Chapitre III. Que le naturel n'est suffisant à celui qui en poésie veut faire
oeuvre digne de l'immortalité.
Mais pour ce qu'en toutes langues y en a de bons et de mauvais, je ne veux pas,
lecteur, que sans élection et jugement tu te prennes au premier venu. Il
vaudrait beaucoup mieux écrire sans imitation, que ressembler à un mauvais
auteur; vu même que c'est chose accordée entre les plus savants, le naturel
faire plus sans la doctrine, que la doctrine sans le naturel; toutefois d'autant
que l'amplification de notre langue (qui est ce que je traite) ne se peut faire
sans doctrine et sans érudition, je veux bien avertir ceux qui aspirent à cette
gloire d'imiter les bons auteurs grecs et romains, voire bien italiens,
espagnols et autres; ou du tout n'écrire point, sinon à soi comme on dit, et à
ses Muses. Qu'on ne m'allègue point ici quelques-uns des nôtres, qui sans
doctrine, à tout le moins non autre que médiocre, ont acquis grand bruit en
notre vulgaire. Ceux qui admirent volontiers les petites choses, et déprisent ce
qui excède leur jugement, en feront tels cas qu'ils voudront; mais je sais bien
que les savants ne les mettront en autre rang que de ceux qui parlent bien
français, et qui ont (comme disait Cicéron des anciens auteurs romains) bon
esprit, mais bien peu d'artifice. Qu'on ne m'allègue point aussi que les poètes
naissent, car cela s'entend de cette ardeur et allégresse d'esprit qui
naturellement excite les poètes, et sans laquelle toute doctrine leur serait
manque et inutile. Certainement ce serait chose trop facile, et pourtant
contemptible, se faire éternel par renommée, si la félicité de nature donnée
même aux plus indoctes était suffisante pour faire chose digne de l'immortalité.
Qui veut voler par les mains et bouches des hommes, doit longuement demeurer en
sa chambre; et qui désire vivre en la mémoire de la postérité, doit, comme mort
en soi-même, suer et trembler maintes fois, et, autant que nos poètes courtisans
boivent, mangent et dorment à leur aise, endurer de faim, de soif et de longues
vigiles. Ce sont les ailes dont les écrits des hommes volent au ciel. Mais afin
que je retourne au commencement de ce propos, regarde notre imitateur
premièrement ceux qu'il voudra imiter, et ce qu'en eux il pourra, et qui se doit
imiter, pour ne faire comme ceux, qui voulant apparaître semblables à quelque
grand seigneur, imiteront plutôt un petit geste et façon de faire vicieuse de
lui, que ses vertus et bonnes grâces. Avant toutes choses, faut qu'il y ait ce
jugement de connaître ses forces, et tenter combien ses épaules peuvent porter;
qu'il sonde diligemment son naturel, et se compose à l'imitation de celui dont
il se sentira approcher de plus près, autrement son imitation ressemblerait à
celle du singe.