PLUME DE POÉSIES
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 Théophile Gautier. (1811-1872) La Chaîne D’Or. Ou L’Amant Partagé.

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MessageSujet: Théophile Gautier. (1811-1872) La Chaîne D’Or. Ou L’Amant Partagé.    Théophile Gautier. (1811-1872) La Chaîne D’Or.  Ou L’Amant Partagé.  - Page 4 Icon_minitimeSam 27 Juil - 22:38

Rappel du premier message :

La Chaîne D’Or.
Ou L’Amant Partagé.

Plangon la Milésienne fut en son temps une des
femmes les plus à la mode d’Athènes. Il n’était bruit
que d’elle dans la ville ; pontifes, archontes, généraux,
satrapes, petits-maîtres, jeunes patriciens, fils de
famille, tout le monde en raffolait. Sa beauté, semblable
à celle d’Hélène aimée de Pâris, excitait l’admiration et
les désirs des vieillards moroses et regretteurs du temps
passé. En effet, rien n’était plus beau que Plangon, et je
ne sais pourquoi Vénus, qui fut jalouse de Psyché, ne
l’a pas été de notre Milésienne. Peut-être les
nombreuses couronnes de roses et de tilleul, les
sacrifices de colombes et de moineaux, les libations de
vin de Crète offerts par Plangon à la coquette déesse,
ont-ils détourné son courroux et suspendu sa
vengeance ; toujours est-il que personne n’eut de plus
heureuses amours que Plangon la Milésienne,
surnommée Pasiphile.
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Toutes les nuits Ctésias allait pleurer sur le seuil de
Plangon, comme un chien fidèle qui a commis quelque
faute et que le maître a chassé du logis et qui voudrait y
rentrer ; il baisait cette dalle où Plangon avait posé son
pied charmant. Il parlait à la porte et lui tenait les plus
tendres discours pour l’attendrir ; éloquence perdue : la
porte était sourde et muette.
Enfin il parvint à corrompre un des portiers et à
s’introduire dans la maison ; il courut à la chambre de
Plangon, qu’il trouva étendue sur son lit de repos, le
visage mat et blanc, les bras morts et pendants, dans
une attitude de découragement complet.
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Cela lui donna quelque espoir ; il se dit : « Elle
souffre, elle m’aime donc encore ? » Il s’avança vers
elle et s’agenouilla à côté du lit. Plangon, qui ne l’avait
pas entendu entrer, fit un geste de brusque surprise en le
voyant, et se leva à demi comme pour sortir ; mais, ses
forces la trahissant, elle se recoucha, ferma les yeux et
ne donna plus signe d’existence.
« Ô ma vie ! ô mes belles amours ! que vous ai-je
donc fait pour que vous me repoussiez ainsi ? » Et en
disant cela Ctésias baisait ses bras froids et ses belles
mains, qu’il inondait de tièdes larmes. Plangon le
laissait faire, comme si elle n’eût pas daigné
s’apercevoir de sa présence.
« Plangon ! ma chère, ma belle Plangon ! si vous ne
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voulez pas que je meure, rendez-moi vos bonnes grâces,
aimez-moi comme autrefois. Je te jure, ô Plangon ! que
je me tuerai à tes pieds si tu ne me relèves pas avec une
douce parole, un sourire ou un baiser. Comment faut-il
acheter mon pardon, implacable ? Je suis riche ; je te
donnerai des vases ciselés, des robes de pourpre teintes
deux fois, des esclaves noirs et blancs, des colliers d’or,
des unions de perles. Parle ; comment puis-je expier
une faute que je n’ai pas commise ?
-Je ne veux rien de tout cela ; apporte-moi la chaîne
d’or de Bacchide de Samos, dit Plangon avec une
amertume inexprimable, et je te rendrai mon amour. »
Ayant dit ces mots, elle se laissa glisser sur ses
pieds, traversa la chambre et disparut derrière un rideau
comme une blanche vision.
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MessageSujet: Re: Théophile Gautier. (1811-1872) La Chaîne D’Or. Ou L’Amant Partagé.    Théophile Gautier. (1811-1872) La Chaîne D’Or.  Ou L’Amant Partagé.  - Page 4 Icon_minitimeSam 27 Juil - 22:43

La chaîne de Bacchide la Samienne n’était pas,
comme l’on pourrait se l’imaginer, un simple collier
faisant deux ou trois fois le tour du cou, et précieux par
l’élégance et la perfection du travail ; c’était une
véritable chaîne, aussi grosse que celle dont on attache
les prisonniers condamnés au travail des mines, de
plusieurs coudées de long et de l’or le plus pur.
Bacchide ajoutait tous les mois quelques anneaux à
cette chaîne ; quand elle avait dépouillé quelque roi de
l’Asie Mineure, quelque grand seigneur persan, quelque
riche propriétaire athénien, elle faisait fondre l’or
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MessageSujet: Re: Théophile Gautier. (1811-1872) La Chaîne D’Or. Ou L’Amant Partagé.    Théophile Gautier. (1811-1872) La Chaîne D’Or.  Ou L’Amant Partagé.  - Page 4 Icon_minitimeSam 27 Juil - 22:44

qu’elle en avait reçu et allongeait sa précieuse chaîne.
Cette chaîne doit servir à la faire vivre quand elle
sera devenue vieille, et que les amants, effrayés d’une
ride naissante, d’un cheveu blanc mêlé dans une noire
tresse, iront porter leurs voeux et leurs sesterces chez
quelque hétaïre moins célèbre, mais plus jeune et plus
fraîche. Prévoyante fourmi, Bacchide, à travers sa folle
vie de courtisane, tout en chantant comme les rauques
cigales, pense que l’hiver doit venir et se ramasse des
grains d’or pour la mauvaise saison. Elle sait bien que
les amants, qui récitent aujourd’hui des vers hexamètres
et pentamètres devant son portique, la feraient jeter
dehors et pelauder à grand renfort de coups de fourche
par leurs esclaves si, vieillie et courbée par la misère,
elle allait supplier leur seuil et embrasser le coin de leur
autel domestique. Mais avec sa chaîne, dont elle
détachera tous les ans un certain nombre d’anneaux,
elle vivra libre, obscure et paisible dans quelque bourg
ignoré, et s’éteindra doucement, en laissant de quoi
payer d’honorables funérailles et fonder quelque
chapelle à Vénus protectrice. Telles étaient les sages
précautions que Bacchide l’hétaïre avait cru devoir
prendre contre la misère future et le dénuement des
dernières années ; car une courtisane n’a pas d’enfants,
pas de parents, pas d’amis, rien qui se rattache à elle, et
il faut en quelque sorte qu’elle se ferme les yeux à elle-
même.
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MessageSujet: Re: Théophile Gautier. (1811-1872) La Chaîne D’Or. Ou L’Amant Partagé.    Théophile Gautier. (1811-1872) La Chaîne D’Or.  Ou L’Amant Partagé.  - Page 4 Icon_minitimeSam 27 Juil - 22:44

Demander la chaîne de Bacchide, c’était demander
quelque chose d’aussi impossible que d’apporter la mer
dans un crible ; autant eût valu exiger une pomme d’or
du jardin des Hespérides. La vindicative Plangon le
savait bien ; comment, en effet, penser que Bacchide
pût se dessaisir, en faveur d’une rivale, du fruit des
épargnes de toute sa vie, de son trésor unique, de sa
seule ressource pour les temps contraires ? Aussi était-
ce bien un congé définitif que Plangon avait donné à
notre enfant, et comptait-elle bien ne le revoir jamais.
Cependant Ctésias ne se consolait pas de la perte de
Plangon. Toutes ses tentatives pour la rejoindre et lui
parler avaient été inutiles, et il ne pouvait s’empêcher
d’errer comme une ombre autour de la maison, malgré
les quolibets dont les esclaves l’accablaient et les
amphores d’eau sale qu’ils lui versaient sur la tête en
manière de dérision.
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Demander la chaîne de Bacchide, c’était demander
quelque chose d’aussi impossible que d’apporter la mer
dans un crible ; autant eût valu exiger une pomme d’or
du jardin des Hespérides. La vindicative Plangon le
savait bien ; comment, en effet, penser que Bacchide
pût se dessaisir, en faveur d’une rivale, du fruit des
épargnes de toute sa vie, de son trésor unique, de sa
seule ressource pour les temps contraires ? Aussi était-
ce bien un congé définitif que Plangon avait donné à
notre enfant, et comptait-elle bien ne le revoir jamais.
Cependant Ctésias ne se consolait pas de la perte de
Plangon. Toutes ses tentatives pour la rejoindre et lui
parler avaient été inutiles, et il ne pouvait s’empêcher
d’errer comme une ombre autour de la maison, malgré
les quolibets dont les esclaves l’accablaient et les
amphores d’eau sale qu’ils lui versaient sur la tête en
manière de dérision.
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MessageSujet: Re: Théophile Gautier. (1811-1872) La Chaîne D’Or. Ou L’Amant Partagé.    Théophile Gautier. (1811-1872) La Chaîne D’Or.  Ou L’Amant Partagé.  - Page 4 Icon_minitimeSam 27 Juil - 22:58



Enfin il résolut de tenter un effort suprême ; il
descendit vers le Pirée et vit une trirème qui appareillait
pour Samos ; il appela le patron et lui demanda s’il ne
pouvait le prendre à son bord. Le patron, touché de sa
bonne mine et encore plus des trois pièces d’or qu’il lui
glissa dans la main, accéda facilement à sa demande.
On leva l’ancre, les rameurs, nus et frottés d’huile,
se courbèrent sur leurs bancs, et la nef s’ébranla. C’était
une belle nef nommée l’Argo ; elle était construite en
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bois de cèdre, qui ne pourrit jamais. Le grand mât avait
été taillé dans un pin du mont Ida ; il portait deux
grandes voiles en lin d’Égypte, l’une carrée et l’autre
triangulaire ; toute la coque était peinte à l’encaustique,
et sur le bordage on avait représenté au vif des néréides
et des tritons jouant ensemble. C’était l’ouvrage d’un
peintre devenu bien célèbre depuis, et qui avait débuté
par barbouiller des navires.
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Les curieux venaient souvent examiner le bordage
de l’Argo pour comparer les chefs-d’oeuvre du maître à
ses commencements ; mais, quoique Ctésias fût un
grand amateur de peinture et qu’il se plût à former des
cabinets, il ne jeta pas seulement ses yeux sur les
peintures de l’Argo. Il n’ignorait pourtant pas cette
particularité, mais il n’avait plus de place dans le
cerveau que pour une idée, et tout ce qui n’était pas
Plangon n’existait pas pour lui.
L’eau bleue, coupée et blanchie par les rames, filait
écumeuse sur les flancs polis de la trirème. Les
silhouettes vaporeuses de quelques îles se dessinaient
dans le lointain et fuyaient bien vite derrière le navire ;
le vent se leva, l’on haussa la voile, qui palpita
incertaine quelques instants et finit par se gonfler et
s’arrondir comme un sein plein de lait ; les rameurs
haletants se mirent à l’ombre sous leurs bancs, et il ne
resta sur le pont que deux matelots, le pilote et Ctésias,
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qui était assis au pied du mât, tenant sous son bras une
petite cassette où il y avait trois bourses d’or et deux
poignards affilés tout de neuf, sa seule ressource et son
dernier recours s’il ne réussissait pas dans sa tentative
désespérée.
Voici ce que l’enfant voulait faire : il voulait aller se
jeter aux pieds de Bacchide, baigner de larmes ses
belles mains, et la supplier, par tous les dieux du ciel et
de l’enfer, par l’amour qu’elle avait pour lui, par pitié
pour sa vieille mère que sa mort pousserait au tombeau,
par tout ce que l’éloquence de la passion pourrait
évoquer de touchant et de persuasif, de lui donner la
chaîne d’or que Plangon demandait comme une
condition fatale de sa réconciliation avec lui.
Vous voyez bien que Ctésias de Colophon avait
complètement perdu la tête. Cependant toute sa destinée
pendait au fil fragile de cet espoir ; cette tentative
manquée, il ne lui restait plus qu’à ouvrir, avec le plus
aigu de ses deux poignards, une bouche vermeille sur sa
blanche poitrine pour le froid baiser de la Parque.
Pendant que l’enfant colophonien pensait à toutes
ces choses, le navire filait toujours, de plus en plus
rapide, et les derniers reflets du soleil couchant jouaient
encore sur l’airain poli des boucliers suspendus à la
poupe, lorsque le pilote cria : « Terre ! terre ! »
L’on était arrivé à Samos.
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