombait de surprise en surprise.

Le duc lui tendit la main; Grimaud s’approcha et la lui baisa
respectueusement. Les grandes manières d’Athos avaient déteint sur
Grimaud.

- Et maintenant, demanda le duc, qu’allons-nous faire?

- Il est onze heures du matin, reprit Grimaud. Que Monseigneur, à
deux heures, demande à faire une partie de paume avec La Ramée, et
envoie deux ou trois balles pardessus les remparts.

- Eh bien, après?

- Après... Monseigneur s’approchera des murailles et criera à un
homme qui travaille dans les fossés de les lui renvoyer.

- Je comprends, dit le duc.

Le visage de Grimaud parut exprimer une vive satisfaction: le peu
d’usage qu’il faisait d’habitude de la parole lui rendait la
conversation difficile.

Il fit un mouvement pour se retirer.

- Ah çà! dit le duc, tu ne veux donc rien accepter?

- Je voudrais que Monseigneur me fît une promesse.

- Laquelle? parle.

- C’est que, lorsque nous nous sauverons, je passerai toujours et
partout le premier; car si l’on rattrape Monseigneur, le plus
grand risque qu’il coure est d’être réintégré dans sa prison,
tandis que si l’on m’attrape, moi, le moins qui puisse m’arriver,
c’est d’être pendu.

- C’est trop juste, dit le duc, et, foi de gentilhomme, il sera
fait comme tu demandes.

- Maintenant, dit Grimaud, je n’ai plus qu’une chose à demander à
Monseigneur: c’est qu’il continue de me faire l’honneur de me
détester comme auparavant.

- Je tâcherai, dit le duc.

On frappa à la porte.

Le duc mit son billet et sa bourse dans sa poche et se jeta sur
son lit. On savait que c’était sa ressource dans ses grands
moments d’ennui. Grimaud alla ouvrir: c’était La Ramée qui venait
de chez le cardinal, où s’était passée la scène que nous avons
racontée.

La Ramée jeta un regard investigateur autour de lui, et voyant
toujours les mêmes symptômes d’antipathie entre le prisonnier et
son gardien, il sourit plein d’une satisfaction intérieure.

Puis se retournant vers Grimaud:

- Bien, mon ami, lui dit-il, bien. Il vient d’être parlé de vous
en bon lieu, et vous aurez bientôt, je l’espère, des nouvelles qui
ne vous seront point désagréables.

Grimaud salua d’un air qu’il tâcha de rendre gracieux et se
retira, ce qui était son habitude quand son supérieur entrait.

- Eh bien, Monseigneur! dit La Ramée avec son gros rire, vous
boudez donc toujours ce pauvre garçon?

- Ah! c’est vous, La Ramée, dit le duc; ma foi, il était temps
que vous arrivassiez. Je m’étais jeté sur mon lit et j’avais
tourné le nez au mur pour ne pas céder à la tentation de tenir ma
promesse en étranglant ce scélérat de Grimaud.

- Je doute pourtant, dit La Ramée en faisant une spirituelle
allusion au mutisme de son subordonné, qu’il ait dit quelque chose
de désagréable à Votre Altesse.

- Je le crois pardieu bien! un muet d’Orient. Je vous jure qu’il
était temps que vous revinssiez, La Ramée, et que j’avais hâte de
vous revoir.

- Monseigneur est trop bon, dit La Ramée, flatté du compliment.

- Oui, continua le duc; en vérité, je me sens aujourd’hui d’une
maladresse qui vous fera plaisir à voir.

- Nous ferons donc une partie de paume? dit machinalement La
Ramée.

- Si vous le voulez bien.

- Je suis aux ordres de Monseigneur.

- C’est-à-dire, mon cher La Ramée, dit le duc, que vous êtes un
homme charmant et que je voudrais demeurer éternellement à
Vincennes pour avoir le plaisir de passer ma vie avec vous.

- Monseigneur, dit La Ramée, je crois qu’il ne tiendra pas au
cardinal que vos souhaits ne soient accomplis.

- Comment cela? L’avez-vous vu depuis peu?

- Il m’a envoyé quérir ce matin.

- Vraiment! pour vous parler de moi?

- De quoi voulez-vous qu’il me parle? En vérité, Monseigneur,
vous êtes son cauchemar.

Le duc sourit amèrement.

- Ah! dit-il, si vous acceptiez mes offres, La Ramée!

- Allons, Monseigneur, voilà encore que nous allons reparler de
cela; mais vous voyez bien que vous n’êtes pas raisonnable.

- La Ramée, je vous ai dit et je vous répète encore que je ferais
votre fortune.

- Avec quoi? Vous ne serez pas plus tôt sorti de prison que vos
biens seront confisqués.

- Je ne serai pas plus tôt sorti de prison que je serai maître de
Paris.

- Chut! chut donc! Eh bien... mais, est-ce que je puis entendre
des choses comme cela? Voilà une belle conversation à tenir à un
officier du roi! Je vois bien, Monseigneur, qu’il faudra que je
cherche un second Grimaud.

- Allons! n’en parlons plus. Ainsi il a été question de moi entre
toi et le cardinal? La Ramée, tu devrais, un jour qu’il te fera
demander, me laisser mettre tes habits; j’irais à ta place, je
l’étranglerais, et, foi de gentilhomme, si c’était une condition,
je reviendrais me mettre en prison.

- Monseigneur, je vois bien qu’il faut que j’appelle Grimaud.

- J’ai tort. Et que t’a-t-il dit, le cuistre?

