PLUME DE POÉSIES
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 Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) XLVII. Le Te Deum de la victoire de Lens

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Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) XLVII. Le Te Deum de la victoire de Lens Empty
MessageSujet: Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) XLVII. Le Te Deum de la victoire de Lens   Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) XLVII. Le Te Deum de la victoire de Lens Icon_minitimeDim 14 Avr - 19:17

XLVII. Le Te Deum de la victoire de Lens

Tout ce mouvement que Madame Henriette avait remarqué et dont elle
avait cherché vainement le motif était occasionné par la victoire
de Lens, dont M. le Prince avait fait messager M. le duc de
Châtillon, qui y avait eu une noble part; il était, en outre,
chargé de suspendre aux voûtes de Notre-Dame vingt-deux drapeaux,
pris tant aux Lorrains qu’aux Espagnols.

Cette nouvelle était décisive: elle tranchait le procès entamé
avec le parlement en faveur de la cour. Tous les impôts
enregistrés sommairement, et auxquels le parlement faisait
opposition, étaient toujours motivés sur la nécessité de soutenir
l’honneur de la France et sur l’espérance hasardeuse de battre
l’ennemi. Or, comme depuis Nordlingen on n’avait éprouvé que des
revers, le parlement avait beau jeu pour interpeller M. de Mazarin
sur les victoires toujours promises et toujours ajournées; mais
cette fois on en était enfin venu aux mains, il y avait eu
triomphe et triomphe complet: aussi tout le monde avait-il compris
qu’il y avait double victoire pour la cour, victoire à
l’extérieur, victoire à l’intérieur, si bien qu’il n’y avait pas
jusqu’au jeune roi, qui, en apprenant cette nouvelle, ne se fût
écrié:

- Ah! messieurs du parlement, nous allons voir ce que vous allez
dire.

Sur quoi la reine avait pressé sur son coeur l’enfant royal, dont
les sentiments hautains et indomptés s’harmonisaient si bien avec
les siens. Un conseil eut lieu le même soir, auquel avaient été
appelés le maréchal de La Meilleraie et M. de Villeroy, parce
qu’ils étaient mazarins; Chavigny et Séguier, parce qu’ils
haïssaient le parlement, et Guitaut et Comminges, parce qu’ils
étaient dévoués à la reine.

Rien ne transpira de ce qui avait été décidé dans ce conseil. On
sut seulement que le dimanche suivant il y aurait un _Te Deum_
chanté à Notre-Dame en l’honneur de la victoire de Lens.

Le dimanche suivant, les Parisiens s’éveillèrent donc dans
l’allégresse: c’était une grande affaire, à cette époque, qu’un
_Te Deum_. On n’avait pas encore fait abus de ce genre de
cérémonie, et elle produisait son effet. Le soleil, qui, de son
côté, semblait prendre part à la fête, s’était levé radieux et
dorait les sombres tours de la métropole, déjà remplie d’une
immense quantité de peuple; les rues les plus obscures de la Cité
avaient pris un air de fête, et tout le long des quais on voyait
de longues files de bourgeois, d’artisans, de femmes et d’enfants
se rendant à Notre-Dame, semblables à un fleuve qui remonterait
vers sa source.

Les boutiques étaient désertes, les maisons fermées; chacun avait
voulu voir le jeune roi avec sa mère et le fameux cardinal de
Mazarin, que l’on haïssait tant que personne ne voulait se priver
de sa présence.

La plus grande liberté, au reste, régnait parmi ce peuple immense;
toutes les opinions s’exprimaient ouvertement et sonnaient, pour
ainsi dire, l’émeute, comme les mille cloches de toutes les
églises de Paris sonnaient le _Te Deum_. La police de la ville
était faite par la ville elle-même, rien de menaçant ne venait
troubler le concert de la haine générale et glacer les paroles
dans ces bouches médisantes.

Cependant, dès huit heures du matin, le régiment des gardes de la
reine, commandé par Guitaut, et en second par Comminges, son
neveu, était venu, tambours et trompettes en tête, s’échelonner
depuis le Palais-Royal jusqu’à Notre-Dame, manoeuvre que les
Parisiens avaient vue avec tranquillité, toujours curieux qu’ils
sont de musique militaire et d’uniformes éclatants.

Friquet était endimanché, et sous prétexte d’une fluxion qu’il
s’était momentanément procurée en introduisant un nombre infini de
noyaux de cerise dans un des côtés de sa bouche, il avait obtenu
de Bazin son supérieur un congé pour toute la journée.

Bazin avait commencé par refuser, car Bazin était de mauvaise
humeur, d’abord du départ d’Aramis, qui était parti sans lui dire
où il allait, ensuite de servir une messe dite en faveur d’une
victoire qui n’était pas selon ses opinions, Bazin était frondeur,
on se le rappelle; et s’il y avait eu moyen que, dans une pareille
solennité, le bedeau s’absentât comme un simple enfant de choeur,
Bazin eût certainement adressé à l’archevêque la même demande que
celle qu’on venait de lui faire. Il avait donc commencé par
refuser, comme nous avons dit, tout congé; mais en la présence
même de Bazin la fluxion de Friquet avait tellement augmenté de
volume, que pour l’honneur du corps des enfants de choeur, qui
aurait été compromis par une pareille difformité, il avait fini
par céder en grommelant. À la porte de l’église, Friquet avait
craché sa fluxion et envoyé du côté de Bazin un de ces gestes qui
assurent au gamin de Paris sa supériorité sur les autres gamins de
l’univers; et, quant à son hôtellerie, il s’en était naturellement
débarrassé en disant qu’il servait la messe à Notre-Dame.

