PLUME DE POÉSIES
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 Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) XLVIII. Le mendiant de Saint-Eustache

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Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) XLVIII. Le mendiant de Saint-Eustache Empty
MessageSujet: Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) XLVIII. Le mendiant de Saint-Eustache   Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) XLVIII. Le mendiant de Saint-Eustache Icon_minitimeDim 14 Avr - 19:19

XLVIII. Le mendiant de Saint-Eustache

D’Artagnan avait calculé ce qu’il faisait en ne se rendant pas
immédiatement au Palais-Royal: il avait donné le temps à Comminges
de s’y rendre avant lui, et par conséquent de faire part au
cardinal des services éminents que lui, d’Artagnan, et son ami
avaient rendus dans cette matinée au parti de la reine.

Aussi tous deux furent-ils admirablement reçus par Mazarin, qui
leur fit force compliments et qui leur annonça que chacun d’eux
était à plus de moitié chemin de ce qu’il désirait: c’est-à-dire
d’Artagnan de son capitainat, et Porthos de sa baronnie.

D’Artagnan aurait mieux aimé de l’argent que tout cela, car il
savait que Mazarin promettait facilement et tenait avec grand-
peine: il estimait donc les promesses du cardinal comme viandes
creuses; mais il ne parut pas moins très satisfait devant Porthos,
qu’il ne voulait pas décourager.

Pendant que les deux amis étaient chez le cardinal, la reine le
fit demander. Le cardinal pensa que c’était un moyen de redoubler
le zèle de ses deux défenseurs, en leur procurant les
remerciements de la reine elle-même; il leur fit signe de le
suivre. D’Artagnan et Porthos lui montrèrent leurs habits tout
poudreux et tout déchirés, mais le cardinal secoua la tête.

- Ces costumes-là, dit-il, valent mieux que ceux de la plupart
des courtisans que vous trouverez chez la reine, car ce sont des
costumes de bataille.

D’Artagnan et Porthos obéirent.

La cour d’Anne d’Autriche était nombreuse et joyeusement bruyante,
car, à tout prendre, après avoir remporté une victoire sur
l’Espagnol, on venait de remporter une victoire sur le peuple.
Broussel avait été conduit hors de Paris sans résistance et devait
être à cette heure dans les prisons de Saint-Germain; et
Blancmesnil, qui avait été arrêté en même temps que lui, mais dont
l’arrestation s’était opérée sans bruit et sans difficulté, était
écroué au château de Vincennes.

Comminges était près de la reine, qui l’interrogeait sur les
détails de son expédition; et chacun écoutait son récit, lorsqu’il
aperçut à la porte, derrière le cardinal qui entrait, d’Artagnan
et Porthos.

- Eh! Madame, dit-il courant à d’Artagnan, voici quelqu’un qui
peut vous dire cela mieux que moi, car c’est mon sauveur. Sans
lui, je serais probablement dans ce moment arrêté aux filets de
Saint-Cloud; car il ne s’agissait de rien moins que de me jeter à
la rivière. Parlez, d’Artagnan, parlez.

Depuis qu’il était lieutenant aux mousquetaires, d’Artagnan
s’était trouvé cent fois peut-être dans le même appartement que la
reine, mais jamais celle-ci ne lui avait parlé.

- Eh bien, monsieur, après m’avoir rendu un pareil service, vous
vous taisez? dit Anne d’Autriche.

- Madame, répondit d’Artagnan, je n’ai rien à dire, sinon que ma
vie est au service de Votre Majesté, et que je ne serai heureux
que le jour où je la perdrai pour elle.

- Je sais cela, monsieur, je sais cela, dit la reine, et depuis
longtemps. Aussi suis-je charmée de pouvoir vous donner cette
marque publique de mon estime et de ma reconnaissance.

- Permettez-moi, Madame, dit d’Artagnan, d’en reverser une part
sur mon ami, ancien mousquetaire de la compagnie de Tréville,
comme moi (il appuya sur ces mots), et qui a fait des merveilles,
ajouta-t-il.

- Le nom de monsieur? demanda la reine.

- Aux mousquetaires, dit d’Artagnan, il s’appelait Porthos (la
reine tressaillit), mais son véritable nom est le chevalier du
Vallon.

- De Bracieux de Pierrefonds, ajouta Porthos.

- Ces noms sont trop nombreux pour que je me les rappelle tous,
et je ne veux me souvenir que du premier, dit gracieusement la
reine.

Porthos salua. D’Artagnan fit deux pas en arrière.

Il y eut un cri de surprise dans la royale assemblée. Quoique
M. le coadjuteur eût prêché le matin même, on savait qu’il
penchait fort du côté de la Fronde; et Mazarin, en demandant à
M. l’archevêque de Paris de faire prêcher son neveu, avait eu
évidemment l’intention de porter à M. de Retz une de ces bottes à
l’italienne qui le réjouissaient si fort.

En effet, au sortir de Notre-Dame, le coadjuteur avait appris
l’événement. Quoique à peu près engagé avec les principaux
frondeurs, il ne l’était point assez pour qu’il ne pût faire
retraite si la cour lui offrait les avantages qu’il ambitionnait
et auxquels la coadjutorerie n’était qu’un acheminement.
M. de Retz voulait être archevêque en remplacement de son oncle,
et cardinal, comme Mazarin. Or, le parti populaire pouvait
difficilement lui accorder ces faveurs toutes royales. Il se
rendait donc au palais pour faire compliment à la reine sur la
bataille de Lens, déterminé d’avance à agir pour ou contre la
cour, selon que son compliment serait bien ou mal reçu.

Le coadjuteur fut donc annoncé; il entra, et, à son aspect, toute
cette cour triomphante redoubla de curiosité pour entendre ses
paroles.

Le coadjuteur avait à lui seul à peu près autant d’esprit que tous
ceux qui étaient réunis là pour se moquer de lui. Aussi son
discours fut-il si parfaitement habile, que, si bonne envie que
les assistants eussent d’en rire, ils n’y trouvaient point prise.
Il termina en disant qu’il mettait sa faible puissance au service
de Sa Majesté.

La reine parut, tout le temps qu’elle dura, goûter fort la
harangue de M. le coadjuteur; mais cette harangue terminée par
cette phrase, la seule qui donnât prise aux quolibets, Anne se
retourna, et un coup d’oeil décoché vers ses favoris leur annonça
qu’elle leur livrait le coadjuteur. Aussitôt les plaisants de cour
se lancèrent dans la mystification. Nogent-Bautru, le bouffon de
la maison, s’écria que la reine était bien heureuse de trouver les
secours de la religion dans un pareil moment.

Chacun éclata de rire.

Le comte de Villeroy dit qu’il ne savait pas comment on avait pu
craindre un instant, quand on avait pour défendre la cour contre
le parlement et les bourgeois de Paris, M. le coadjuteur qui, d’un
signe, pouvait lever une armée de curés, de suisses et de bedeaux.

Le maréchal de La Meilleraie ajouta que, le cas échéant où l’on en
viendrait aux mains, et où M. le coadjuteur ferait le coup de feu,
il était fâcheux seulement que M. le coadjuteur ne pût pas être
reconnu à un chapeau rouge dans la mêlée, comme Henri IV l’avait
été à sa plume blanche à la bataille d’Ivry.

Gondy, devant cet orage qu’il pouvait rendre mortel pour les
railleurs, demeura calme et sévère. La reine lui demanda alors
s’il avait quelque chose à ajouter au beau discours qu’il venait
de lui faire.

- Oui, Madame, dit le coadjuteur, j’ai à vous prier d’y réfléchir
à deux fois avant de mettre la guerre civile dans le royaume.

La reine tourna le dos et les rires recommencèrent.

Le coadjuteur salua et sortit du palais en lançant au cardinal,
qui le regardait, un de ces regards qu’on comprend entre ennemis
mortels. Ce regard était si acéré, qu’il pénétra jusqu’au fond du
coeur de Mazarin, et que celui-ci, sentant que c’était une
déclaration de guerre, saisit le bras de d’Artagnan et lui dit:

- Dans l’occasion, monsieur, vous reconnaîtrez bien cet homme,
qui vient de sortir, n’est-ce pas?

- Oui, Monseigneur, dit-il.

Puis, se tournant à son tour vers Porthos:

- Diable! dit-il, cela se gâte; je n’aime pas les querelles entre
les gens Église.

Gondy se retira en semant les bénédictions sur son passage et en
se donnant le malin plaisir de faire tomber à ses genoux jusqu’aux
serviteurs de ses ennemis.

- Oh! murmura-t-il en franchissant le seuil du palais, cour
ingrate, cour perfide, cour lâche! je t’apprendrai demain à rire,
mais sur un autre ton.

Mais tandis que l’on faisait des extravagances de joie au Palais-
Royal pour renchérir sur l’hilarité de la reine, Mazarin, homme de
sens, et qui d’ailleurs avait toute la prévoyance de la peur, ne
perdait pas son temps à de vaines et dangereuses plaisanteries: il
était sorti derrière le coadjuteur, assurait ses comptes, serrait
son or, et faisait, par des ouvriers de confiance, pratiquer des
cachettes dans ses murailles.

En rentrant chez lui, le coadjuteur apprit qu’un jeune homme était
venu après son départ et l’attendait; il demanda le nom de ce
jeune homme, et tressaillit de joie en apprenant qu’il s’appelait
Louvières.

Il courut aussitôt à son cabinet; en effet le fils de Broussel,
encore tout furieux et tout sanglant de la lutte contre les gens
du roi, était là. La seule précaution qu’il eût prise pour venir à
l’archevêché avait été de déposer son arquebuse chez un ami.

Le coadjuteur alla à lui et lui tendit la main. Le jeune homme le
regarda comme s’il eût voulu lire au fond de son coeur.

- Mon cher monsieur Louvières, dit le coadjuteur, croyez que je
prends une part bien réelle au malheur qui vous arrive.

- Est-ce vrai et parlez-vous sérieusement? dit Louvières.

- Du fond du coeur, dit de Gondy.

- En ce cas, Monseigneur, le temps des paroles est passé, et
l’heure d’agir est venue; Monseigneur, si vous le voulez, mon
père, dans trois jours, sera hors de prison, et dans six mois vous
serez cardinal.

Le coadjuteur tressaillit.

- Oh! parlons franc, dit Louvières, et jouons cartes sur table.
on ne sème pas pour trente mille écus d’aumônes comme vous l’avez
fait depuis six mois par pure charité chrétienne, ce serait trop
beau. Vous êtes ambitieux, c’est tout simple: vous êtes homme de
génie et vous sentez votre valeur. Moi je hais la cour et n’ai, en
ce moment-ci, qu’un seul désir, la vengeance. Donnez-nous le
clergé et le peuple, dont vous disposez; moi, je vous donne la
bourgeoisie et le parlement; avec ces quatre éléments, dans huit
jours Paris est à nous, et, croyez-moi, monsieur le coadjuteur, la
cour donnera par crainte ce qu’elle ne donnerait pas par
bienveillance.

Le coadjuteur regarda à son tour Louvières de son oeil perçant.

- Mais, monsieur Louvières, savez-vous que c’est tout bonnement
la guerre civile que vous me proposez là?

- Vous la préparez depuis assez longtemps, Monseigneur, pour
qu’elle soit la bienvenue de vous.

- N’importe, dit le coadjuteur, vous comprenez que cela demande
réflexion?

- Et combien d’heures demandez-vous?

- Douze heures, monsieur. Est-ce trop?

- Il est midi; à minuit je serai chez vous.

- Si je n’étais pas rentré, attendez-moi.

- À merveille. À minuit, Monseigneur.

- À minuit, mon cher monsieur Louvières.

Resté seul, Gondy manda chez lui tous les curés avec lesquels il
était en relations. Deux heures après, il avait réuni trente
desservants des paroisses les plus populeuses et par conséquent
les plus remuantes de Paris.

Gondy leur raconta l’insulte qu’on venait de lui faire au Palais-
Royal, et rapporta les plaisanteries de Bautru, du comte de
Villeroy et du maréchal de La Meilleraie. Les curés lui
demandèrent ce qu’il y avait à faire.

- C’est tout simple, dit le coadjuteur; vous dirigez les
consciences, eh bien! sapez-y ce misérable préjugé de la crainte
et du respect des rois; apprenez à vos ouailles que la reine est
un tyran, et répétez, tant et si fort que chacun le sache, que les
malheurs de la France viennent du Mazarin, son amant et son
corrupteur; commencez l’oeuvre aujourd’hui, à l’instant même, et
dans trois jours, je vous attends au résultat. En outre, si
quelqu’un de vous a un bon conseil à me donner, qu’il reste, je
l’écouterai avec plaisir.

Trois curés restèrent: celui de Saint-Merri, celui de Saint-
Sulpice et celui de Saint-Eustache.

Les autres se retirèrent.

- Vous croyez donc pouvoir m’aider encore plus efficacement que
vos confrères? dit de Gondy.

- Nous l’espérons, reprirent les curés.

- Voyons, monsieur le desservant de Saint-Merri, commencez.

- Monseigneur, j’ai dans mon quartier un homme qui pourrait vous
être de la plus grande utilité.

- Quel est cet homme?

- Un marchand de la rue des Lombards, qui a la plus grande
influence sur le petit commerce de son quartier.

- Comment l’appelez-vous?

- C’est un nommé Planchet: il avait fait à lui seul une émeute il
y a six semaines à peu près; mais, à la suite de cette émeute,
comme on le cherchait pour le pendre, il a disparu.

- Et le retrouverez-vous?

- Je l’espère, je ne crois pas qu’il ait été arrêté; et comme je
suis confesseur de sa femme, si elle sait où il est, je le saurai.

- Bien, monsieur le curé, cherchez-moi cet homme-là, et si vous
me le trouvez, amenez-le-moi.

- À quelle heure, Monseigneur?

- À six heures, voulez-vous?

- Nous serons chez vous à six heures, Monseigneur.

- Allez, mon cher curé, allez, et que Dieu vous seconde!

Le curé sortit.

- Et vous, monsieur? dit Gondy en se retournant vers le curé de
Saint-Sulpice.

- Moi, Monseigneur, dit celui-ci, je connais un homme qui a rendu
de grands services à un prince très populaire, qui ferait un
excellent chef de révoltés et que je puis mettre à votre
disposition.

- Comment nommez-vous cet homme?

- M. le comte de Rochefort.

- Je le connais aussi; malheureusement il n’est pas à Paris.

- Monseigneur, il est rue Cassette.

- Depuis quand?

- Depuis trois jours déjà.

- Et pourquoi n’est-il pas venu me voir?

- On lui a dit... Monseigneur me pardonnera...

- Sans doute; dites.

- Que Monseigneur était en train de traiter avec la cour.

Gondy se mordit les lèvres.

- On l’a trompé; amenez-le-moi à huit heures, monsieur le curé,
et que Dieu vous bénisse comme je vous bénis!

Le second curé s’inclina et sortit.

- À votre tour, monsieur, dit le coadjuteur en se tournant vers
le dernier restant. Avez-vous aussi bien à m’offrir que ces deux
messieurs qui nous quittent?

- Mieux, Monseigneur.

- Diable! faites attention que vous prenez là un terrible
engagement: l’un m’a offert un marchand, l’autre m’a offert un
comte; vous allez donc m’offrir un prince, vous?

- Je vais vous offrir un mendiant, Monseigneur.

- Ah! ah! fit Gondy réfléchissant, vous avez raison, monsieur le
curé; quelqu’un qui soulèverait toute cette légion de pauvres qui
encombrent les carrefours de Paris et qui saurait leur faire
crier, assez haut pour que toute la France l’entendît, que c’est
le Mazarin qui les a réduits à la besace.

- Justement j’ai votre homme.

- Bravo! et quel est cet homme?

- Un simple mendiant comme je vous l’ai dit, Monseigneur, qui
demande l’aumône en donnant de l’eau bénite sur les marches de
l’église Saint-Eustache depuis six ans à peu près.

- Et vous dites qu’il a une grande influence sur ses pareils?

- Monseigneur sait-il que la mendicité est un corps organisé, une
espèce d’association de ceux qui ne possèdent pas contre ceux qui
possèdent, une association dans laquelle chacun apporte sa part,
et qui relève d’un chef?

- Oui, j’ai déjà entendu dire cela, reprit le coadjuteur.

- Eh bien! cet homme que je vous offre est un syndic général.

- Et que savez-vous de cet homme?

- Rien, Monseigneur, sinon qu’il me paraît tourmenté de quelque
remords.

- Qui vous le fait croire?

- Tous les 28 de chaque mois, il me fait dire une messe pour le
repos de l’âme d’une personne morte de mort violente; hier encore
j’ai dit cette messe.

- Et vous l’appelez?

- Maillard; mais je ne pense pas que ce soit son véritable nom.

- Et croyez-vous qu’à cette heure nous le trouvions à son poste?

- Parfaitement.

- Allons voir votre mendiant, monsieur le curé; et s’il est tel
que vous me le dites, vous avez raison, c’est vous qui aurez
trouvé le véritable trésor.

Et Gondy s’habilla en cavalier, mit un large feutre avec une plume
rouge, ceignit une longue épée, boucla des éperons à ses bottes,
s’enveloppa d’un ample manteau et suivit le curé.

Le coadjuteur et son compagnon traversèrent toutes les rues qui
séparent l’archevêché de l’église Saint-Eustache, examinant avec
soin l’esprit du peuple. Le peuple était ému, mais, comme un
essaim d’abeilles effarouchées, semblait ne savoir sur quelle
place s’abattre, et il était évident que, si l’on ne trouvait des
chefs à ce peuple, tout se passerait en bourdonnements.

En arrivant à la rue des Prouvaires, le curé étendit la main vers
le parvis de l’église.

- Tenez, dit-il, le voilà, il est à son poste.

Gondy regarda du côté indiqué, et aperçut un pauvre assis sur une
chaise et adossé à une des moulures; il avait près de lui un petit
seau et tenait un goupillon à la main.

- Est-ce par privilège, dit Gondy, qu’il se tient là?

- Non, Monseigneur, dit le curé, il a traité avec son
prédécesseur de la place de donneur d’eau bénite.

- Traité?

- Oui, ces places s’achètent; je crois que celui-ci a payé la
sienne cent pistoles.

- Le drôle est donc riche?

- Quelques-uns de ces hommes meurent en laissant parfois vingt
mille, vingt-cinq mille, trente mille livres et même plus.

- Hum! fit Gondy en riant, je ne croyais pas si bien placer mes
aumônes.

Cependant on s’avançait vers le parvis; au moment où le curé et le
coadjuteur mettaient le pied sur la première marche de l’église,
le mendiant se leva et tendit son goupillon.

C’était un homme de soixante-six à soixante-huit ans, petit, assez
gros, aux cheveux gris, aux yeux fauves. Il y avait sur sa figure
la lutte de deux principes opposés, une nature mauvaise domptée
par la volonté, peut-être par le repentir.

En voyant le cavalier qui accompagnait le curé, il tressaillit
légèrement et le regarda d’un air étonné.

Le curé et le coadjuteur touchèrent le goupillon du bout des
doigts et firent le signe de la croix; le coadjuteur jeta une
pièce d’argent dans le chapeau qui était à terre.

- Maillard, dit le curé, nous sommes venus, monsieur et moi, pour
causer un instant avec vous.

- Avec moi! dit le mendiant; c’est bien de l’honneur pour un
pauvre donneur d’eau bénite.

Il y avait dans la voix du pauvre un accent d’ironie qu’il ne put
dominer tout à fait et qui étonna le coadjuteur.

- Oui, continua le curé qui semblait habitué à cet accent, oui,
nous avons voulu savoir ce que vous pensiez des événements
d’aujourd’hui, et ce que vous en avez entendu dire aux personnes
qui entrent à l’église et qui en sortent.

Le mendiant hocha la tête.

- Ce sont de tristes événements, monsieur le curé, qui, comme
toujours, retombent sur le pauvre peuple. Quant à ce qu’on en dit,
tout le monde est mécontent, tout le monde se plaint, mais qui dit
tout le monde ne dit personne.

- Expliquez-vous, mon cher ami, dit le coadjuteur.

- Je dis que tous ces cris, toutes ces plaintes, toutes ces
malédictions ne produiront qu’une tempête et des éclairs, voilà
tout; mais que le tonnerre ne tombera que lorsqu’il y aura un chef
pour le diriger.

- Mon ami, dit Gondy, vous me paraissez un habile homme; seriez-
vous disposé à vous mêler d’une petite guerre civile dans le cas
où nous en aurions une, et à mettre à la disposition de ce chef,
si nous en trouvions un, votre pouvoir personnel et l’influence
que vous avez acquise sur vos camarades?

- Oui, monsieur, pourvu que cette guerre fût approuvée par
Église, et par conséquent pût me conduire au but que je veux
atteindre, c’est-à-dire à la rémission de mes péchés.

- Cette guerre sera non seulement approuvée, mais encore dirigée
par elle. Quant à la rémission de vos péchés, nous avons
M. l’archevêque de Paris qui tient de grands pouvoirs de la cour
de Rome, et même M. le coadjuteur qui possède des indulgences
plénières; nous vous recommanderions à lui.

- Songez, Maillard, dit le curé, que c’est moi qui vous ai
recommandé à monsieur qui est un seigneur tout-puissant, et qui en
quelque sorte ai répondu de vous.

- Je sais, monsieur le curé, dit le mendiant, que vous avez
toujours été excellent pour moi; aussi, de mon côté, suis-je tout
disposé à vous être agréable.

- Et croyez-vous votre pouvoir aussi grand sur vos confrères que
me le disait tout à l’heure M. le curé?

- Je crois qu’ils ont pour moi une certaine estime, dit le
mendiant avec orgueil, et que non seulement ils feront tout ce que
je leur ordonnerai, mais encore que partout où j’irai ils me
suivront.

- Et pouvez-vous me répondre de cinquante hommes bien résolus, de
bonnes âmes oisives et bien animées, de braillards capables de
faire tomber les murs du Palais-Royal en criant: «À bas le
Mazarin!» comme tombaient autrefois ceux de Jéricho?

- Je crois, dit le mendiant, que je puis être chargé de choses
plus difficiles et plus importantes que cela.

- Ah! ah! dit Gondy, vous chargeriez-vous donc dans une nuit de
faire une dizaine de barricades?

- Je me chargerais d’en faire cinquante, et, le jour venu, de les
défendre.

- Pardieu, dit de Gondy, vous parlez avec une assurance qui me
fait plaisir, et puisque M. le curé me répond de vous...

- J’en réponds, dit le curé.

- Voici un sac contenant cinq cents pistoles en or, faites toutes
vos dispositions, et dites-moi où je puis vous retrouver ce soir à
dix heures.

- Il faudrait que ce fût dans un endroit élevé, et d’où un signal
fait pût être vu dans tous les quartiers de Paris.

- Voulez-vous que je vous donne un mot pour le vicaire de Saint-
Jacques-la-Boucherie? Il vous introduira dans une des chambres de
la tour, dit le curé.

- À merveille, dit le mendiant.

- Donc, dit le coadjuteur, ce soir, à dix heures; et si je suis
content de vous, il y aura à votre disposition un autre sac de
cinq cents pistoles.

Les yeux du mendiant brillèrent d’avidité, mais il réprima cette
émotion.

- À ce soir, monsieur, répondit-il, tout sera prêt.

Et il reporta sa chaise dans l’église, rangea près de sa chaise
son seau et son goupillon, alla prendre de l’eau bénite au
bénitier, comme s’il n’avait pas confiance dans la sienne, et
sortit de l’église.
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Alexandre Dumas.(Père)(1802-1870) XLVIII. Le mendiant de Saint-Eustache
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