- Je vous passe le mot, Monseigneur, dit La Ramée d’un air fin,
parce qu’il rime avec ministre. Ce qu’il m’a dit? Il m’a dit de
vous surveiller.

- Et pourquoi cela, me surveiller? demanda le duc inquiet.

- Parce qu’un astrologue a prédit que vous vous échapperiez.

- Ah! un astrologue a prédit cela? dit le duc en tressaillant
malgré lui.

- Oh! mon Dieu, oui! ils ne savent que s’imaginer, ma parole
d’honneur, pour tourmenter les honnêtes gens, ces imbéciles de
magiciens.

- Et qu’as-tu répondu à l’illustrissime Éminence?

- Que si l’astrologue en question faisait des almanachs, je ne
lui conseillerais pas d’en acheter.

- Pourquoi?

- Parce que, pour vous sauver, il faudrait que vous devinssiez
pinson ou roitelet.

- Et tu as bien raison, malheureusement. Allons faire une partie
de paume, La Ramée.

- Monseigneur, j’en demande bien pardon à Votre Altesse, mais il
faut qu’elle m’accorde une demi-heure.

- Et pourquoi cela?

- Parce que monseigneur Mazarin est plus fier que vous, quoiqu’il
ne soit pas tout à fait de si bonne naissance, et qu’il a oublié
de m’inviter à déjeuner.

- Eh bien! veux-tu que je te fasse apporter à déjeuner ici?

- Non pas! Monseigneur. Il faut vous dire que le pâtissier qui
demeurait en face du château, et qu’on appelait le père Marteau
...

- Eh bien?

- Eh bien! il y a huit jours qu’il a vendu son fonds à un
pâtissier de Paris, à qui les médecins, à ce qu’il paraît, ont
recommandé l’air de la campagne.

- Eh bien! qu’est-ce que cela me fait à moi?

- Attendez donc, Monseigneur; de sorte que ce damné pâtissier a
devant sa boutique une masse de choses qui vous font venir l’eau à
la bouche.

- Gourmand.

- Eh, mon Dieu! Monseigneur, reprit La Ramée, on n’est pas
gourmand parce qu’on aime à bien manger. Il est dans la nature de
l’homme de chercher la perfection dans les pâtés comme dans les
autres choses. Or, ce gueux de pâtissier, il faut vous dire,
Monseigneur, que quand il m’a vu m’arrêter devant son étalage, il
est venu à moi la langue tout enfarinée et m’a dit: «Monsieur La
Ramée, il faut me faire avoir la pratique des prisonniers du
donjon. J’ai acheté l’établissement de mon prédécesseur parce
qu’il m’a assuré qu’il fournissait le château: et cependant, sur
mon honneur, monsieur La Ramée, depuis huit jours que je suis
établi, M. de Chavigny ne m’a pas fait acheter une tartelette.

«- Mais, lui ai-je dit alors, c’est probablement que
M. de Chavigny craint que votre pâtisserie ne soit pas bonne.

«- Pas bonne, ma pâtisserie! eh bien, monsieur La Ramée, je veux
vous en faire juge, et cela à l’instant même.

«- Je ne peux pas, lui ai-je répondu, il faut absolument que je
rentre au château.

«- Eh bien, a-t-il dit, allez à vos affaires, puisque vous
paraissez pressé, mais revenez dans une demi-heure.

«- Dans une demi-heure?

«- Oui. Avez-vous déjeuné?

«- Ma foi, non.

«- Eh bien, voici un pâté qui vous attendra avec une bouteille de
vieux bourgogne...

«Et vous comprenez, Monseigneur, comme je suis à jeun, je
voudrais, avec la permission de Votre Altesse...

Et La Ramée s’inclina.

- Va donc, animal, dit le duc; mais fais attention que je ne te
donne qu’une demi-heure.

- Puis-je promettre votre pratique au successeur du père Marteau,
Monseigneur?

- Oui, pourvu qu’il ne mette pas de champignons dans ses pâtés;
tu sais, ajouta le prince, que les champignons du bois de
Vincennes sont mortels à ma famille.

La Ramée sortit sans relever l’allusion, et, cinq minutes après sa
sortie, l’officier de garde entra sous prétexte de faire honneur
au prince en lui tenant compagnie, mais en réalité pour accomplir
les ordres du cardinal, qui, ainsi que nous l’avons dit,
recommandait de ne pas perdre le prisonnier de vue.

Mais pendant les cinq minutes qu’il était resté seul, le duc avait
eu le temps de relire le billet de madame de Montbazon, lequel
prouvait au prisonnier que ses amis ne l’avaient pas oublié et
s’occupaient de sa délivrance. De quelle façon? il l’ignorait
encore, mais il se promettait bien, quel que fût son mutisme, de
faire parler Grimaud, dans lequel il avait une confiance d’autant
plus grande qu’il se rendait maintenant compte de toute sa
conduite, et qu’il comprenait qu’il n’avait inventé toutes les
petites persécutions dont il poursuivait le duc, que pour ôter à
ses gardiens toute idée qu’il pouvait s’entendre avec lui.

Cette ruse donna au duc une haute idée de l’intellect de Grimaud,
auquel il résolut de se fier entièrement.
Revenir en haut Aller en bas
 
Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) XX. Grimaud entre en fonctions
Revenir en haut 
Page 1 sur 1
 Sujets similaires
-
» Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) XXXVI. Grimaud parle
» Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) Conclusion.
» Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) L. L’émeute
» Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) LXX. Les ouvriers
» Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) LXXXVI. La

Permission de ce forum:Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
PLUME DE POÉSIES :: POÈTES & POÉSIES INTERNATIONALES :: POÈMES FRANCAIS-
Sauter vers: