PLUME DE POÉSIES
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 Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) LXVIII. Le procès

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Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) LXVIII. Le procès Empty
MessageSujet: Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) LXVIII. Le procès   Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) LXVIII. Le procès Icon_minitimeLun 15 Avr - 18:35

LXVIII. Le procès

Le lendemain une garde nombreuse conduisait Charles Ier devant la
haute cour qui devait le juger.

La foule envahissait les rues et les maisons voisines du palais;
aussi, dès les premiers pas que firent les quatre amis, ils furent
arrêtés par l’obstacle presque infranchissable de ce mur vivant;
quelques hommes du peuple, robustes et hargneux, repoussèrent même
Aramis si rudement, que Porthos leva son poing formidable et le
laissa retomber sur la face farineuse d’un boulanger, laquelle
changea immédiatement de couleur et se couvrit de sang, écachée
qu’elle était comme une grappe de raisins mûrs. La chose fit
grande rumeur; trois hommes voulurent s’élancer sur Porthos; mais
Athos en écarta un, d’Artagnan l’autre, et Porthos jeta le
troisième par-dessus sa tête. Quelques Anglais amateurs de pugilat
apprécièrent la façon rapide et facile avec laquelle avait été
exécutée cette manoeuvre, et battirent des mains. Peu s’en fallut
alors qu’au lieu d’être assommés, comme ils commençaient à le
craindre, Porthos et ses amis ne fussent portés en triomphe; mais
nos quatre voyageurs, qui craignaient tout ce qui pouvait les
mettre en lumière, parvinrent à se soustraire à l’ovation.
Cependant ils gagnèrent une chose à cette démonstration
herculéenne, c’est que la foule s’ouvrit devant eux et qu’ils
parvinrent au résultat qui un instant auparavant leur avait paru
impossible, c’est-à-dire à aborder le palais.

Tout Londres se pressait aux portes des tribunes; aussi, lorsque
les quatre amis réussirent à pénétrer dans une d’elles,
trouvèrent-ils les trois premiers bancs occupés. Ce n’était que
demi-mal pour des gens qui désiraient ne pas être reconnus; ils
prirent donc leurs places, fort satisfaits d’en être arrivés là, à
l’exception de Porthos, qui désirait montrer son pourpoint rouge
et ses chausses vertes, et qui regrettait de ne pas être au
premier rang.

Les bancs étaient disposés en amphithéâtre, et de leur place les
quatre amis dominaient toute l’assemblée. Le hasard avait fait
justement qu’ils étaient entrés dans la tribune du milieu et
qu’ils se trouvaient juste en face du fauteuil préparé pour
Charles Ier.

Vers onze heures du matin le roi parut sur le seuil de la salle.
Il entra environné de gardes, mais couvert et l’air calme, et
promena de tous côtés un regard plein d’assurance, comme s’il
venait présider une assemblée de sujets soumis, et non répondre
aux accusations d’une cour rebelle.

Les juges, fiers d’avoir un roi à humilier, se préparaient
visiblement à user de ce droit qu’ils s’étaient arrogé. En
conséquence, un huissier vint dire à Charles Ier que l’usage était
que l’accusé se découvrît devant lui.

Charles, sans répondre un seul mot, enfonça son feutre sur sa
tête, qu’il tourna d’un autre côté; puis, lorsque l’huissier se
fut éloigné, il s’assit sur le fauteuil préparé en face du
président, fouettant sa botte avec un petit jonc qu’il portait à
la main.

Parry, qui l’accompagnait, se tint debout derrière lui.

D’Artagnan, au lieu de regarder tout ce cérémonial, regardait
Athos, dont le visage reflétait toutes les émotions que le roi, à
force de puissance sur lui-même, parvenait à chasser du sien.
Cette agitation d’Athos, l’homme froid et calme, l’effraya.

- J’espère bien, lui dit-il en se penchant à son oreille, que
vous allez prendre exemple de Sa Majesté et ne pas vous faire
sottement tuer dans cette cage?

- Soyez tranquille, dit Athos.

- Ah! ah! continua d’Artagnan, il paraît que l’on craint quelque
chose, car voici les postes qui se doublent; nous n’avions que des
pertuisanes, voici des mousquets. Il y en a maintenant pour tout
le monde: les pertuisanes regardent les auditeurs du parquet, les
mousquets sont à notre intention.

- Trente, quarante, cinquante, soixante-dix hommes, dit Porthos
en comptant les nouveaux venus.

- Eh! dit Aramis, vous oubliez l’officier, Porthos, il vaut
cependant, ce me semble, bien la peine d’être compté.

- Oui-da! dit d’Artagnan.

Et il devint pâle de colère, car il avait reconnu Mordaunt qui,
l’épée nue, conduisait les mousquetaires derrière le roi, c’est-à-
dire en face des tribunes.

- Nous aurait-il reconnus? continua d’Artagnan; c’est que, dans
ce cas, je battrais très promptement en retraite. Je ne me soucie
aucunement qu’on m’impose un genre de mort, et désire fort mourir
à mon choix. Or, je ne choisis pas d’être fusillé dans une boîte.

- Non, dit Aramis, il ne nous a pas vus. Il ne voit que le roi.
Mordieu! avec quels yeux il le regarde, l’insolent! Est-ce qu’il
haïrait Sa Majesté autant qu’il nous hait nous-mêmes?

- Pardieu! dit Athos, nous ne lui avons enlevé que sa mère, nous,
et le roi l’a dépouillé de son nom et de sa fortune.

- C’est juste, dit Aramis; mais, silence! voici le président qui
parle au roi.

En effet, le président Bradshaw interpellait l’auguste accusé.

- Stuart, lui dit-il, écoutez l’appel nominal de vos juges, et
adressez au tribunal les observations que vous aurez à faire.

Le roi, comme si ces paroles ne s’adressaient point à lui, tourna
la tête d’un autre côté.

Le président attendit, et comme aucune réponse ne vint, il se fit
un instant de silence.

Sur cent soixante-trois membres désignés, soixante-treize
seulement pouvaient répondre car les autres, effrayés de la
complicité d’un pareil acte, s’étaient abstenus.

- Je procède à l’appel, dit Bradshaw sans paraître remarquer
l’absence des trois cinquièmes de l’assemblée.

Et il commença à nommer les uns après les autres les membres
présents et absents. Les présents répondaient d’une voix forte ou
faible, selon qu’ils avaient ou non le courage de leur opinion. Un
court silence suivait le nom des absents, répétés deux fois.

Le nom du colonel Fairfax vint à son tour, et fut suivi d’un de
ces silences courts mais solennels qui dénonçaient l’absence des
membres qui n’avaient pas voulu personnellement prendre part à ce
jugement.

- Le colonel Fairfax? répéta Bradshaw.

- Fairfax? répondit une voix moqueuse, qu’à son timbre argentin
on reconnut pour une voix de femme, il a trop d’esprit pour être
ici.

Un immense éclat de rire accueillit ces paroles prononcées avec
cette audace que les femmes puisent dans leur propre faiblesse,
faiblesse qui les soustrait à toute vengeance.

- C’est une voix de femme, s’écria Aramis. Ah! par ma foi, je
donnerais beaucoup pour qu’elle fût jeune et jolie.

Et il monta sur le gradin pour tâcher de voir dans la tribune d’où
la voix était partie.

- Sur mon âme, dit Aramis, elle est charmante! regardez donc,
d’Artagnan, tout le monde la regarde, et malgré le regard de
Bradshaw, elle n’a point pâli.

- C’est lady Fairfax elle-même, dit d’Artagnan; vous la rappelez-
vous, Porthos? nous l’avons vue avec son mari chez le général
Cromwell.

Au bout d’un instant le calme troublé par cet étrange épisode se
rétablit, et l’appel continua.

- Ces drôles vont lever la séance, quand ils s’apercevront qu’ils
ne sont pas en nombre suffisant, dit le comte de La Fère.

- Vous ne les connaissez pas, Athos; remarquez donc le sourire de
Mordaunt, voyez comme il regarde le roi. Ce regard est-il celui
d’un homme qui craint que sa victime lui échappe? Non, non, c’est
le sourire de la haine satisfaite, de la vengeance sûre de
s’assouvir. Ah! basilic maudit, ce sera un heureux jour pour moi
que celui où je croiserai avec toi autre chose que le regard!

- Le roi est véritablement beau, dit Porthos; et puis voyez, tout
prisonnier qu’il est, comme il est vêtu avec soin.

La plume de son chapeau vaut au moins cinquante pistoles,
regardez-la donc, Aramis.

L’appel achevé, le président donna ordre de passer à la lecture de
l’acte d’accusation.

Athos, pâlit: il était trompé encore une fois dans son attente.
Quoique les juges fussent en nombre insuffisant, le procès allait
s’instruire, le roi était donc condamné d’avance.

- Je vous l’avais dit, Athos, fit d’Artagnan en haussant les
épaules. Mais vous doutez toujours. Maintenant prenez votre
courage à deux mains et écoutez, sans vous faire trop de mauvais
sang, je vous prie, les petites horreurs que ce monsieur en noir
va dire de son roi avec licence et privilège.

En effet, jamais plus brutale accusation, jamais injures plus
basses, jamais plus sanglant réquisitoire n’avaient encore flétri
la majesté royale. Jusque-là on s’était contenté d’assassiner les
rois, mais ce n’était du moins qu’à leurs cadavres qu’on avait
prodigué l’insulte.

Charles Ier écoutait le discours de l’accusateur avec une
attention toute particulière, laissant passer les injures,
retenant les griefs, et, quand la haine débordait par trop, quand
l’accusateur se faisait bourreau par avance, il répondait par un
sourire de mépris. C’était, après tout, une oeuvre capitale et
terrible que celle où ce malheureux roi retrouvait toutes ses
imprudences changées en guet-apens, ses erreurs transformées en
crimes.

D’Artagnan, qui laissait couler ce torrent d’injures avec tout le
dédain qu’elles méritaient, arrêta cependant son esprit judicieux
sur quelques-unes des inculpations de l’accusateur.

- Le fait est, dit-il, que si l’on punit pour imprudence et
légèreté, ce pauvre roi mérite punition; mais il me semble que
celle qu’il subit en ce moment est assez cruelle.

- En tout cas, répondit Aramis, la punition ne saurait atteindre
le roi, mais ses ministres, puisque la première loi de la
constitution est: _Le roi ne peut faillir._

Pour moi, pensait Porthos en regardant Mordaunt et ne s’occupant
que de lui, si ce n’était troubler la majesté de la situation, je
sauterais de la tribune en bas, je tomberais en trois bonds sur
M. Mordaunt, que j’étranglerais; je le prendrais par les pieds et
j’en assommerais tous ces mauvais mousquetaires qui parodient les
mousquetaires de France. Pendant ce temps-là, d’Artagnan, qui est
plein d’esprit et d’à-propos, trouverait peut-être un moyen de
sauver le roi. Il faudra que je lui en parle.

Quant à Athos, le feu au visage, les poings crispés, les lèvres
ensanglantées par ses propres morsures, il écumait sur son banc,
furieux de cette éternelle insulte parlementaire et de cette
longue patience royale, et ce bras inflexible, ce coeur
inébranlable s’étaient changés en une main tremblante et un corps
frissonnant.

À ce moment l’accusateur terminait son office par ces mots:

«La présente accusation est portée par nous au nom du peuple
anglais.»

Il y eut à ces paroles un murmure dans les tribunes, et une autre
voix, non pas une voix de femme, mais une voix d’homme, mâle et
furieuse, tonna derrière d’Artagnan.

- Tu mens! s’écria cette voix, et les neuf dixièmes du peuple
anglais ont horreur de ce que tu dis!

Cette voix était celle d’Athos, qui, hors de lui, debout, le bras
étendu, interpellait ainsi l’accusateur public.

À cette apostrophe, roi, juges, spectateurs, tout le monde tourna
les yeux vers la tribune où étaient les quatre amis. Mordaunt fit
comme les autres et reconnut le gentilhomme autour duquel
s’étaient levés les trois autres Français, pâles et menaçants. Ses
yeux flamboyèrent de joie, il venait de retrouver ceux à la
recherche et à la mort desquels il avait voué sa vie. Un mouvement
furieux appela près de lui vingt de ses mousquetaires, et montrant
du doigt la tribune où étaient ses ennemis:

- Feu sur cette tribune! dit-il.

Mais alors, rapides comme la pensée, d’Artagnan saisissant Athos
par le milieu du corps, Porthos emportant Aramis, sautèrent à bas
des gradins, s’élancèrent dans les corridors, descendirent
rapidement les escaliers et se perdirent dans la foule; tandis
qu’à l’intérieur de la salle les mousquets abaissés menaçaient
trois mille spectateurs, dont les cris de miséricorde et les
bruyantes terreurs arrêtèrent l’élan déjà donné au carnage.

Charles avait aussi reconnu les quatre Français; il mit une main
sur son coeur pour en comprimer les battements, l’autre sur ses
yeux pour ne pas voir égorger ses fidèles amis.

Mordaunt, pâle et tremblant de rage, se précipita hors de la
salle, l’épée nue à la main, avec dix hallebardiers, fouillant la
foule, interrogeant, haletant, puis il revint sans avoir rien
trouvé.

Le trouble était inexprimable. Plus d’une demi-heure se passa sans
que personne pût se faire entendre. Les juges croyaient chaque
tribune prête à tonner. Les tribunes voyaient les mousquets
dirigés sur elles, et, partagées entre la crainte et la curiosité,
demeuraient tumultueuses et agitées.

Enfin le calme se rétablit.

- Qu’avez-vous à dire pour votre défense? demanda Bradshaw au
roi.

Alors, du ton d’un juge et non de celui d’un accusé, la tête
toujours couverte, se levant, non point par humilité, mais par
domination:

- Avant de m’interroger, dit Charles, répondez-moi. J’étais libre
à Newcastle, j’y avais conclu un traité avec les deux chambres. Au
lieu d’accomplir de votre part ce traité que j’accomplissais de la
mienne, vous m’avez acheté aux Écossais, pas cher, je le sais, et
cela fait honneur à l’économie de votre gouvernement. Mais pour
m’avoir payé le prix d’un esclave, espérez-vous que j’aie cessé
d’être votre roi? Non pas. Vous répondre serait l’oublier. Je ne
vous répondrai donc que lorsque vous m’aurez justifié de vos
droits à m’interroger. Vous répondre serait vous reconnaître pour
mes juges, et je ne vous reconnais que pour mes bourreaux.

Et au milieu d’un silence de mort, Charles, calme, hautain et
toujours couvert, se rassit sur son fauteuil.

- Que ne sont-ils là, les Français! murmura Charles avec orgueil
et en tournant les yeux vers la tribune où ils étaient apparus un
instant, ils verraient que leur ami, vivant, est digne d’être
défendu; mort, d’être pleuré.

Mais il eut beau sonder les profondeurs de la foule, et demander
en quelque sorte à Dieu ces douces et consolantes présences, il ne
vit rien que des physionomies hébétées et craintives; il se sentit
aux prises avec la haine et la férocité.

- Eh bien, dit le président voyant Charles décidé à se taire
invinciblement, soit, nous vous jugerons malgré votre silence;
vous êtes accusé de trahison, d’abus de pouvoir et d’assassinat.
Les témoins feront foi. Allez, et une prochaine séance accomplira
ce que vous vous refusez à faire dans celle-ci.

Charles se leva, et se retournant vers Parry, qu’il voyait pâle et
les tempes mouillées de sueur:

- Eh bien! mon cher Parry, lui dit-il, qu’as-tu donc et qui peut
t’agiter ainsi?

- Oh! sire, dit Parry les larmes aux yeux et d’une voix
suppliante, sire, en sortant de la salle, ne regardez pas à votre
gauche.

- Pourquoi cela, Parry?

- Ne regardez pas, je vous en supplie, mon roi!

- Mais qu’y a-t-il? parle donc, dit Charles en essayant de voir à
travers la haie de gardes qui se tenaient derrière lui.

- Il y a; mais vous ne regarderez point, sire, n’est-ce pas? Il y
a que, sur une table, ils ont fait apporter la hache avec laquelle
on exécute les criminels. Cette vue est hideuse; ne regardez pas,
sire, je vous en supplie.

- Les sots! dit Charles, me croient-ils donc un lâche comme eux?
Tu fais bien de m’avoir prévenu; merci, Parry.

Et comme le moment était venu de se retirer, le roi sortit suivant
ses gardes.

À gauche de la porte, en effet, brillait d’un reflet sinistre,
celui du tapis rouge sur lequel elle était déposée, la hache
blanche, au long manche poli par la main de l’exécuteur.

Arrivé en face d’elle, Charles s’arrêta; et se tournant avec un
sourire:

- Ah! ah! dit-il en riant, la hache! Épouvantail ingénieux et
bien digne de ceux qui ne savent pas ce que c’est qu’un
gentilhomme; tu ne me fais pas peur, hache du bourreau, ajouta-t-
il en la fouettant du jonc mince et flexible qu’il tenait à la
main, et je te frappe, en attendant patiemment et chrétiennement
que tu me le rendes.

Et haussant les épaules avec un royal dédain, il continua sa
route, laissant stupéfaits ceux qui s’étaient pressés en foule
autour de cette table pour voir quelle figure ferait le roi en
voyant cette hache qui devait séparer sa tête de son corps.

- En vérité, Parry, continua le roi en s’éloignant, tous ces
gens-là me prennent, Dieu me pardonne! pour un marchand de coton
des Indes, et non pour un gentilhomme accoutumé à voir briller le
fer; pensent-ils donc que je ne vaux pas bien un boucher!

Comme il disait ces mots, il arriva à la porte. Une longue file de
peuple était accourue, qui, n’ayant pu trouver place dans les
tribunes, voulait au moins jouir de la fin du spectacle dont la
plus intéressante partie lui était échappée. Cette multitude
innombrable, dont les rangs étaient semés de physionomies
menaçantes, arracha un léger soupir au roi.

- Que de gens, pensa-t-il, et pas un ami dévoué!

Et comme il disait ces paroles de doute et de découragement en
lui-même, une voix répondant à ces paroles dit près de lui:

- Salut à la majesté tombée!

Le roi se retourna vivement, les larmes aux yeux et au coeur.

C’était un vieux soldat de ses gardes qui n’avait pas voulu voir
passer devant lui son roi captif sans lui rendre ce dernier
hommage.

Mais au même instant le malheureux fut presque assommé à coups de
pommeau d’épée.

Parmi les assommeurs, le roi reconnut le capitaine Groslow.

- Hélas! dit Charles, voici un bien grand châtiment pour une bien
petite faute.

Puis, le coeur serré, il continua son chemin, mais il n’avait pas
fait cent pas, qu’un furieux, se penchant entre deux soldats de la
haie, cracha au visage du roi, comme jadis un Juif infâme et
maudit avait craché au visage de Jésus le Nazaréen.

De grands éclats de rire et de sombres murmures retentirent tout
ensemble: la foule s’écarta, se rapprocha, ondula comme une mer
tempétueuse, et il sembla au roi qu’il voyait reluire au milieu de
la vague vivante les yeux étincelants d’Athos.

Charles s’essuya le visage et dit avec un triste sourire:

- Le malheureux! pour une demi-couronne il en ferait autant à son
père.

Le roi ne s’était pas trompé; il avait vu en effet Athos et ses
amis, qui, mêlés de nouveau dans les groupes, escortaient d’un
dernier regard le roi martyr.

Quand le soldat salua Charles, le coeur d’Athos se fondit de joie;
et lorsque ce malheureux revint à lui, il put trouver dans sa
poche dix guinées qu’y avait glissées le gentilhomme français.
Mais quand le lâche insulteur cracha au visage du roi prisonnier,
Athos porta la main à son poignard.

Mais d’Artagnan arrêta cette main, et d’une voix rauque:

- Attends! dit-il.

Jamais d’Artagnan n’avait tutoyé ni Athos ni le comte de La Fère.

Athos s’arrêta.

D’Artagnan s’appuya sur Athos, fit signe à Porthos et à Aramis de
ne pas s’éloigner, et vint se placer derrière l’homme aux bras
nus, qui riait encore de son infâme plaisanterie et que
félicitaient quelques autres furieux.

Cet homme s’achemina vers la Cité. D’Artagnan, toujours appuyé sur
Athos, le suivit en faisant signe à Porthos et à Aramis de les
suivre eux-mêmes.

L’homme aux bras nus, qui semblait un garçon boucher, descendit
avec deux compagnons par une petite rue rapide et isolée qui
donnait sur la rivière.

D’Artagnan avait quitté le bras d’Athos et marchait derrière
l’insulteur.

Arrivés près de l’eau, ces trois hommes s’aperçurent qu’ils
étaient suivis, s’arrêtèrent, et, regardant insolemment les
Français, échangèrent quelques lazzi entre eux.

- Je ne sais pas l’anglais, Athos, dit d’Artagnan, mais vous le
savez, vous, et vous m’allez servir d’interprète.

Et à ces mots, doublant le pas, ils dépassèrent les trois hommes.
Mais se retournant tout à coup, d’Artagnan marcha droit au garçon
boucher, qui s’arrêta, et le touchant à la poitrine du bout de son
index:

- Répétez-lui ceci, Athos, dit-il à son ami: «Tu as été lâche, tu
as insulté un homme sans défense, tu as souillé la face de ton
roi, tu vas mourir!...»

Athos, pâle comme un spectre et que d’Artagnan tenait par le
poignet, traduisit ces étranges paroles à l’homme, qui, voyant ces
préparatifs sinistres et l’oeil terrible de d’Artagnan, voulut se
mettre en défense. Aramis, à ce mouvement, porta la main à son
épée.

- Non, pas de fer, pas de fer! dit d’Artagnan, le fer est pour
les gentilshommes.

Et, saisissant le boucher à la gorge:

- Porthos, dit d’Artagnan, assommez-moi ce misérable d’un seul
coup de poing.

Porthos leva son bras terrible, le fit siffler en l’air comme la
branche d’une fronde, et la masse pesante s’abattit avec un bruit
sourd sur le crâne du lâche, qu’elle brisa.

L’homme tomba comme tombe un boeuf sous le marteau.

Ses compagnons voulurent crier, voulurent fuir, mais la voix
manqua à leur bouche, et leurs jambes tremblantes se dérobèrent
sous eux.

- Dites-leur encore ceci, Athos, continua d’Artagnan: «Ainsi
mourront tous ceux qui oublient qu’un homme enchaîné est une tête
sacrée, qu’un roi captif est deux fois le représentant du
Seigneur.»

Athos répéta les paroles de d’Artagnan.

Les deux hommes, muets et les cheveux hérissés, regardèrent le
corps de leur compagnon qui nageait dans des flots de sang noir;
puis, retrouvant à la fois la voix et les forces, ils s’enfuirent
avec un cri et en joignant les mains.

- Justice est faite! dit Porthos en s’essuyant le front.

- Et maintenant, dit d’Artagnan à Athos, ne doutez point de moi
et tenez-vous tranquille, je me charge de tout ce qui regarde le
roi.
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