Friquet était donc libre, et, ainsi que nous l’avons vu, avait
revêtu sa plus somptueuse toilette; il avait surtout, comme
ornement remarquable de sa personne, un de ces bonnets
indescriptibles qui tiennent le milieu entre la barrette du moyen
âge et le chapeau du temps de Louis XIII. Sa mère lui avait
fabriqué ce curieux couvre-chef, et, soit caprice, soit manque
d’étoffe uniforme, s’était montrée en le fabriquant peu soucieuse
d’assortir les couleurs; de sorte que le chef-d’oeuvre de la
chapellerie du dix-septième siècle était jaune et vert d’un côté,
blanc et rouge de l’autre. Mais Friquet, qui avait toujours aimé
la variété dans les tons, n’en était que plus fier et plus
triomphant.

En sortant de chez Bazin, Friquet était parti tout courant pour le
Palais-Royal; il y arriva au moment où en sortait le régiment des
gardes, et, comme il ne venait pas pour autre chose que pour jouir
de sa vue et profiter de sa musique, il prit place en tête,
battant le tambour avec deux ardoises, et passant de cet exercice
à celui de la trompette, qu’il contrefaisait naturellement avec la
bouche d’une façon qui lui avait plus d’une fois valu les éloges
des amateurs de l’harmonie imitative.

Cet amusement dura de la barrière des Sergents jusqu’à la place
Notre-Dame; et Friquet y prit un véritable plaisir; mais lorsque
le régiment s’arrêta et que les compagnies, en se développant,
pénétrèrent jusqu’au coeur de la Cité, se posant à l’extrémité de
la rue Saint-Christophe, près de la rue Cocatrix, où demeurait
Broussel, alors Friquet, se rappelant qu’il n’avait pas déjeuné,
chercha de quel côté il pourrait tourner ses pas pour accomplir
cet acte important de la journée, et après avoir mûrement
réfléchi, décida que ce serait le conseiller Broussel qui ferait
les frais de son repas.

En conséquence il prit son élan, arriva tout essoufflé devant la
porte du conseiller et heurta rudement.

Sa mère, la vieille servante de Broussel, vint ouvrir.

- Que viens-tu faire ici, garnement, dit-elle, et pourquoi n’es-
tu pas à Notre-Dame?

- J’y étais, mère Nanette, dit Friquet, mais j’ai vu qu’il s’y
passait des choses dont maître Broussel devait être averti, et
avec la permission de M. Bazin, vous savez bien, mère Nanette,
M. Bazin le bedeau? je suis venu pour parler à M. Broussel.

- Et que veux-tu lui dire, magot, à M. Broussel?

- Je veux lui parler à lui-même.

- Cela ne se peut pas, il travaille.

- Alors j’attendrai, dit Friquet, que cela arrangeait d’autant
mieux qu’il trouverait bien moyen d’utiliser le temps.

Et il monta rapidement l’escalier, que dame Nanette monta plus
lentement derrière lui.

- Mais enfin, dit-elle, que lui veux-tu, à M. Broussel?

- Je veux lui dire, répondit Friquet en criant de toutes ses
forces, qu’il y a le régiment des gardes tout entier qui vient de
ce côté-ci. Or, comme j’ai entendu dire partout qu’il y avait à la
cour de mauvaises dispositions contre lui, je viens le prévenir
afin qu’il se tienne sur ses gardes.

Broussel entendit le cri du jeune drôle, et, charmé de son excès
de zèle, descendit au premier étage; car il travaillait en effet
dans son cabinet au second.

- Eh! dit-il, mon ami, que nous importe le régiment des gardes,
et n’es-tu pas fou de faire un pareil esclandre? Ne sais-tu pas
que c’est l’usage d’agir comme ces messieurs le font, et que c’est
l’habitude de ce régiment de se mettre en haie sur le passage du
roi?

Friquet contrefit l’étonné, et tournant son bonnet neuf entre ses
doigts:

- Ce n’est pas étonnant que vous le sachiez, dit-il, vous,
monsieur Broussel, qui savez tout; mais moi, en vérité du bon
Dieu, je ne le savais pas, et j’ai cru vous donner un bon avis. Il
ne faut pas m’en vouloir pour cela, monsieur Broussel.

- Au contraire, mon garçon, au contraire, et ton zèle me plaît.
Dame Nanette, voyez donc un peu à ces abricots que madame de
Longueville nous a envoyés hier de Noisy; et donnez-en donc une
demi-douzaine à votre fils avec un croûton de pain tendre.

- Ah! merci, monsieur Broussel, dit Friquet; merci, j’aime
justement beaucoup les abricots.

Broussel alors passa chez sa femme et demanda son déjeuner. Il
était neuf heures et demie. Le conseiller se mit à la fenêtre. La
rue était complètement déserte, mais au loin on entendait, comme
le bruit d’une marée qui monte, l’immense mugissement des ondes
populaires qui grossissaient déjà autour de Notre-Dame.

Ce bruit redoubla lorsque d’Artagnan vint avec une compagnie de
mousquetaires se poser aux portes de Notre-Dame pour faire faire
le service de l’église. Il avait dit à Porthos de profiter de
l’occasion pour voir la cérémonie, et Porthos, en grande tenue,
monta sur son plus beau cheval, faisant le mousquetaire honoraire,
comme jadis si souvent d’Artagnan l’avait fait. Le sergent de
cette compagnie, vieux soldat des guerres d’Espagne, avait reconnu
Porthos, son ancien compagnon, et bientôt il avait mis au courant
chacun de ceux qui servaient sous ses ordres des hauts faits de ce
géant, l’honneur des anciens mousquetaires de Tréville. Porthos
non seulement avait été bien accueilli dans la compagnie mais
encore il y était regardé avec admiration.

À dix heures, le canon du Louvre annonça la sortie du roi. Un
mouvement pareil à celui des arbres dont un vent d’orage courbe et
tourmente les cimes courut dans la multitude, qui s’agita derrière
les mousquets immobiles des gardes. Enfin le roi parut avec la
reine dans un carrosse tout doré. Dix autres carrosses suivaient,
renfermant les dames d’honneur, les officiers de la maison royale
et toute la cour.

- Vive le roi! cria-t-on de toutes parts.

Le jeune roi mit gravement la tête à la portière, fit une petite
mine assez reconnaissante, et salua même légèrement, ce qui fit
redoubler les cris de la multitude.

Le cortège s’avança lentement et mit près d’une demi-heure pour
franchir l’intervalle qui sépare le Louvre de la place Notre-Dame.
Arrivé là, il se rendit peu à peu sous la voûte immense de la
sombre métropole, et le service divin commença.

Au moment où la cour prenait place, un carrosse aux armes de
Comminges quitta la file des carrosses de la cour, et vint
lentement se placer au bout de la rue Saint-Christophe,
entièrement déserte. Arrivé là, quatre gardes et un exempt qui
l’escortaient montèrent dans la lourde machine et en fermèrent les
mantelets; puis à travers un jour prudemment ménagé, l’exempt se
mit à guetter le long de la rue Cocatrix, comme s’il attendait
l’arrivée de quelqu’un.

Tout le monde était occupé de la cérémonie, de sorte que ni le
carrosse ni les précautions dont s’entouraient ceux qui étaient
dedans ne furent remarqués. Friquet, dont l’oeil toujours au guet
eût pu seul les pénétrer, s’en était allé savourer ses abricots
sur l’entablement d’une maison du parvis Notre-Dame. De là il
voyait le roi, la reine et M. de Mazarin et entendait la messe
comme s’il l’avait servie.

Vers la fin de l’office, la reine, voyant que Comminges attendait
debout auprès d’elle une confirmation de l’ordre qu’elle lui avait
déjà donné avant de quitter le Louvre, dit à demi-voix:

- Allez Comminges, et que Dieu vous assiste!

Comminges partit aussitôt, sortit de l’église, et entra dans la
rue Saint-Christophe.

Friquet, qui vit ce bel officier marcher suivi de deux gardes,
s’amusa à le suivre, et cela avec d’autant plus d’allégresse que
la cérémonie finissait à l’instant même et que le roi remontait
dans son carrosse.

À peine l’exempt vit-il apparaître Comminges au bout de la rue
Cocatrix, qu’il dit un mot au cocher, lequel mit aussitôt sa
machine en mouvement et la conduisit devant la porte de Broussel.

Comminges frappait à cette porte en même temps que la voiture s’y
arrêtait.

Friquet attendait derrière Comminges que cette porte fût ouverte.

- Que fais-tu là, drôle? demanda Comminges.

- J’attends pour entrer chez maître Broussel, monsieur
l’officier! dit Friquet de ce ton câlin que sait si bien prendre
dans l’occasion le gamin de Paris.

- C’est donc bien là qu’il demeure? demanda Comminges.

- Oui, monsieur.

- Et quel étage occupe-t-il?

- Toute la maison, dit Friquet; la maison est à lui.

- Mais où se tient-il ordinairement?

- Pour travailler, il se tient au second, mais pour prendre ses
repas, il descend au premier; dans ce moment il doit dîner, car il
est midi.

- Bien, dit Comminges.

En ce moment on ouvrit. L’officier interrogea le laquais, et
apprit que maître Broussel était chez lui, et dînait
effectivement. Comminges monta derrière le laquais, et Friquet
monta derrière Comminges.

Broussel était assis à table avec sa famille, ayant devant lui sa
femme, à ses côtés ses deux filles, et au bout de la table son
fils, Louvières, que nous avons vu déjà apparaître lors de
l’accident arrivé au conseiller, accident dont au reste il était
parfaitement remis. Le bonhomme, revenu en pleine santé, goûtait
donc les beaux fruits que lui avait envoyés madame de Longueville.

Comminges, qui avait arrêté le bras du laquais au moment où celui-
ci allait ouvrir la porte pour l’annoncer, ouvrit la porte lui-
même et se trouva en face de ce tableau de famille.

À la vue de l’officier, Broussel se sentit quelque peu ému; mais,
voyant qu’il saluait poliment, il se leva et salua aussi.

Cependant, malgré cette politesse réciproque, l’inquiétude se
peignit sur le visage des femmes; Louvières devint fort pâle et
attendait impatiemment que l’officier s’expliquât.

- Monsieur, dit Comminges, je suis porteur d’un ordre du roi.

- Fort bien, monsieur, répondit Broussel. Quel est cet ordre?

Et il tendit la main.

- J’ai commission de me saisir de votre personne, monsieur, dit
Comminges, toujours sur le même ton, avec la même politesse, et si
vous voulez bien m’en croire, vous vous épargnerez la peine de
lire cette longue lettre et vous me suivrez.

La foudre tombée au milieu de ces bonnes gens si paisiblement
assemblés n’eût pas produit un effet plus terrible. Broussel
recula tout tremblant. C’était une terrible chose à cette époque
que d’être emprisonné par l’inimitié du roi. Louvières fit un
mouvement pour sauter sur son épée, qui était sur une chaise dans
l’angle de la salle; mais un coup d’oeil du bonhomme Broussel, qui
au milieu de tout cela ne perdait pas la tête, contint ce
mouvement désespéré. Madame Broussel, séparée de son mari par la
largeur de la table, fondait en larmes, les deux jeunes filles
tenaient leur père embrassé.

- Allons, monsieur, dit Comminges, hâtons-nous, il faut obéir au
roi.

- Monsieur, dit Broussel, je suis en mauvaise santé et ne puis me
rendre prisonnier en cet état; je demande du temps.

- C’est impossible, répondit Comminges, l’ordre est formel et
doit être exécuté à l’instant même.

- Impossible! dit Louvières; monsieur, prenez garde de nous
pousser au désespoir.

- Impossible! dit une voix criarde au fond de la chambre.

Comminges se retourna et vit dame Nanette son balai à la main et
dont les yeux brillaient de tous les feux de la colère.

- Ma bonne Nanette, tenez-vous tranquille, dit Broussel, je vous
en prie.

- Moi, me tenir tranquille quand on arrête mon maître, le
soutien, le libérateur, le père du pauvre peuple! Ah bien oui!
vous me connaissez encore... Voulez-vous vous en aller! dit-elle à
Comminges.

Comminges sourit.

- Voyons, monsieur, dit-il en se retournant vers Broussel,
faites-moi taire cette femme et suivez-moi.

- Me faire taire, moi! moi! dit Nanette; ah bien oui! il en
faudrait encore un autre que vous, mon bel oiseau du roi! Vous
allez voir.

Et dame Nanette s’élança vers la fenêtre, l’ouvrit, et d’une voix
si perçante qu’on put l’entendre du parvis Notre-Dame:

- Au secours! cria-t-elle, on arrête mon maître! on arrête le
conseiller Broussel! au secours!

- Monsieur, dit Comminges, déclarez-vous tout de suite: obéirez-
vous ou comptez-vous faire rébellion au roi?

- J’obéis, j’obéis, monsieur, s’écria Broussel essayant de se
dégager de l’étreinte de ses deux filles et de contenir du regard
son fils toujours prêt à lui échapper.

- En ce cas, dit Comminges, imposez silence à cette vieille.

- Ah! vieille! dit Nanette.

Et elle se mit à crier de plus belle en se cramponnant aux barres
de la fenêtre:

- Au secours! au secours! pour maître Broussel, qu’on arrête
parce qu’il a défendu le peuple; au secours!

Comminges saisit la servante à bras-le-corps, et voulut l’arracher
de son poste; mais au même instant une autre voix, sortant d’une
espèce d’entresol, hurla d’un ton de fausset:

- Au meurtre! au feu! à l’assassin! On tue M. Broussel! on égorge
M. Broussel!

C’était la voix de Friquet. Dame Nanette, se sentant soutenue,
reprit alors avec plus de force et fit chorus.

Déjà des têtes curieuses apparaissaient aux fenêtres. Le peuple,
attiré au bout de la rue, accourait, des hommes, puis des groupes,
puis une foule: on entendait les cris; on voyait un carrosse, mais
on ne comprenait pas. Friquet sauta de l’entresol sur l’impériale
de la voiture.

- Ils veulent arrêter M. Broussel! cria-t-il; il y a des gardes
dans le carrosse, et l’officier est là-haut.

La foule se mit à gronder et s’approcha des chevaux. Les deux
gardes qui étaient restés dans l’allée montèrent au secours de
Comminges; ceux qui étaient dans le carrosse ouvrirent les
portières et croisèrent la pique.

- Les voyez-vous? criait Friquet. Les voyez-vous? les voilà.

Le cocher se retourna et envoya à Friquet un coup de fouet qui le
fit hurler de douleur.

- Ah! cocher du diable! s’écria Friquet, tu t’en mêles? attends!

Et il regagna son entresol, d’où il accabla le cocher de tous les
projectiles qu’il put trouver.

Malgré la démonstration hostile des gardes, et peut-être même à
cause de cette démonstration, la foule se mit à gronder et
s’approcher des chevaux. Les gardes firent reculer les plus mutins
à grands coups de pique.

Cependant le tumulte allait toujours croissant; la rue ne pouvait
plus contenir les spectateurs qui affluaient de toutes parts; la
presse envahissait l’espace que formaient encore entre eux et le
carrosse les redoutables piques des gardes. Les soldats, repoussés
comme par des murailles vivantes, allaient être écrasés contre les
moyeux des roues et les panneaux de la voiture. Les cris: «Au nom
du roi!» vingt fois répétés par l’exempt, ne pouvaient rien contre
cette redoutable multitude, et semblaient l’exaspérer encore,
quand, à ces cris: «Au nom du roi!», un cavalier accourut, et,
voyant des uniformes fort maltraités, s’élança dans la mêlée
l’épée à la main et apporta un secours inespéré aux gardes.

Ce cavalier était un jeune homme de quinze à seize ans à peine,
que la colère rendait pâle. Il mit pied à terre comme les autres
gardes, s’adossa au timon de la voiture, se fit un rempart de son
cheval, tira de ses fontes les pistolets, qu’il passa à sa
ceinture et commença à espadonner en homme à qui le maniement de
l’épée est chose familière.

Pendant dix minutes, à lui seul le jeune homme soutint l’effort de
toute la foule.

Alors on vit paraître Comminges poussant Broussel devant lui.

- Rompons le carrosse! criait le peuple.

- Au secours! criait la vieille.

- Au meurtre! criait Friquet en continuant de faire pleuvoir sur
les gardes tout ce qui se trouvait sous sa main.

- Au nom du roi! criait Comminges.

- Le premier qui avance est mort! cria Raoul qui, se voyant
pressé, fit sentir la pointe de son épée à une espèce de géant qui
était prêt à l’écraser, et qui, se sentant blessé, recula en
hurlant.

Car c’était Raoul qui, revenant de Blois, selon qu’il l’avait
promis au comte de La Fère, après cinq jours d’absence, avait
voulu jouir du coup d’oeil de la cérémonie, et avait pris par les
rues qui le conduiraient plus directement à Notre-Dame. Arrivé aux
environs de la rue Cocatrix, il s’était trouvé entraîné par le
flot du populaire, et à ce mot: «Au nom du roi!» il s’était
rappelé le mot d’Athos: «Servez le roi» et il était accouru
combattre pour le roi, dont on maltraitait les gardes.

Comminges jeta pour ainsi dire Broussel dans le carrosse et
s’élança derrière lui. En ce moment un coup d’arquebuse retentit,
une balle traversa du haut en bas le chapeau de Comminges et cassa
le bras d’un garde. Comminges releva la tête et vit, au milieu de
la fumée, la figure menaçante de Louvières qui apparaissait à la
fenêtre du second étage.

- C’est bien, monsieur, dit Comminges, vous entendrez parler de
moi.

- Et vous aussi, monsieur, dit Louvières, et nous verrons lequel
parlera plus haut.

Friquet et Nanette hurlaient toujours; les cris, le bruit du coup,
l’odeur de la poudre toujours si enivrante, faisaient leur effet.

- À mort l’officier! à mort! hurla la foule.

Et il se fit un grand mouvement.

- Un pas de plus, cria Comminges en abattant les mantelets pour
qu’on pût bien voir dans la voiture et en appuyant son épée sur la
poitrine de Broussel, un pas de plus, et je tue le prisonnier;
j’ai ordre de l’amener mort ou vif, je l’amènerai mort, voilà
tout.

Un cri terrible retentit: la femme et les filles de Broussel
tendaient au peuple des mains suppliantes.

Le peuple comprit que cet officier si pâle, mais qui paraissait si
résolu, ferait comme il disait: on continua de menacer, mais on
s’écarta.

Comminges fit monter avec lui dans la voiture le garde blessé, et
ordonna aux autres de fermer la portière.

- Touche au palais, dit-il au cocher plus mort que vif.

Celui-ci fouetta ses animaux, qui ouvrirent un large chemin dans
la foule; mais en arrivant au quai, il fallut s’arrêter. Le
carrosse versa, les chevaux étaient portés, étouffés, broyés par
la foule, Raoul, à pied, car il n’avait pas eu le temps de
remonter à cheval, las de distribuer des coups de plat d’épée,
comme les gardes las de distribuer des coups de plat de lame,
commençait à recourir à la pointe. Mais ce terrible et dernier
recours ne faisait qu’exaspérer la multitude. On commençait de
temps en temps à voir reluire aussi au milieu de la foule le canon
d’un mousquet ou la lame d’une rapière; quelques coups de feu
retentissaient, tirés en l’air sans doute, mais dont l’écho ne
faisait pas moins vibrer les coeurs; les projectiles continuaient
de pleuvoir des fenêtres. On entendait des voix que l’on n’entend
que les jours d’émeute; on voyait des visages qu’on ne voit que
les jours sanglants. Les cris: «À mort! à mort les gardes! à la
Seine l’officier!» dominaient tout ce bruit, si immense qu’il fût.
Raoul, son chapeau broyé, le visage sanglant, sentait que non
seulement ses forces, mais encore sa raison, commençaient à
l’abandonner; ses yeux nageaient dans un brouillard rougeâtre, et
à travers ce brouillard il voyait cent bras menaçants s’étendre
sur lui, prêts à le saisir quand il tomberait. Comminges
s’arrachait les cheveux de rage dans le carrosse renversé. Les
gardes ne pouvaient porter secours à personne, occupés qu’ils
étaient chacun à se défendre personnellement. Tout était fini:
carrosse, chevaux, gardes, satellites et prisonnier peut-être,
tout allait être dispersé par lambeaux, quand tout à coup une voix
bien connue de Raoul retentit, quand soudain une large épée brilla
en l’air; au même instant la foule s’ouvrit, trouée, renversée,
écrasée: un officier de mousquetaires, frappant et taillant de
droite et de gauche, courut à Raoul et le prit dans ses bras au
moment où il allait tomber.

- Sangdieu! cria l’officier, l’ont-ils donc assassiné? En ce cas,
malheur à eux!

Et il se retourna si effrayant de vigueur, de colère et de menace,
que les plus enragés rebelles se ruèrent les uns sur les autres
pour s’enfuir et que quelques-uns roulèrent jusque dans la Seine.

- Monsieur d’Artagnan, murmura Raoul.

- Oui, sangdieu! en personne, et heureusement pour vous, à ce
qu’il paraît, mon jeune ami. Voyons! ici, vous autres, s’écria-t-
il en se redressant sur ses étriers et élevant son épée, appelant
de la voix et du geste les mousquetaires qui n’avaient pu le
suivre tant sa course avait été rapide. Voyons, balayez-moi tout
cela! Aux mousquets! Portez armes! Apprêtez armes! En joue...

À cet ordre les montagnes du populaire s’affaissèrent si
subitement, que d’Artagnan ne put retenir un éclat de rire
homérique.

- Merci, d’Artagnan, dit Comminges, montrant la moitié de son
corps par la portière du carrosse renversé; merci, mon jeune
gentilhomme! Votre nom? que je le dise à la reine.

Raoul allait répondre, lorsque d’Artagnan se pencha à son oreille:

- Taisez-vous, dit-il, et laissez-moi répondre.

Puis, se retournant vers Comminges:

- Ne perdez pas votre temps, Comminges, dit-il, sortez du
carrosse si vous pouvez, et faites-en avancer un autre.

- Mais lequel?

- Pardieu, le premier venu qui passera sur le Pont-Neuf, ceux qui
le montent seront trop heureux, je l’espère, de prêter leur
carrosse pour le service du roi.

- Mais, dit Comminges, je ne sais.

- Allez donc, ou, dans cinq minutes, tous les manants vont
revenir avec des épées et des mousquets. Vous serez tué et votre
prisonnier délivré. Allez. Et, tenez, voici justement un carrosse
qui vient là-bas.

Puis se penchant de nouveau vers Raoul:

- Surtout ne dites pas votre nom, lui souffla-t-il.

Le jeune homme le regardait d’un air étonné.

- C’est bien, j’y cours, dit Comminges, et s’ils reviennent
faites feu.

- Non pas, non pas, répondit d’Artagnan, que personne ne bouge,
au contraire: un coup de feu tiré en ce moment serait payé trop
cher demain.

Comminges prit ses quatre gardes et autant de mousquetaires et
courut au carrosse. Il en fit descendre les gens qui s’y
trouvaient et le ramena près du carrosse versé.

Mais lorsqu’il fallut transporter Broussel du char brisé dans
l’autre, le peuple, qui aperçut celui qu’il appelait son
libérateur, poussa des hurlements inimaginables et se rua de
nouveau vers le carrosse.

- Partez, dit d’Artagnan. Voici dix mousquetaires pour vous
accompagner, j’en garde vingt pour contenir le peuple; partez et
ne perdez pas une minute. Dix hommes pour monsieur de Comminges!

Dix hommes se séparèrent de la troupe, entourèrent le nouveau
carrosse et partirent au galop.

Au départ du carrosse les cris redoublèrent; plus de dix mille
hommes se pressaient sur le quai, encombrant le Pont-Neuf et les
rues adjacentes.

Quelques coups de feu partirent. Un mousquetaire fut blessé.

- En avant, cria d’Artagnan poussé à bout et mordant sa
moustache.

Et il fit avec ses vingt hommes une charge sur tout ce peuple, qui
se renversa épouvanté. Un seul homme demeura à sa place
l’arquebuse à la main.

- Ah! dit cet homme, c’est toi qui déjà as voulu l’assassiner!
attends!

Et il abaissa son arquebuse sur d’Artagnan, qui arrivait sur lui
au triple galop.

D’Artagnan se pencha sur le cou de son cheval, le jeune homme fit
feu; la balle coupa la plume de son chapeau.

Le cheval emporté heurta l’imprudent qui, à lui seul, essayait
d’arrêter une tempête, et l’envoya tomber contre la muraille.

D’Artagnan arrêta son cheval tout court, et tandis que ses
mousquetaires continuaient de charger, il revint l’épée haute sur
celui qu’il avait renversé.

- Ah! monsieur, cria Raoul, qui reconnaissait le jeune homme pour
l’avoir vu rue Cocatrix, monsieur, épargnez-le, c’est son fils.

D’Artagnan retint son bras prêt à frapper.

- Ah! vous êtes son fils, dit-il; c’est autre chose.

- Monsieur, je me rends! dit Louvières tendant à l’officier son
arquebuse déchargée.

- Eh non! ne vous rendez pas, mordieu! filez au contraire, et
promptement; si je vous prends, vous serez pendu.

Le jeune homme ne se le fit pas dire deux fois, il passa sous le
cou du cheval et disparut au coin de la rue Guénégaud.

- Ma foi, dit d’Artagnan à Raoul, il était temps que vous
m’arrêtiez la main, c’était un homme mort, et, ma foi, quand
j’aurais su qui il était, j’eusse eu regret de l’avoir tué.

- Ah! monsieur, dit Raoul, permettez qu’après vous avoir remercié
pour ce pauvre garçon, je vous remercie pour moi; moi aussi,
monsieur, j’allais mourir quand vous êtes arrivé.

- Attendez, attendez, jeune homme, et ne vous fatiguez pas à
parler.

Puis tirant d’une de ses fontes un flacon plein de vin d’Espagne:

- Buvez deux gorgées de ceci, dit-il.

Raoul but et voulut renouveler ses remerciements.

- Cher, dit d’Artagnan, nous parlerons de cela plus tard.

Puis, voyant que les mousquetaires avaient balayé le quai depuis
le Pont-Neuf jusqu’au quai Saint-Michel et qu’ils revenaient, il
leva son épée pour qu’ils doublassent le pas.

Les mousquetaires arrivèrent au trot; en même temps, de l’autre
côté du quai, arrivaient les dix hommes d’escorte que d’Artagnan
avait donnés à Comminges.

- Holà! dit d’Artagnan s’adressant à ceux-ci, est-il arrivé
quelque chose de nouveau?

- Eh, monsieur, dit le sergent, leur carrosse s’est encore brisé
une fois; c’est une véritable malédiction.

D’Artagnan haussa les épaules.

- Ce sont des maladroits, dit-il; quand on choisit un carrosse,
il faut qu’il soit solide: le carrosse avec lequel on arrête un
Broussel doit pouvoir porter dix mille hommes.

- Qu’ordonnez-vous, mon lieutenant?

- Prenez le détachement et conduisez-le au quartier.

- Mais vous vous retirez donc seul?

- Certainement. Croyez-vous pas que j’aie besoin d’escorte?

- Cependant...

- Allez donc.

Les mousquetaires partirent et d’Artagnan demeura seul avec Raoul.

- Maintenant, souffrez-vous? lui dit-il.

- Oui, monsieur, j’ai la tête lourde et brûlante.

- Qu’y a-t-il donc à cette tête? dit d’Artagnan levant le
chapeau. Ah! ah! une contusion.

- Oui, j’ai reçu, je crois, un pot de fleurs sur la tête.

- Canaille! dit d’Artagnan. Mais vous avez des éperons, étiez-
vous donc à cheval?

- Oui; mais j’en suis descendu pour défendre M. de Comminges, et
mon cheval a été pris. Et tenez, le voici.

En effet, en ce moment même le cheval de Raoul passait monté par
Friquet, qui courait au galop, agitant son bonnet de quatre
couleurs et criant.

- Broussel! Broussel!

- Holà! arrête, drôle! cria d’Artagnan, amène ici ce cheval.

Friquet entendit bien; mais il fit semblant de ne pas entendre, et
essaya de continuer son chemin.

D’Artagnan eut un instant envie de courir après maître Friquet,
mais il ne voulut point laisser Raoul seul; il se contenta donc de
prendre un pistolet dans ses fontes et de l’armer.

Friquet avait l’oeil vif et l’oreille fine, il vit le mouvement de
d’Artagnan, entendit le bruit du chien; il arrêta son cheval tout
court.

- Ah! c’est vous, monsieur l’officier, s’écria-t-il en venant à
d’Artagnan, et je suis en vérité bien aise de vous rencontrer.

D’Artagnan regarda Friquet avec attention et reconnut le petit
garçon de la rue de la Calandre.

- Ah! c’est toi, drôle, dit-il; viens ici.

- Oui, c’est moi, monsieur l’officier, dit Friquet de son air
câlin.

- Tu as donc changé de métier? tu n’es donc plus enfant de
choeur? tu n’es donc plus garçon de taverne? tu es donc voleur de
chevaux?

- Ah! monsieur l’officier, peut-on dire! s’écria Friquet, je
cherchais le gentilhomme auquel appartient ce cheval, un beau
cavalier brave comme un César... Il fit semblant d’apercevoir
Raoul pour la première fois... Ah! mais je ne me trompe pas,
continua-t-il, le voici. Monsieur, vous n’oublierez pas le garçon,
n’est-ce pas?

Raoul mit la main à sa poche.

- Qu’allez-vous faire? dit d’Artagnan.

- Donner dix livres à ce brave garçon, répondit Raoul en tirant
une pistole de sa poche.

- Dix coups de pied dans le ventre, dit d’Artagnan. Va-t’en,
drôle! et n’oublie pas que j’ai ton adresse.

Friquet, qui ne s’attendait pas à en être quitte à si bon marché,
ne fit qu’un bond du quai à la rue Dauphine, où il disparut. Raoul
remonta sur son cheval, et tous deux marchant au pas, d’Artagnan
gardant le jeune homme comme si c’était son fils, prirent le
chemin de la rue Tiquetonne.

Tout le long de la route il y eut bien de sourds murmures et de
lointaines menaces; mais, à l’aspect de cet officier à la tournure
si militaire, à la vue de cette puissante épée qui pendait à son
poignet soutenue par sa dragonne, on s’écarta constamment, et
aucune tentative sérieuse ne fut faite contre les deux cavaliers.

On arriva donc sans accident à l’hôte de _La Chevrette._

La belle Madeleine annonça à d’Artagnan que Planchet était de
retour et avait amené Mousqueton, lequel avait supporté
héroïquement l’extraction de la balle et se trouvait aussi bien
que le comportait son état.

D’Artagnan ordonna alors d’appeler Planchet; mais, si bien qu’on
l’appelât, Planchet ne répondit point: il avait disparu.

- Alors, du vin! dit d’Artagnan.

Puis quand le vin fut apporté et que d’Artagnan fut seul avec
Raoul:

- Vous êtes bien content de vous, n’est-ce pas? dit-il en le
regardant entre les deux yeux.

- Mais oui, dit Raoul; il me semble que j’ai fait mon devoir.
N’ai-je pas défendu le roi?

- Et qui vous dit de défendre le roi?

- Mais M. le comte de La Fère lui-même.

- Oui, le roi; mais aujourd’hui vous n’avez pas défendu le roi,
vous avez défendu Mazarin, ce qui n’est pas la même chose.

- Mais, monsieur...

- Vous avez fait une énormité, jeune homme, vous vous êtes mêlé
de choses qui ne vous regardent pas.

- Cependant vous-même...

- Oh! moi, c’est autre chose; moi, j’ai dû obéir aux ordres de
mon capitaine. Votre capitaine, à vous, c’est M. le Prince.
Entendez bien cela, vous n’en avez pas d’autre. Mais a-t-on vu,
continua d’Artagnan, cette mauvaise tête qui va se faire mazarin,
et qui aide à arrêter Broussel! Ne soufflez pas un mot de cela, au
moins, ou M. le comte de La Fère serait furieux.

- Vous croyez que M. le comte de La Fère se fâcherait contre moi?

- Si je le crois! j’en suis sûr; sans cela je vous remercierais,
car enfin vous avez travaillé pour nous. Aussi je vous gronde en
son lieu et place; la tempête sera plus douce, croyez-moi. Puis,
ajouta d’Artagnan, j’use, mon cher enfant, du privilège que votre
tuteur m’a concédé.

- Je ne vous comprends pas, monsieur, dit Raoul.

D’Artagnan se leva, alla à son secrétaire, prit une lettre et la
présenta à Raoul.

Dès que Raoul eut parcouru le papier, ses regards se troublèrent.

- Oh! mon Dieu, dit-il en levant ses beaux yeux tout humides de
larmes sur d’Artagnan, M. le comte a donc quitté Paris sans me
voir?

- Il est parti il y a quatre jours, dit d’Artagnan.

- Mais sa lettre semble indiquer qu’il court un danger de mort.

- Ah bien oui; lui, courir un danger de mort! soyez tranquille:
non, il voyage pour affaire et va revenir bientôt; vous n’avez pas
de répugnance, je l’espère, à m’accepter pour tuteur par intérim?

- Oh! non, monsieur d’Artagnan, dit Raoul, vous êtes si brave
gentilhomme et M. le comte de La Fère vous aime tant!

- Eh! mon Dieu! aimez-moi aussi; je ne vous tourmenterai guère,
mais à la condition que vous serez frondeur, mon jeune ami, et
très frondeur même.

- Mais puis-je continuer de voir madame de Chevreuse?

- Je le crois mordieu bien! et M. le coadjuteur aussi, et madame
de Longueville aussi; et si le bonhomme Broussel était là, que
vous avez si étourdiment contribué à faire arrêter, je vous
dirais: Faites vos excuses bien vite à M. Broussel et embrassez-le
sur les deux joues.

- Allons, monsieur, je vous obéirai, quoique je ne vous comprenne
pas.

- C’est inutile que vous compreniez. Tenez, continua d’Artagnan
en se tournant vers la porte qu’on venait d’ouvrir, voici M. du
Vallon qui nous arrive avec ses habits tout déchirés.

- Oui, mais en échange, dit Porthos ruisselant de sueur et tout
souillé de poussière, en échange j’ai déchiré bien des peaux. Ces
croquants ne voulaient-ils pas m’ôter mon épée! Peste! quelle
émotion populaire! continua le géant avec son air tranquille; mais
j’en ai assommé plus de vingt avec le pommeau de Balizarde... Un
doigt de vin, d’Artagnan.

- Oh! je m’en rapporte à vous, dit le Gascon en remplissant le
verre de Porthos jusqu’au bord; mais quand vous aurez bu, dites-
moi votre opinion.

Porthos avala le verre d’un trait; puis, quand il l’eut posé sur
la table et qu’il eut sucé sa moustache:

- Sur quoi? dit-il.

- Tenez, reprit d’Artagnan, voici monsieur de Bragelonne qui
voulait à toute force aider à l’arrestation de Broussel et que
j’ai eu grand peine à empêcher de défendre M. de Comminges!

- Peste! dit Porthos; et le tuteur, qu’aurait-il dit s’il eût
appris cela?

- Voyez-vous, interrompit d’Artagnan; frondez, mon ami, frondez
et songez que je remplace M. le comte en tout.

Et il fit sonner sa bourse.

Puis, se retournant vers son compagnon:

- Venez-vous, Porthos? dit-il.

- Où cela? demanda Porthos en se versant un second verre de vin.

- Présenter nos hommages au cardinal.

Porthos avala le second verre avec la même tranquillité qu’il
avait bu le premier, reprit son feutre, qu’il avait déposé sur une
chaise, et suivit d’Artagnan.

Quant à Raoul, il resta tout étourdi de ce qu’il voyait,
d’Artagnan lui ayant défendu de quitter la chambre avant que toute
cette émotion se fût calmée.
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Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) XLVII. Le Te Deum de la victoire de Lens
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